Stanislas Frenkiel : « En 1958, le foot a pris de l’avance sur la politique »

Publié le 27 avril 2021 - Bruno Colombari

Auteur de France-Algérie, l’Histoire en partage, Stanislas Frenkiel s’explique sur sa démarche originale, son travail d’historien et la place des Algériens dans le football français et en équipe de France, des années 1930 à nos jours.

9 minutes de lecture

Maître de Conférences à la Faculté des Sports de l’Université d’Artois, Stanislas Frenkiel a soutenu en 2009 sa thèse de doctorat sur le sujet des joueurs algériens en France, avant de publier Une histoire des agents sportifs en France (CIES Editions, 2014). Artois Presses Université vient de sortir Le football des immigrés, France-Algérie, l’Histoire en partage.

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Depuis votre thèse soutenue en 2009, quel a été le cheminement jusqu’à la parution de ce livre ?

Comme beaucoup de personnes qui travaillent de manière passionnée sur un sujet, une fois la thèse soutenue, j’ai eu besoin de tourner la page, d’autant que j’étais en recherche de poste à l’université. J’ai travaillé sur les Camerounais en Europe, sur l’histoire des agents sportifs en France. Et en 2018, à la faveur d’une recherche que je menais sur l’histoire des sportifs roubaisiens, où j’ai pu rencontrer de nouveaux joueurs algériens, toutes générations confondues, il m’a semblé important de retravailler le manuscrit de ma thèse, intégralement. Je l’ai allégée et approfondie avec ces entretiens complémentaires.

J’ai été bien soutenue par Artois Presses Université, ce qui m’a permis de faire un livre accessible autant aux universitaires qu’au grand public. J’espère que ça transpire en peu avec les portraits et les illustrations. Même quand j’ai commencé ma recherche, en Algérie et en France, j’avais l’espoir d’en faire un livre. Ça a mis plus de dix ans, mais je suis vraiment heureux du résultat. Je voulais mettre au jour ces destins d’immigrés méconnus, mais qui appartiennent et à une élite sportive indéniable. Dans les années cinquante, ils étaient une bonne trentaine qui jouaient en première et deuxième division. Le livre est une version améliorée de la thèse qui allait de 1954 à 2001, alors que le livre va des années 1930 à nos jours. Le livre est plus complet.


 

« Le contexte est politiquement très orienté, il y a des jeux de masques en permanence. »

La soixantaine d’entretiens que vous avez réalisé irrigue le contenu de votre récit en tant que source, mais n’affleure finalement qu’assez peu, ce qui peut être frustrant pour le lecteur. Pourquoi ce choix ?

C’est toute la difficulté d’avance dans l’analyse et donner la parole aux acteurs et témoins interrogés. J’avais retranscrit intégralement tous les entretiens. Un éditeur ne vous autorise pas forcément à faire des livres avec cinq cents citations de quinze lignes. Ça n’empêche pas d’imaginer plus tard de faire un livre avec les entretiens et les notices biographiques qui sont en annexe de ma thèse. Tout est déjà écrit, ça me demanderait beaucoup moins d’efforts. J’ai quand même mis quelques extraits, ainsi que des portraits-contrepoint, avec la femme d’un joueur, des entraîneurs… Ça donne un peu de recul. Un livre est toujours perfectible, mais il fait déjà trois cents pages.

Quand évoquez Rabah Madjer, il y a quelques lignes, assez peu, où il parle lui, mais vous êtes allé chercher les sources chez les joueurs eux-mêmes, et une grande partie des éléments biographiques que vous avez récoltés doit venir des joueurs eux-mêmes…

Tout à fait. Il y a quand même des sources écrites : la presse généraliste et sportive française et algérienne, et surtout la presse de l’amicale des Algériens en Europe. Mais c’est compliqué de faire cette recherche. J’ai découvert sur le tard que je pouvais consulter les archives de la FIFA, et notamment la correspondance avec la FAF (Fédération algérienne de football), mais là aussi ça pourrait faire l’objet d’un ouvrage, où je revisiterais ce travail à travers les archives FIFA. C’est la difficulté de la source orale, d’autant plus quand le contexte est politiquement très orienté, où il y a des jeux de masques en permanence, on doit faire preuve d’un patriotisme sans faille alors qu’on habite en France depuis trente ans…


 

Votre livre permet de mettre en avant des biographies peu connues, comme celles du gardien Abderrahmane Ibrir, arrêté à El Biar et torturé en janvier 1957 par l’armée française… Avant de commencer le livre, avez-vous fait un travail préparatoire pour définir quels étaient les joueurs qui avaient été impliqués dans la guerre d’Algérie, ou l’avez-vous découvert au fur et à mesure ?

C’est une bonne question. Il a fallu reconstituer le corpus théorique, c’est à dire la liste quasi-totale des footballeurs algériens issus de familles musulmanes qui ont joué dans les clubs français de première et deuxième division. C’est ça qui a été le plus dur pour commencer. Il a fallu étudier les compositions d’équipes en début de saison, dans les collections de France Football, en y allant un peu à l’intuition. Pour ce qui concerne l’équipe du FLN, qui était un peu plus connue, Ibrir était un nom qui ressortait. J’ai interrogé son petit frère Smaïn car Abderrahmane était déjà décédé.

« C’est une équipe secrète, une équipe complexe, où il y a des clans entre la première et la quatrième vague. »

Finalement, j’ai réussi à retrouver la quasi-totalité des survivants de l’équipe du FLN, contrairement aux trois autres auteurs qui ont écrit sur cette équipe et dont les ouvrages sont partiels car coupés de certaines sources orales. C’est une équipe secrète, une équipe complexe, où il y a des clans entre la première et la quatrième vague. J’ai retrouvé Rachid Mekhloufi, le fils de Kader Firoud, et bien sûr Mahi Kehnanne, dont l’attitude a été très ambiguë pendant ces quatre années d’épopée de l’équipe du FLN. Avec lui, on fait tout l’entretien, et à aucun moment il ne me parle de l’équipe du FLN. Il a été international très tard, en 1961, donc il a clairement choisi son camp, celui de l’équipe de France.

L’attitude de la FFF pendant et après la guerre d’Algérie a beaucoup évolué, puisqu’après avoir appuyé la FIFA dans l’interdiction de rencontrer l’équipe du FLN, elle facilite l’entrée de l’Algérie dans la FIFA en décembre 1962. Comment expliquer ce revirement ?

La lettre de recommandation de Pierre Delaunay parraine l’arrivée de la FAF à la FIFA, pour moi c’est l’envie de vite tourner la page et passer à autre chose. En 1958, il y a eu le choc des départs, avec des clubs qui ont été éventrés comme Monaco qui perd cinq joueurs. Cette fuite dure jusqu’en 1960 avec quatre vagues de départ un peu incontrôlables. Le foot prend de l’avance sur la politique. Alors on tourne la page, dans un contexte de Guerre froide, on essaie de tisser des relations correctes, de nouvelles collaborations sportives. En 1962, les anciens cadres de la Ligue d’Alger de football restent quelques mois en Algérie pour assurer la transition.

Ça aussi c’est un sujet qui m’intéresserait vraiment, c’est de retrouver leurs descendants, et comment le mouvement des rapatriés s’est reconstitué en France dans les années 1960, dans le traumatisme de l’exode.

Yvan Gastaut a dit que « l’équipe de France joue un rôle de médiateur entre les communautés qui s’y identifient et la nation française ». Est-ce toujours le cas selon vous ?

Ce rôle de médiateur est d’autant plus présent que la France est une équipe qui gagne. Elle est composée de joueurs issus de nombreuses origines. Elle est à la fois un symbole d’unité nationale et un vecteur de la construction imaginaire de la communauté nationale. Ça semble encore plus effectif au moment des grandes compétitions internationales, où une nation, il faut quand même le dire, assez fracturée, peut se rassembler derrière sa sélection. Ce n’est pas propre à la France. Dans un monde connecté, où les appartenances peuvent être multiples, il y a de plus en plus d’expression de l’altérité, même dans des pays africains où il était inconcevable de revendiquer ça face à un unanimisme national étatique… Aujourd’hui on peut faire le Hirak, faire des manifestations populaires.

« En 1975, Rachid Mekhloufi a remplacé tous ses joueurs civils par son équipe militaire. »


 

En septembre 1975, l’Algérie militaire bat l’équipe de France amateur de Platini en finale des Jeux méditerranéens. C’est le premier titre international pour l’Algérie, avec Rachid Mekhloufi comme entraîneur… Quel est l’impact de ce titre dans l’histoire du foot algérien ?

On est en pleine Algérie socialiste avec Boumediene, une réforme agraire autoritaire. Rachid Mekhloufi, venu de l’équipe nationale militaire, a remplacé tous ses joueurs civils par son équipe militaire sauf Omar Betrouni, ce qui a fait une génération sacrifiée jusqu’à celle de Madjer, cinq ans plus tard. Dans cette finale contre la France, la Marseillaise n’est pas sifflée, il y a une victoire 3-2, c’est treize ans après l’Indépendance, une immense fierté nationale pour les Algériens, qui sortent très clairement du rôle de victime et qui battent une équipe brillante sur la scène internationale, surtout que la compétition a lieu à domicile.

Il y a eu deux rendez-vous manqués de peu entre la France et l’Algérie en Coupe du monde : en 1982, où l’Algérie aurait pu se retrouver à la place de l’Autriche au second tour, et en 2014, où l’Allemagne ne l’a battue qu’en prolongations avant de rencontrer la France en quarts. Une rencontre en compétition sur terrain neutre n’est-elle pas ce qu’il y aurait de mieux ?

C’est ça le drame de ces relations franco-algériennes depuis soixante ans : le France-Algérie 2001, c’est le match de l’impossible réconciliation. Ça ne peut pas bien se passer. Cette impossible réconciliation est alimentée par plein de facteurs en France et en Algérie. Ici, avec parfois à juste titre avec le sentiment d’injustice et de discrimination, les problèmes d’accès au transport, au logement, au travail, aux loisirs, d’une partie de la société française, sans oublier l’extrême-droite et ce raidissement identitaire, cette crispation, cette remontée de l’islamophobie.

En Algérie, avec cette guerre qui est habilement utilisée par le pouvoir, qui se revendique de l’héritage de la lutte anticoloniale pour mieux assoir son autorité et faire face aux mouvements de dissidence interne comme le Hirak. Plus des trois quarts de la population n’a pas connu la période coloniale. La jeunesse urbanisée a envie de tourner la page, de liberté, de voyager. Les récentes déclarations du gouvernement algérien qui rappellent les mauvais souvenirs sont incroyables, au moment où un pas est en train de se faire concrètement avec le rapport Stora. Comment construire un avenir commun avec de tels blocages ?

« J’ose espérer qu’un match sur terrain neutre ou en Algérie pourrait se passer dans de bonnes conditions. »

Ce qui s’est passé avec le France-Algérie 2001, c’est aussi cette jeunesse immigrée qui avait envie d’être reconnue en sifflant la Marseillaise, reconnue en Algérie et en France. C’est vraiment complexe. J’ose espérer qu’un match sur terrain neutre ou en Algérie pourrait se passer dans de bonnes conditions, mais on a besoin de symboles, de manifestations sportives ou culturelles qui se passent bien.

Noël Le Graët parle depuis quelques temps d’un amical Algérie-France à court terme. Indépendamment de la crise sanitaire, ce projet-là qui ferait se rencontrer le champion du monde et le champion d’Afrique vous semble-t-il souhaitable ?

C’est une question de volonté politique notamment avec le nouveau président de la FAF. Souhaitable, évidemment. Car le temps passe, les joueurs se connaissent très bien, il y a des amitiés entre eux puisque les joueurs de l’équipe d’Algérie sont pour les trois quarts des binationaux qui sont passés par les centres de formation français et qui évoluent dans les plus grands championnats européens. Ça pourrait faire un très beau symbole de paix et de fraternité à laquelle aspirent la plupart des Algériens et des Français.


 

Une figure contemporaine est absente, alors qu’elle est l’éléphant au milieu de la pièce dans l’histoire de l’équipe de France : Karim Benzema. Son cas n’est-il pas l’envers de la médaille dont Zidane serait l’endroit ?

Je ne sais pas s’il faut les opposer dans la mesure où ils sont très proches et travaillent ensemble depuis de nombreuses années. C’est intéressant ce que vous dites sur la figure de l’immigré et de ce qu’on peut attendre d’un immigré. Autant Zidane a un parcours assez lisse, vie de famille tranquille, marié à une Française, une brillante carrière avec des titres, autant avec Benzema on est revenu dans un contexte beaucoup plus tendu, moins brillant avec l’équipe de France, et où la question religieuse s’affirme. Le pompon, c’est son implication dans une affaire judiciaire.

« Benzema a réveillé des stéréotypes coloniaux datant des années 1930. »

Je parle très peu de Benzema et de Zidane, car je me suis plutôt intéressé aux joueurs qui ont rejoint l’équipe nationale algérienne. Il y a eu un moment raté pour Zidane, il avait fait des tests pour jouer en équipe nationale junior algérienne, mais on l’avait trouvé trop lent. Depuis trente ans, les questions sociales se sont effacées derrière des enjeux religieux. Benzema, multimillionnaire du foot et impliqué dans une affaire judiciaire, réveille des stéréotypes coloniaux datant des années 1930, où l’Arabe était la figure du traître. Alors que que Zidane, on lui pardonne ses cartons rouges et son caractère sanguin parce qu’il défend sa famille. Mais on pardonne beaucoup moins à Benzema.

L’entrée de Jamel Sandjak dans le comité exécutif de la FFF en mars dernier - et donc successeur possible de Noël Le Graët - marque-t-elle une rupture avec l’absence de personnalités d’origine algérienne dans les dirigeants du football français ?

Sandjak n’a jamais répondu à mes demandes de rendez-vous, malgré plusieurs relances. J’ai rencontré son petit frère qui a été pro. Mais je suis de très loin cette histoire de comité exécutif de la FFF. Ce qui est flagrant, c’est une absence de diversité dans le monde du sport de haut niveau. Le pouvoir est aux hommes blancs. Dès qu’on sort du terrain, le blanc prend le dessus. C’est incroyable ce niveau d’évincement des différences, qu’il y ait eu autant de joueurs d’Afrique noire et Nord-Africains, alors qu’aucun ne se retrouve dans le staff des grandes sélections, dans les clubs d’élite, au sein même de l’UNFP et de l’UNECATEF. Où se trouvent les parcours différents ? Il n’y a que des hommes blancs au pouvoir. Le sport est déterminé par des enjeux sociaux très forts, c’est un fief de la masculinité, conservateur, qui se protège.

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