On vous parle d’un temps que les moins de cent ans ne peuvent pas connaître. A cette époque, il y avait le Royaume Uni et les autres. Les Britanniques avaient inventé le football, établi ses règles, créé leurs clubs et leurs compétitions, construit leurs stades où se massait un public considérable.
Trente ans de retard
Le continent européen accusait une bonne trentaine d’années de retard, mais le jeu commençait à se développer, en grande partie grâce aux sujets de Sa Majesté qui le diffusaient sur leur terre d’exil. En Scandinavie, en Europe centrale puis en France, se créaient les clubs, les compétitions, les équipes régionales puis nationales et enfin les fédérations. Celles-ci se regroupèrent en 1904 pour fonder la FIFA.
Le football britannique a longtemps vécu dans une totale autarcie. Après s’être fait longtemps prier, la FA accepte de rejoindre la FIFA en juin 1906 puis d’envoyer une équipe nationale sur le continent. Ce sont toutefois les joueurs amateurs qui font le voyage, le Royaume préférant préserver ses professionnels pour le championnat local et le British Home Championship qui oppose l’équipe anglaise aux trois autres sélections britanniques (Ecosse, Pays de Galles et Irlande).
C’est pourquoi ce premier France-Angleterre disputé au Parc des Princes le 1er novembre 1906 ne figure pas dans la liste des matchs internationaux établie par la FA. Cette équipe amateur a été montée pour l’occasion et cela suffit amplement, les amateurs britanniques de l’époque étant largement supérieurs à tout ce qui se fait sur le continent.
Les Français voient rouge
Ce onze anglais qui débarque au Parc a fière allure. Il compte quelques noms fameux, parmi lesquels le grand Vivian Woodward, 26 ans, vedette de Tottenham Hotspur. D’autres full internationals fréquemment appelés à jouer avec les pros dans la “vraie” équipe d’Angleterre sont également présents, comme Herbert Smith (Derby County), Harold Hardman (Everton), Robert Hawkes (Luton Town) et deux attaquants du Corinthian FC, Samuel Day et Stanley Harris.
L’équipe de France a déjà eu l’occasion de se mesurer à des équipes anglaises en tournée, notamment Southampton et Corinthian FC, dont les scores infligés parlent d’eux-mêmes : 6-1 puis 11-4. On se demande si son premier rendez-vous avec l’équipe d’Angleterre vient au bon moment, alors qu’elle vient d’essuyer deux revers conséquents (0-7 à Bruxelles, 0-5 à Saint-Cloud) face à son rival belge.
Parmi les joueurs de l’équipe de France, quatre font leur première apparition contre les Anglais : le gardien Zacharie Baton, de Lille, dont on dit qu’il a le patronyme parfait pour se faire battre, l’attaquant Jules Verbrugge de l’US Française et les attaquants roubaisien Émile Sartorius et André François. Deux joueurs sont présents depuis le premier match de 1904, les attaquants Marius Royet et Gaston Cyprès sans oublier Fernand Canelle qui n’a manqué qu’un seul match. Le capitaine est le Racingman Pierre Allemane.
Alors que l’équipe anglaise joue en blanc, les joueurs français adoptent un maillot rouge. Sous une fine pluie parisienne, les Français voient leurs homologues s’emparer du ballon et envoyer des tirs par rafale vers la cage de Baton. Toutefois, rien ne rentre dans les quinze premières minutes, soit parce que le ballon passe à côté ou qu’il frappe les montants, soit parce que Baton est sur la trajectoire. Mais à la quinzième minute, Stanley Harris parvient à battre le gardien français “par un shoot au coin du poteau” selon L’Auto. Le capitaine du Corinthian FC fait ensuite parler sa classe en ajoutant un autre but trois minutes plus tard.
Le fair-play de Woodward
Malgré un écart de classe assez important, le score reste à 2-0 jusqu’à l’approche de la mi-temps. Woodward marque le troisième but à la 39e minute en glissant un ballon entre les jambes de Baton. Puis Sammy Day, autre joueur du Corinthian FC, porte le score à 4-0 avant que Harris ne glisse un cinquième but avant la pause. Le journal L’Auto avait pronostiqué une victoire 12-1 des Anglais.
Au tout début de la seconde période, l’attaquant français Marius Royet parvient à s’approcher du but et à tirer. Mais le gardien anglais Ernest Proud arrête sans difficulté. Royet et François se précipitent pour charger le gardien mais celui-ci, très calmement, envoie du pied le ballon au-dessus des deux attaquants français. Ce sera le seul ballon touché par le gardien anglais.
Ensuite, le capitaine Stanley Harris inscrit ce que les Anglais appellent un hat-trick, trois buts consécutifs. A l’heure de jeu, le score est à 8-0. Woodward réalise à son tour un hat-trick en une dizaine de minutes. Le joueur de Tottenham a même l’occasion de marquer sur un penalty, que l’arbitre belge Alex Guillon a accordé pour une faute de main de Fernand Canelle. Mais la faute étant peu évidente, la vedette anglaise a volontairement tiré à côté. Le public parisien découvre ou redécouvre alors le terme de fair-play.
Dans le dernier quart d’heure, Sammy Day, décidément dans un bon jour, se charge du douzième but. Le treizième est signé James Raine, joueur de Newcastle, appelé au dernier moment pour pallier un forfait. Harris inscrit ensuite son septième but de l’après-midi. Puis, alors que le public commence à se lever pour aller rejoindre la station de tramway, le score est conclu par le demi Percy Farnfield, dont l’histoire a retenu qu’il fut avant tout un joueur de cricket.
Cette adresse mécanique
L’arbitre belge siffle la fin du match. 15-0, le compte est bon. C’est alors la pire raclée de l’équipe de France dans sa jeune histoire. Le public est aussi ébloui par le jeu des Anglais que dépité par la détresse des joueurs français.
“Les Anglais ont joué comme il convient, c’est à dire superbement, écrira Ernest Weber dans L’Auto du lendemain. Nous avons revu ces passes précises qui semblent cependant faites au hasard. Nous avons retrouvé cette adresse mécanique qui paraît si naturelle, si simple. Nous avons enfin éprouvé le même sentiment d’admiration que lors des précédentes exhibitions des grandes équipes anglaises, Corinthian FC et Southampton.”
Il en faudra du temps encore pour que l’équipe de France fasse jeu égal avec les Anglais : 0-12 en 1908 à Londres, 0-11 en 1908 à Chantilly, 1-10 en 1910 à Brighton… l’écart s’est amenuisé au fil des années, jusqu’à la victoire historique du 5 mai 1921 à Pershing. Depuis ce jour, l’Angleterre ne néglige plus d’envoyer ses meilleurs joueurs pour affronter les Français.
Angleterre (amateur) bat France 15-0
Buts : Harris (15’), Harris (18’), Woodward (39’), Day (41’), Harris (43’), Harris (49’), Harris (51’), Harris (57’), Woodward (63’), Woodward (65’), Woodward (73’), Day (76’), Raine (80’), Harris (83’), Farnfield (87’).
France : Baton - Canelle, Moigneu - Wilkes, Allemane, Schubart - Sartorius, Royet, François, Cyprès, Verbrugge.
Angleterre : Proud - Milnes, Smith - McIver, Farnfield, Hawkes - Raine, Day, Woodward, Harris, Hardman.
Arbitre : Alex Guillon (Belgique).
1.500 spectateurs
Joueur | Âge | Poste | Sél./total | Club |
---|---|---|---|---|
Zacharie Baton | 20 ans | Gardien | 1/4 | Olympique Lillois |
Fernand Canelle | 24 ans | Défenseur | 4/6 | Club Français |
Henri Moigneu | 19 ans | Défenseur | 3/8 | US Tourcoing |
Charles Wilkes | 27 ans | Milieu | 3/4 | Le Havre |
Pierre Allemane (cap.) | 24 ans | Milieu | 3/7 | Racing Club de France |
Louis Schubart | 21 ans | Milieu | 2/3 | Olympique Lillois |
Emile Sartorius | 21 ans | Attaquant | 1/5 | RC Roubaix |
Marius Royet | 25 ans | Attaquant | 5/9 | US Parisienne |
André François | 21 ans | Attaquant | 1/6 | RC Roubaix |
Gaston Cyprès | 22 ans | Attaquant | 5/6 | CA Paris |
Jules Verbrugge | 20 ans | Attaquant | 1/4 | AS Française |