Philippe Gargov : « Micoud-Zidane, ça laisse un goût d’inachevé »

Publié le 24 octobre 2019 - Bruno Colombari

Avec l’un des quatre auteurs de L’Odyssée du 10, on a parlé répartition des tâches, Griezmann dans trois ans, évolution tactique, Passi, Giresse, Pogba et même Dimitri Payet.

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Si vous êtes un habitué de Twitter et des blogs foot, son nom vous parlera moins que son pseudo : Footalitaire. En plus d’écrire sur le site des Cahiers du football (avec les Dé-managers Christophe Kuchly, Raphaël Cosmidis et Julien Momont) et dans la revue papier du même nom, et bien sûr d’être co-auteur de L’odyssée du 10 (Solar), Philippe Gargov a créé un bureau d’études en prospective urbaine qui s’appelle Pop-up urbain. Et il est d’origine bulgare, ce qui, selon ses propos, « rend compliqué son rapport à l’équipe de France ». On se demande bien pourquoi.

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Lire l’article L’odyssée du 10, celui qui voit avant les autres
D’où est partie l’idée d’écrire un livre sur les numéros 10 ?

Le point de départ c’est une réunion avec l’éditeur en janvier 2018, après la sortie du deuxième livre [1]. Philippe Bouchard a proposé d’écrire sur les numéros 10. Ça a séduit car le 10 c’est un grand mythe du football et ça faisait écho aux deux précédents livres des Dé-managers, le premier qui voulait donner des clés tactiques sur le foot [2] et le deuxième qui parlait des révolutions tactiques qui ont marqué le foot depuis 70 ans. Le 10 permet de retracer l’évolution du foot à travers le temps, et c’est un poste qui offre un vrai regard sur une certaine idée du jeu qu’ils avaient défendu avec le premier livre. Donc quand l’éditeur l’a suggéré, ça leur a vraiment tapé dans le cœur, et c’est parti de là.

Comment s’est réparti le travail entre vous ? Quels étaient les critères retenus pour déterminer ce qu’est un numéro 10 et quels joueurs sont concernés ?

Ça a été une vraie question. De janvier à septembre on a laissé mûrir l’idée, en septembre on a fait un plan. De décembre à avril on a attaqué la documentation, et l’écriture d’avril à juillet dernier.

Avant la répartition on a fait des réunions entre nous pour voir ce qu’on voulait rencontrer. On ne voulait pas faire des séries de portraits. C’était déjà le cas avec les entraîneurs révolutionnaires. Ils ne voulaient pas le refaire. Et sur les 10 ça aurait été soit très superficiel parce qu’on en aurait mis beaucoup, soit du contenu déjà vu avec des 10 de légende que tout le monde connaît. Et on avait la volonté de comprendre le numéro 10 dans sa substance et pas d’être exhaustif parce que c’est impossible mais de couvrir ce qui fait le numéro 10. Les numéros 10 plutôt puisqu’une des conclusions c’est que c’est un mythe peuplé de diversités, de nuances et de différences d’un joueur à l’autre.

On s’est interrogé sur l’essence du numéro 10, son apport créatif, sa manière de mener le jeu, et de faire une odyssée à travers plusieurs aspects, tactique, historico-romantique, la transmission… C’est quoi être un créateur ? Qu’est-ce que ça signifie pour un joueur de foot , On s’est autorisé des pas de côté en interviewant un chef d’orchestre, un cuisinier, des gens qui sont créatifs dans leur domaine.


 

Après on a définit une liste de numéros 10 à regarder, une quarantaine environ, donc une dizaine chacun. Pour les plus importants, comme Maradona, on a regardé une vingtaine ou une trentaine de matchs, pour Raï j’en ai vu une dizaine. On s’est réparti les contenus, chacun avec sa spécialité. Christophe [Kuchly] aime beaucoup la manière dont les éducateurs participent au jeu, Julien [Momont], sa spécialité c’est l’histoire de la tactique, Raphaël [Cosmidis] qui s’intéresse à la gestuelle, le romantisme du football s’est attaqué à cette partie.

« C’est le gros challenge du livre : comment traiter un matériau surabondant ? »

Et moi, qui suis peut-être le moins footeux des quatre, je me suis chargé de la mise en perspective en introduction. On s’est dit qu’il fallait poser les choses, dire de quoi on parle. Je m’en suis chargé en essayant de prendre un peu de hauteur par rapport à tous les approfondissements qu’ils allaient apporter par la suite. Ce qu’avait fait Gilles [Juan] en intro de Comment regarder un match de foot ?

Avec le numéro 10, on s’attaquait à un sujet facile car très documenté, mais difficile car il fallait surprendre le lecteur. C’est un sujet sur lequel les passionnés de foot ont des connaissances et un rapport particulier au numéro 10. Il y a des joueurs que tu es obligé de citer, des aspects qu’il faut aborder, et en même temps il faut apporter un angle nouveau, une grille de lecture nouvelle, de la surprise. C’est le gros challenge du livre : comment traiter un matériau surabondant ? Rien qu’en terme de verbatim, on avait 250 pages. Plus 150 pages d’entretiens retranscrits. Il fallait ordonner tout ça.

Revoir des anciens matchs sans les ralentis, les plans de coupe intempestifs et les interruptions de la VAR, ça a été une épreuve ou un soulagement ?

Un grand plaisir pour être honnête quand tu regardes des matchs de périodes que tu n’as pas connues. Je suis né en 1986, donc tu imagines qu’il y a beaucoup de matchs de cette période que je n’avais pas vus. Il y a parfois eu un problème de format, notamment pour les matchs brésiliens à partir de VHS, les commentaires que tu ne comprends pas, le repérage des joueurs. J’ai regardé moins de matchs que les autres, entre 40 et 50.

Tu rentres chez toi, tu te regardes un match en accéléré pendant le repas, ça dure une petite heure, tu fais des petits schémas tactiques à l’occasion. Ça permet de faire de réelles découvertes, de revoir un rythme et un jeu complètement obsolète aujourd’hui dans sa vitesse d’exécution et son rythme.


 

Un exemple : Bergkamp, c’est un de mes premiers souvenirs de foot à la Coupe du monde 1998 [Pays-Bas-Argentine, à Marseille]. J’avais 12 ans, et j’avais été estomaqué. Je l’ai regardé avec mes yeux d’enfant. Vingt ans plus tard, tu le vois autrement.

Pour parler de l’équipe de France, est-ce qu’on peut tracer une filiation entre Kopa, Platini, Zidane et Griezmann alors que leur style de jeu est très différent et qu’autour d’eux, tout a bougé ?

On s’est beaucoup interrogé sur la culture française du numéro 10, avec ces deux psychodrames que sont l’héritage de Platini et celui de Zidane. Je ne sais pas si on peut tirer un héritage entre eux. Il y a quand même cette idée d’avoir une figure centrale capable de porter une équipe. Un sauveur, un héros, une figure quasi-christique. Le cas Griezmann l’éloigne de cette filiation : c’est sa capacité d’être reconnu comme le maître à jouer des Bleus qui lui fait défaut. Quand je vois comment on commente ses matchs, j’ai l’impression qu’on ne prend pas la mesure de l’importance qu’il a dans le jeu. A la différence d’un Zidane et d’un Platini qui étaient reconnus pour avoir cette emprise.

Griezmann n’est pas un vrai numéro 10 au sens traditionnel. Son talent technique et son intelligence de jeu sont peut-être dilués dans d’autres secteurs de jeu qui ont un niveau tactique et technique aussi bon. Griezmann montre que la culture française du foot n’arrive pas toujours à capter l’essence d’un maître à jouer.


 

Chacun des trois premiers cités avait une très forte personnalité, sur et hors du terrain, ce qui les a amenés parfois à aller au clash avec un sélectionneur ou un dirigeant. Griezmann est-il comme eux ?

Son immaturité le rend sympathique mais on peut se demander dans quelle mesure ça contribue négativement à sa stature. Griezmann sera réhabilité pour son apport en sélection rapidement, sa Coupe du monde et son Euro étaient exceptionnels. A Barcelone, j’ai l’impression qu’il n’a pas un entraîneur capable de lui faire franchir un palier, mais on verra à l’Euro.

Comme l’équipe de Deschamps n’a pas vraiment d’autre identité de jeu que le fait d’être un collectif très soudé et très solide, c’est très difficile de définir l’identité générationnelle de cette période en cours. Peut-être qu’on dira un jour que c’est celle de Pogba, ou de Varane.

En sélection, il y a eu de nombreux échecs à ce poste dans la catégorie qu’on pourrait appeler « le nouveau Kopa » ou « le nouveau Zidane ». Muller, Chiesa, Vercruysse, Passi, Martin, Gourcuff... Comment expliquer qu’ils n’aient pas réussi ? Il y a eu débat entre Julien et moi pendant l’écriture du livre. Les gens qu’on a interrogés, ce sont entre guillemets les victimes. On a vus Passi, Vercruysse, et eux disent que le contexte et le niveau d’attente ne les a pas aidés à montrer leur talent. Vercruysse disait qu’il y avait une telle abondance de meneurs français que si tu étais moyen un match ou deux, on passait à un autre. C’est le point de vue des victimes, qui a son intérêt, mais ce que dit aussi Passi, c’est qu’ils n’avaient pas le niveau de Platini. Et ils le savaient.

« Meghni nous a dit qu’on attendait de lui qu’il fasse comme Zidane. »

Mais ce n’est pas spécifique à la France. On retrouve ça avec Maradona, dans d’autres pays qui ont eu des grands 10, avec toujours la question de la succession, alors même que le foot évolue. Meghni nous a dit qu’on attendait de lui pas seulement qu’il succède à Zidane, mais aussi qu’il fasse comme Zidane. Et c’est ça le plus difficile : il peut sortir une prestation correcte, mais si elle n’est pas proche de celle de référence, on passera à côté.

D’ailleurs, si on regarde la chronologie des très grands numéros 10 en France, ils étaient très différents les uns des autres. Platini n’était pas le nouveau Kopa, Zidane n’était pas le nouveau Platini et Griezmann n’est pas le nouveau Zidane… Ils avaient des styles de jeu tellement différents que ça n’appellait même pas la comparaison.

Ils correspondaient par leur jeu au football de leur époque. Et c’est ça le problème : il y a des cycles tactiques, des cycles dans les profils des joueurs, et un meneur de jeu bon dans une époque ne le sera peut-être pas dans une autre. Ce qu’on peut regretter en équipe de France, c’est la non-volonté qu’il y a eu depuis plusieurs générations d’associer plusieurs numéros 10. Il y a le cas Micoud-Zidane qui laisse un goût d’inachevé… On aurait pu expérimenter une configuration avec des rôles un peu mieux répartis. Mais comme on avait une figure centrale avec Zidane, on n’a pas essayé ça. On aurait pourtant pu tenter ce type de démarche qui avait fonctionné avec le carré magique dans les années 80.


 

De quoi un numéro 10 est-il le plus dépendant en sélection ? Des joueurs qui l’entourent ou du sélectionneur qui décide de bâtir son équipe sur lui ?

Si on répond à partir des entretiens qu’on a fait, le rôle du numéro 10 c’est de rendre meilleurs ses coéquipiers. Olivier Rouyer disait (à propos de Platini) que c’est le rôle du numéro 10 de le rendre bon. Ça génère aussi de la frustration chez eux quand ils font une passe à un endroit parce qu’ils voient qu’il y a un espace à prendre et que le partenaire n’a pas compris. Camille Abily nous disait qu’il faut leur montrer par ta passe là où ce serait bon qu’ils aillent. Il faut être au diapason de ses coéquipiers et bonifier leur jeu sans trahir leur qualité, pour instaurer une relation de confiance dans l’équipe. C’est moins le niveau intrinsèque des coéquipiers qui compte que la capacité du numéro 10 à ajuster son jeu. Giresse disait qu’il faut connaître ses coéquipiers, qui aime le ballon dans les pieds, en profondeur, etc…

Le rôle du sélectionneur, c’est de transmettre ces intentions au numéro 10. Et de construire une équipe en fonction des qualités du meneur de jeu. Son deuxième rôle est de défendre son numéro 10 s’il veut construire son équipe autour de lui.

Le contre-exemple, c’est Domenech et Gourcuff… On n’a pas réussi à avoir Yoann, il a hésité et préféré s’abstenir. Lui, il y a clairement un problème de personnalité dans sa manière de ne pas avoir su s’imposer et trouver un jeu qui lui correspondait. Alors qu’avec Chamakh, sa relation était sublime, la manière dont ils arrivaient à se trouver tous les deux à Bordeaux. C’est un grand classique, la relation entre le 10 et le 9, qui s’éclatent en club et qui après perdent de leur niveau avec un autre avant-centre parce qu’ils ne se sont pas adaptés.


 

*** En équipe de France, la tactique actuelle, le 4-2-3-1, est-elle la plus adaptée à l’épanouissement d’un 10 ? Il faudrait demander aux joueurs eux-mêmes. Certains 10 apprécient d’avoir plus d’option devant eux parce qu’ils vont moins rechigner à faire des courses défensives. Le 4-4-2 losange paraît fait pour le 10, mais certains vont moins aimer parce qu’on a deux options devant soi mais il y a trop peu de variétés sur les côtés. Et trop d’espace à couvrir dans son dos. Ça va dépendre des qualités physiologiques du 10, s’il est statique ou plus mobile.

« Quand Payet est au cœur du jeu, l’équipe est meilleure mais lui est moins bon »

Si on prend le cas de Dimitri Payet, quand il est sur un côté, il est objectivement meilleur mais l’équipe est moins bonne. Quand il est au cœur du jeu, l’équipe est meilleure mais lui est moins bon car soumis à la densité du pressing adverse. Et ça ne fonctionne pas. On rêverait pourtant de le voir dans le cœur du jeu, mais c’est frustrant.

Si tu as des milieux capables de relancer proprement et qui t’évitent de venir rechercher le ballon, comme Pogba, c’est parfait pour un Griezmann. C’est le rapport au porteur d’eau, dont on parle dans le livre.

Contrairement à d’autres sélections où le meneur de jeu a occupé récemment une position plus basse (Pirlo), l’équipe de France n’a jamais eu de joueur avec ce profil. Est-ce que ça pourrait venir, et si oui, qui pourrait être concerné ?

C’est une vraie question, parce que ça irait dans l’esprit du temps, alors que la formation des joueurs français reste ancrée sur certaines caractéristiques, et l’ère Deschamps n’aide pas à en sortir. Je ne vois pas dans les effectifs français qui pourrait tenir ce rôle. Mais je serais très curieux de voir ce qui se passera pour Griezmann dans 2-3 ans, s’il aura une place dans l’équipe de France en position reculée. Quand il aura perdu ses qualités de détonation, est-ce qu’on profitera de son intelligence de jeu, l’une des plus exceptionnelles du foot actuel ?

Je ne le vois pas descendre aussi bas qu’un Pirlo. Le cas Pirlo remonte à 2000-2001. Ça fait quand même vingt ans, c’est archi connu. Au niveau de la DTN, il y aurait pu avoir la volonté d’expérimenter ça. Mais d’un côté il n’y avait peut-être pas les joueurs, et de l’autre ce n’était pas la culture de jeu. C’est quand même un vrai étonnement. L’Espagne l’a fait avec Busquets, Manchester United avec Rooney dans ses dernières années.

Je me demande dans quelle mesure ce type de choses arrivera dans les dix ans. Les joueurs qui sont nés vers 2008-2010 auront grandi dans un football différent irrigué par énormément d’influences et c’est une vraie rupture avec le passé. Il y a tellement de sources d’inspirations, de contenus pédagogiques, de formations auxquels on a accès.

Après avoir étudié l’évolution du numéro 10, une suite possible pourrait être la transformation du poste de gardien, qui est d’ailleurs évoquée dans le livre avec la modification de la règle sur les passes en retrait en 1992…

C’est la suggestion qui revient le plus souvent. Gardien de but, c’est le poste qui a changé le plus radicalement, mais comme il n’est pas dans le cœur du jeu on n’y fait pas trop attention. Mais c’est assez connu maintenant, il y a des travaux là-dessus. On l’a vu avec la récente évolution de la règle sur les passes dans la surface, ce qui contribue à mettre le gardien sous le pressing adverse. Je ne sais pas s’il y aurait la matière pour un livre entier. Et mes trois compagnons ont enchaîné trois livres en trois ans, et ils sont un peu sur les rotules.

Mais ça montre bien que le foot évolue dans des directions insoupçonnées et sur lesquelles les joueurs et entraîneurs ont peu de maîtrise. Voilà comment une règle, celle de 1992, a complètement transformé le rôle des gardiens : certains n’auraient pas eu leur place il y a trente ans parce qu’ils étaient surtout bons au pied. C’est un point qui m’intéresse beaucoup : comment les règles transforment la nature du jeu.

[1Les entraîneurs révolutionnaires du football, Solar, 2017.

[2Comment regarder un match de foot ?, Solar, 2016.

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