Ludovic Lestrelin : « Le football des clubs et celui des nations sont des continents qui se séparent et dérivent »

Publié le 29 septembre 2018 - Bruno Colombari

Coauteur du superbe Football des Nations, Ludovic Lestrelin est maître de conférences en Staps à l’université de Caen Normandie. Il nous parle de la relation complexe et changeante des Bleus avec leur public et de l’arrivée de la Ligue des nations.

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Le 9 septembre, après France-Pays-Bas, les Bleus ont communié avec leur public comme rarement dans l’histoire de la sélection. Que pensez-vous de cette session de rattrapage après le raté du 16 juillet, et quelles différences voyez-vous dans les deux moments ?

On peut inscrire cette célébration au Stade de France dans une temporalité plus longue, qui commence dès 2012, au moment où la FFF cherche à réagir au désamour du public et entreprend un travail de restauration de l’image des Bleus. La fête du 9 septembre illustre en quelque sorte ce contrôle sur la communication. En préparant minutieusement et avec suffisamment de temps, vous maîtrisez d’autant mieux ce que vous souhaitez faire passer comme message.

L’opération est de ce point de vue réussie. Il y a eu de belles images qui sont passées en boucle et qui sont venues effectivement compenser le raté du 16 juillet sur les Champs-Élysées et la place de la Concorde. Si l’on en croit les témoignages, c’est le politique qui a dicté le déroulement du retour des Bleus en France. Et la fête a été un peu ternie. Les joueurs eux-mêmes ont exprimé leur déception. Le car est passé très vite là où les gens avaient peut-être en tête les images de la fête en 1998 avec le bus des joueurs et du staff qui fend la foule...

« Depuis vingt ans, il y a moins d’insouciance et de spontanéité »

On peut dire 20 ans après que c’était peut-être dangereux, mais ce genre de défilé répond à certaines habitudes : l’équipe victorieuse vient célébrer le succès au plus près du public. Le 9 septembre, la FFF était le maître de cérémonie et elle a organisé les festivités devant une assistance payante dans un espace contrôlé et sécurisé. En tirant un peu la ficelle, on pourrait en conclure que c’est assez révélateur des changements qui se sont dessinés en France en l’espace de 20 ans. Il y a moins d’insouciance et de spontanéité.

Pendant la Coupe du monde, il y a eu un véritable engouement populaire autour des Bleus, comme à l’Euro 2016, alors même que les conditions de retransmission n’étaient pas favorables (limitation des fanzones, matchs l’après-midi). La fanzone n’est-elle pas une extension du stade sur le domaine public ?

Avec un collectif d’historiens et de sociologues baptisé « L’œil sur Moscou », nous avons suivi dans différentes régions françaises comment les Français s’étaient appropriés l’événement. Nous avons regardé les gens en train de regarder la coupe du monde. Nos observations ont fait l’objet de comptes-rendus mis en ligne sur un blog dédié.

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Ce que je peux dire de cette petite expérience collective, c’est que l’engouement populaire autour des Bleus a été long à se dessiner… À Caen, où j’ai mené mes observations, c’est monté très, très progressivement. Il y a eu un avant et un après France-Argentine. Mais c’est surtout avec la demi-finale que la bascule s’est véritablement opérée, qu’il y a eu des scènes de joie dans les rues.

J’ai auparavant suivi le deuxième match contre le Pérou depuis un parc public où avait été installé un écran géant, dispositif qui a été reconduit par la suite, avec des mesures de sécurité draconiennes (lire France-Pérou : N’Golo, va mon chou). Ce qui m’a marqué ce jour-là, c’était la jeunesse de la foule et la présence de nombreuses jeunes femmes. En termes d’ambiance, c’était assez feutré, avec beaucoup d’humour et de distance ironique vis-à-vis du match.

Les places publiques équipées d’un écran géant se sont banalisées, au même titre que les bars et les pubs qui diffusent des rencontres. Ce sont des façons de consommer médiatiquement le spectacle du football qui viennent s’articuler au suivi au stade, sur les lieux mêmes de l’événement. Il y a donc de nos jours une multiplication des espaces de sociabilité sportive. Dans tous les cas, ce sont des lieux d’interaction sociale et verbale. Le langage y tient un rôle fondamental, à travers les discussions mais aussi les commentaires, les bons mots lancés à l’assistance pour rire et faire rire.

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La mise en place d’une nouvelle compétition, la Ligue des Nations, à la place des matchs amicaux, est-elle une façon de protéger les sélections nationales des exigences des clubs, ou d’entrer dans une logique de concurrence avec ceux-ci ?

Cela me paraît avant tout une tentative de générer de nouveaux revenus pour l’UEFA et les fédérations nationales… Je doute fortement que le public accroche à la Ligue des Nations. Le football de clubs et le football des sélections nationales sont dans une logique de concurrence qui n’a fait que se renforcer depuis les années 1990. Les grands clubs européens sont désormais tellement puissants que l’UEFA se fixe pour principale tâche de ne surtout pas les brusquer.

« Le football se disloque et des intérêts de plus en divergents apparaissent »

Le football des clubs et le football des nations sont un peu comme des continents qui se séparent et dérivent… Le football se disloque et des intérêts de plus en divergents apparaissent, à différents niveaux. Dans les championnats européens, il y a maintenant les quelques clubs qui écrasent tout, et les autres. Dans certains pays, il y a encore plusieurs équipes qui peuvent se mêler à la lutte pour le titre, mais ce n’est pas toujours le cas. On ne se demande déjà plus si le PSG sera sacré champion de France mais à quel moment il le sera dans la saison... Il y a un championnat national à plusieurs vitesses.

Idem au niveau européen. Il y a la Ligue des Champions d’un côté et l’Europa League de l’autre, qui quoi qu’on en dise est le parent pauvre du foot européen. Au sein de la Ligue des champions, il y a ceux qui passent systématiquement les poules et qui se retrouvent dans le dernier carré, avec de temps en temps une surprise certes… Mais voilà que l’UEFA va créer une troisième coupe d’Europe pour les clubs de l’Est. On accentue le séparatisme.

La Ligue des Nations repose quant à elle sur un système de poules où il y a les grandes sélections et les petites... C’est un exemple de plus de la fragmentation en cours. Les instances du football ont soit créé soit laissé se développer des footballs à plusieurs vitesses.

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Le retour de balancier des binationaux (cas des internationaux français dans les équipes de jeunes, comme Mbaye Niang, ou même des joueurs ayant participé à des amicaux en A comme Ntep ou Kondogbia) joue-t-il un rôle dans la manière dont est perçue par le grand public l’adhésion à la sélection nationale ?

C’est très difficile à évaluer… Les règlements de la FIFA en matière de nationalité sportive ont beaucoup évolué. Pour les joueurs binationaux, ils ont offert plus de souplesse pour choisir quelles couleurs nationales défendre. Qu’est-ce qui préside au fait d’opter pour telle sélection ou telle autre ? Beaucoup de paramètres peuvent intervenir dans la réflexion du joueur.

Etre un international A offre notamment des perspectives de carrière et de rémunération future non négligeables. Mais ce choix peut être lu et interprété selon un prisme totalement différent : la question peut par exemple être posée en des termes moraux, de fidélité et de trahison à la nation par exemple.

« Le football est un très bon révélateur des problématiques et des crispations qui traversent un pays »

C’est ce que des personnalités publiques, des politiques, essayistes, éditorialistes ont fait parfois. L’équipe de France est devenue un véritable sujet public, objet de très nombreux discours, d’instrumentalisations, etc. À une époque de pollution du débat public par les questionnements identitaires, l’adhésion pleine et entière à la sélection nationale a été une question soulevée dans le commentaire médiatique et politique.

À ce titre, le football est un très bon révélateur des problématiques et des crispations qui traversent un pays… Et les parcours des joueurs disent aussi des choses sur nos sociétés et sur les individus qui les composent. Nous vivons dans des sociétés cosmopolites d’une grande complexité, au sein desquelles la différenciation sociale et économique n’a cessé de s’accentuer. Dans de telles sociétés, les individus se retrouvent affiliés au fil de leur existence à des groupes extrêmement variés.

La conséquence est que leurs appartenances sont multiples. Elles peuvent cohabiter sans trop de souci au quotidien, dans la sphère privée. Tous ceux qui, dans leur histoire familiale et personnelle, sont pris entre plusieurs cultures sont confrontés à cette expérience. Chacun trouve sa propre réponse, un arrangement intime qui lui convient ou pas d’ailleurs. Beaucoup peuvent ainsi se dire de deux pays, celui dans lequel ils sont nés ou ont grandi, et celui de leurs parents. Il n’y a pas de « choix » à faire, il n’y a pas de camp à choisir… Ce n’est pas une logique du « ou bien ou bien ».

« Personne n’est venu chercher des poux à Raphaël Guerreiro quand il a opté pour la sélection portugaise »

Mais ce qui est vrai dans la sphère privée l’est moins dans la sphère publique. Quand on est autant exposé publiquement que des footballeurs professionnels, ces arrangements personnels sont beaucoup plus compliqués à tenir, surtout dans certains cas. Il y a en effet ceux sur lesquels pèse l’injonction à être pleinement et uniquement Français et les autres.

Les polémiques se concentrent en réalité sur les joueurs issus de l’immigration postcoloniale. Personne n’est venu chercher des poux à Raphaël Guerreiro quand il a opté pour la sélection portugaise, le pays de son père. Les choses se sont vite emballées en 2015 quand Nabil Fekir hésitait entre la sélection française et la sélection algérienne…

Depuis quelques années, la FFF a initié la création de groupes de supporters (Irréductibles français) par le biais d’opérations de fidélisation commerciale (voyages, billets de stade à prix réduit, Casa bleues) dont l’impact a été peu visible en Russie. Cette initiative a-t-elle du sens ?

Il y a des collectifs de supporters qui suivent assidument l’équipe de France depuis pas mal de temps déjà. Mais la FFF n’avait jamais véritablement travaillé avec ces supporters, c’était un sujet délaissé. Rien n’était organisé et les supporters étaient très peu considérés... Les choses ont changé vers 2012 et les Irrésistibles français ont été amenés à jouer un rôle central parce que c’est une association dont les fondateurs étaient très portés sur l’ambiance, le soutien par les chants.

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La FFF a donc fait en sorte qu’il y ait une tribune spécialement prévue pour eux dans le but de structurer le soutien, d’animer le Stade de France, avec des chants, des animations, des drapeaux… La FFF a ensuite créé un club des supporters, regroupant les diverses associations existantes et proposant des avantages, tels que des tarifs réduits pour les places, les produits dérivés ou l’organisation des voyages, l’accès aux casas bleues, sortes de maisons des supporters lors des compétitions internationales, etc. La FFF contrôle fermement tout ça, il y a une charte que les adhérents doivent signer.

Ces efforts ont été fournis dans l’objectif de redorer le blason du football français après le fiasco de la coupe du monde 2010 et de renouer avec le public. La structuration du soutien est un élément d’une stratégie de reconquête plus large.

Depuis 2010, l’image que renvoient les internationaux auprès des Français est particulièrement contrôlée par la FFF, alors même qu’Internet et les réseaux sociaux, sur lesquels la plupart sont très présents, changent la donne. Y a-t-il deux sphères d’expression distinctes, l’une sous contrôle et formatée, l’autre plus libre ?

Je ne crois pas à une séparation si nette entre deux sphères distinctes. Cela s’entremêle plutôt. L’image est en effet devenue un enjeu très important pour la Fédération qui a cherché à corriger le déficit qui s’était creusé dans le courant des années 2000 avec pour point d’orgue la Coupe du monde de 2010.

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« Les joueurs ont appris à utiliser ces médias très puissants »

Les internationaux sont désormais sensibilisés à l’importance de l’image qu’ils renvoient, ils savent que leur comportement est scruté. On parle ici de joueurs qui évoluent au plus haut niveau professionnel, dans de grands clubs européens.

Ceux qui communiquent directement via les réseaux sociaux contrôlent donc fortement leur image. Ils ont appris à utiliser ces médias très puissants. Ils peuvent aussi être entourés de professionnels qui les guident et les conseillent.

La différence que je vois toutefois avec la communication officielle organisée par la Fédération, c’est que tout en étant très travaillée et réfléchie, la présence individuelle sur ces plateformes offre l’avantage de pouvoir jouer sur la spontanéité d’une part et l’immédiateté d’autre part. La relation entre le joueur et son public apparaît comme beaucoup plus directe.

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