Les premiers Bleus : Ernest Tossier et Henri Guerre

Publié le 12 janvier 2024 - Pierre Cazal

Les deux défenseurs du Patronage Olier n’ont joué qu’une fois en sélection, en 1909, mais il faudra attendre 1992 pour que leurs noms apparaissent enfin dans la liste des internationaux. La faute à L’Auto et à des archives défaillantes.

Cet article fait partie de la série Les premiers Bleus
7 minutes de lecture

Il y a encore une trentaine d’années, Ernest Tossier et Henri Guerre étaient inconnus au bataillon, tant pour la FFF, dans ses annuaires, que pour toutes les autres publications statistiques, y compris les fameux Cahiers de l’Equipe qui, de 1953 à 1989 firent autorité – mais ça, c’était avant Internet et avant Chroniques Bleues !

Jusqu’en 1992, la paire d’arrières alignée à Bruxelles pour affronter les Belges en mai 1909 se composait officiellement de Gaston Brébion et André Sollier. Mais il se trouve que l’auteur de ces lignes, qui avait été chargé par la FFF de vérifier les données statistiques relatives à l’équipe de France, a déniché un beau jour de 1991 le seul compte-rendu du match, qui n’avait pas paru dans L’Auto, mais dans la revue intitulée Les Jeunes, organe des patronages, alors en responsabilité de l’équipe nationale comme expliqué dans l’article précédent, consacré au trio Barat-Julien-Tessier. Par chance, ce compte-rendu mentionne les compositions des équipes, et qu’y découvre-t-on ? Que les deux arrières ne s’appellent pas Brébion et Sollier, mais Tossier et Guerre.

Que s’était-il passé ? On ne le saura jamais vraiment. Mais l’analyse de ce dossier nous en apprend pas mal sur les procédures de sélection de l’époque. Le CFI, admis à la FIFA au poste laissé (bêtement) vacant par l’USFSA [1] assumait donc désormais la charge de composer l’équipe nationale. Pour ce faire, il avait mis sur pied un match dit « de sélection », classique (l’USFSA avait fait de même auparavant), opposant une équipe A à une équipe B, afin de jauger les prétendants à la sélection. A l’arrière de l’équipe A, figurait la paire Mauger-Sollier, et dans l’équipe B, la paire Brébion-Compérat.

Pas d’internationaux pour le Patronage Olier

Pas de Tossier, ni de Guerre, donc, parce que leur club, le Patronage Olier, refusait de mettre ses joueurs à la disposition de l’équipe nationale. Et pourquoi donc ? Parce que les dirigeants du club privilégiaient leur intérêt : le championnat de Paris, d’abord, de France ensuite (qui opposait les champions régionaux) et enfin le Trophée interfédéral, qui opposait les champions des différentes fédérations composant le CFI. Aucune disposition n’obligeait les clubs à céder leurs joueurs, contrairement au règlement en vigueur à la FIFA aujourd’hui.

Ernest Tossier debout à droite avec le Patronage Olier le 15 mai 1910 (photo agence Roa, BNF Gallica)

Le Patronage Olier (PO), champion de Paris, de France et vainqueur du Trophée 1908, puis 1910 était le seul club à jouer ainsi sa carte personnelle. Résultat : aucun joueur du PO dans le match de sélection, donc aucun sélectionné. Des joueurs de la qualité des frères Carlier, de Récamier, Laplace, n’ont donc jamais pu revêtir le maillot national, et si Eugène Maës, avant-centre du PO, l’a pu, ce fut parce qu’il changea de club, pour le Red Star, plus tard.

Gaston Brébion et André Sollier retenue contre la Belgique

Revenons à l’équipe de France de 1909 : c’est d’abord la paire Brébion-Sollier qui est retenue pour aller jouer à Bruxelles, c’est écrit dans L’Auto le 6 mai. C’est d’ailleurs elle qui figure dans les annuaires FFF avant 1992. Ce match, qui se joue à Bruxelles, n’intéresse pas les journalistes : nul n’ose le dire, mais chacun pense que le CFI n’est pas de force, que son équipe va se faire laminer, et c’est du reste ce qu’espèrent aussi les dirigeants de l’USFSA, vexés d’avoir dû laisser leur place à… l’ennemi.

Il faut vraiment fouiller pour trouver un entrefilet, le 9 mai, qui informe les lecteurs d’une modification : ce sera la paire Tossier-Sollier qui jouera à Bruxelles. Sans explication. Tossier, du PO, fait donc son apparition, ça veut dire que les dirigeants du PO se sont laissé fléchir. Le bref compte-rendu du match publié dans L’Auto ne mentionne pas les compositions des équipes ayant réellement joué, et c’est sans doute là la raison pour laquelle les annuaires de la FFF, qui ne publient les compositions des équipes de France qu’à partir des années 1930, donc a posterirori, sont fautifs : ceux qui les ont recherchées pour la période d’avant- guerre ont consulté, non des archives fédérales inexistantes, mais… L’Auto, tout simplement, seule source facilement consultable et estimée fiable. Et comme le quotidien sportif n’a donné que la composition prévue avant le match (Brebion-Sollier), que personne n’a fait attention au rectificatif mentionnant Tossier (3 lignes en haut de page), l’erreur s’est propagée, et on sait qu’une erreur, à partir du moment où elle est répétée cent fois, devient une vérité que plus personne ne discute…

  • Les Jeunes du 15 mai 1909 (BNF, Gallica)

La revue Les Jeunes avait la bonne composition

Personne, avant 1991, n’est donc allé chercher des informations dans l’obscure revue de la FGSPF, Les Jeunes : pourquoi se donner ce mal ? Tossier aurait pu protester… s’il avait consulté les annuaires fédéraux des années 1930, ainsi que les Almanachs, comme le très recherché petit livre vert de Rossini, car il aurait alors constaté que son nom était zappé. Mais cette sélection en équipe de France n’était sans doute pas un objet de fierté pour lui : la plupart des internationaux de la période amateur partageaient cette indifférence. Aucun prestige particulier n’était alors attaché à l’équipe de France : un match international était un match comme un autre, c’est-à-dire sans importance. On gagne tant mieux, on perd, qu’importe ? On passe au match suivant…

Cette indifférence, tant des joueurs eux-mêmes que des journalistes (peu soucieux d’exactitude : un joueur faux, qu’est-ce que ça fait ? Personne ne s’en apercevra) et des dirigeants (dresser des listes statistiques exactes était le moindre de leurs soucis !) explique que les noms de Tossier et de Guerre aient été zappés si longtemps ; mais il n’est jamais trop tard, et le virus de l’exactitude statistique, transmis par les publications anglo-saxonnes, a fini par gagner la France…

La défense Guerre-Tossier a tenu le choc à Bruxelles

La vérité enfin rétablie et fondée sur des sources écrites fiables, on remarquera donc que Henri Guerre, coéquipier d’Ernest Tossier au PO, qui n’était prévu ni le 6, ni le 9 mai, a lui aussi finalement dépanné : il faut croire que Charles Simon, qui présidait le CFI, et/ou René Chevalier, qui s’occupait de la sélection, ont su convaincre les dirigeants du PO, réticents, et sûrement aussi les joueurs, qui ont accepté justement peut-être parce qu’ils se connaissaient : c’est plus facile de jouer aux côtés d’un partenaire habituel qu’avec un inconnu.

En tous cas la défense, à Bruxelles, avec l’excellent Tessier dans les cages, a très bien tenu, jusqu’à 10 minutes de la fin : comme on peut le lire dans Les Jeunes, trois buts belges ont alourdi le score en raison de la fatigue de certains joueurs, qui ne sont pas nommés, pour les épargner. Tossier et Guerre en sont-ils ? Impossible de le savoir. Pour le match suivant, la paire Brébion-Sollier a été réinstallée, mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’une sanction pour Tossier et Guerre : simplement les dirigeants du PO n’ont pas voulu faire d’autre exception, et ils s’y sont tenus en 1910 et après. Aucun autre joueur du PO n’a figuré en équipe de France, le cas de Maës étant différent.

Le patronage Olier avait été fondé en 1895 par l’abbé Pitray, et il était attaché à la paroisse Saint-Sulpice, dans le 6e arrondissement ; une section football s’est ouverte en 1901 et a profité de terrains disponibles à Arcueil, à la Vache Noire… aujourd’hui un centre commercial ! Le club a accumulé les trophées au sein de la FGSPF et du CFI : trois titres nationaux (1908, 1910 et 1914) et deux interfédéraux (1908 et 1910) ; il a même disputé les premières Coupes de France en 1917 et 1918, sans y briller cependant.

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Qu’est-ce qu’une chronobiographie ?

Une mort prématurée à 39 ans, le 29 février 1924

Venons-en maintenant aux cas particuliers d’Ernest Tossier et d’Henri Guerre, et avouons qu’on sait bien peu de choses sur eux. Sur Guerre surtout, car il disparaît des radars dès 1910. Né le 23 février 1885 à Paris, il a sans doute fait partie des toutes premières équipes du PO, mais les journaux parlent si peu de lui ; tout juste disent-ils qu’il était « adroit et sûr » et « possédait un shoot long et dangereux », et qu’il « sauvait souvent son équipe de situations dangereuses ». Ce qui est très vague ! On sait aussi qu’il mesurait 1,67 m, qu’il a d’abord joué demi, avant de reculer en 1909 aux côtés de Tossier.

Quant à sa fiche militaire, elle nous apprend qu’il a collectionné les Croix de Guerre (forcément), et la Légion d’Honneur, affichant un caractère de meneur d’hommes fougueux, qui devait aussi s’exprimer sur un terrain de football. Je pense donc que c’était un leader défensif. Sa mort prématurée, le 29 février 1924, fut sans doute subite, quoiqu’on n’en connaisse pas la cause, car il venait d’être promu lieutenant de réserve le 4 février (à l’époque chaque soldat, quoique démobilisé et retourné à la vie civile, devait accomplir des périodes d’exercices militaires, qui n’ont pas servi à grand chose en 1940, mais c’est une autre affaire, et Henri Guerre devait être en forme alors…).

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Ernest Tossier, aquarelliste chez Arthus Bertrand

On en sait un petit peu plus sur Ernest Tossier. Plus jeune que Guerre (il était né le 20 juin 1888 à Vitry), il était d’un tout autre gabarit : 1,80 m, les épaules larges, ce costaud blond et barbu, athlète de force ( il lançait le disque à 34 mètres, ainsi que le poids) devait en imposer derrière ! Il « excelle dans l’art d’arrêter un dribbling ou d’intercepter une passe », a de « superbes coups de pieds de dégagement », traduction, il s’impose dans les duels et dégage puissamment le ballon de volée, ce qui, à l’époque, plaît au public (influence du rugby ?).

Et pourtant ce solide gaillard ne manque pas de finesse : il est dessinateur et aquarelliste pour la maison Arthus Bertrand, qui brode des insignes militaires, crée et frappe des médailles (et, aujourd’hui, s’est orientée vers la bijouterie) ! Tossier est le prototype de l’arrière dit « fixe » du 2-3-5, le « balayeur », et nul doute que si le PO avait fait preuve de plus d’altruisme en l’autorisant à disputer davantage de matchs pour l’équipe nationale, il aurait mérité plus que cette unique sélection de hasard contre la Belgique en 1909.

Mais dans les patronages, la discipline et l’esprit communautaire étaient plus grands que dans les clubs laïcs, la preuve en est que seul dans l’effectif du PO Eugène Maës a cédé aux sirènes du « racolage » en signant pour le Red Star, le club de Jules Rimet, qui n’était déjà plus totalement amateur, ce qui lui valut d’accumuler les sélections en équipe de France. Tossier, pour sa part, ne revendiqua rien, ne chercha pas la lumière, et si son coéquipier Henri Guerre se désintéressa assez rapidement du football, ce ne fut pas son cas, car Ernest Tossier, joua régulièrement non seulement jusqu’en 1914 mais encore après la guerre, jusqu’en 1921 au moins, et toujours fidèle à son patronage et à l’amateurisme intégral qui y régnait, et éloigna dans les années 1920 les patronages du haut niveau. On relève en mars 1921 ce compliment : « Toujours le grand joueur, le meilleur homme sur le terrain. »

Il est décédé, méconnu, le 19 décembre 1948 à Saint-Erme, dans l’Aisne.

Le seul match de Louis Guerre et d’Ernest Tossier avec l’équipe de France

Sel.GenreDateLieuAdversaireScoreTps JeuNotes
1 Amical 09/05/1909 Bruxelles Belgique 2-5 90

[1Rrappelons que le règlement de cette fédération, rédigé par l’USFSA elle-même, qui était fondatrice en 1904 stipulait qu’une seule et unique fédération était admise par pays, ce qui en 1904 éliminait… la FGSPF, fédération des patronages, et que ledit règlement s’est retourné contre son créateur en 1908, quand il a cru bon de démissionner !)

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