Pieds-noirs en bleu (2) : le temps des pros métropolitains (1933-1943)

Publié le 27 septembre 2021 - Pierre Cazal

Dans les années trente, pour devenir internationaux français, les pieds-noirs doivent d’abord intégrer un club professionnel métropolitain. Mais aucun joueur d’Afrique du Nord ne brille en sélection alors que s’annonce la Deuxième Guerre mondiale et qu’on croise les figures de Jean Borotra et de Marcel Cerdan...

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Le professionnalisme, instauré en Métropole à partir de la saison 1932-1933, ne se répand pas en Afrique du Nord : la Méditerranée constituant un obstacle majeur à une époque où on ne la franchissait que par bateau, et où le voyage prenait deux jours. Par contre, des joueurs sont sollicités par les clubs de Métropole, même si certains hésitent à abandonner leur cadre de vie agréable et dans la mesure où le football n’est pas encore perçu comme un métier à part entière. Le professionnalisme n’est alors au mieux qu’un semi-amateurisme.

Corollaire : plus aucun joueur évoluant dans des clubs d’Afrique du Nord ne sera convoqué en équipe de France : pour les sélectionneurs, il est rapidement devenu impératif de disputer le championnat pro métropolitain, dont le niveau a progressé en raison de l’action des entraîneurs, obligatoires dans les clubs, pour pouvoir revêtir le maillot national. L’époque des Bonello, Salvano ou Chesneau, se donnant la peine de traverser la mer, puis de rallier Paris en train pour jouer en équipe de France est révolue.

Les pieds-noirs en bleu viendront donc désormais des clubs métropolitains qui les ont recrutés. On en dénombre neuf : Aznar, Bastien, Brusseaux, Charbit, Frutuoso, Gonzalès, Janin, Zatelli et Zermani. Sans compter Alcazar, déjà précédemment évoqué.

Larbi Ben Barek n’aurait pas dû être sélectionné, car Marocain

Précisons au passage que les cas de Ben Bouali, Benouna, et plus encore Ben Barek, sortent du cadre de cette étude, car ils ne sont pas des pieds-noirs ; quant à Ben Barek, il n’avait même pas la nationalité française. Le Maroc était alors sous protectorat, ce qui veut dire qu’il gardait une partie de sa souveraineté, contrairement à l’Algérie, qui était départementalisée, et donc rattachée au territoire français. Sa population autochtone jouissait de la nationalité marocaine, alors qu’il n’existait plus de nationalité algérienne propre avant 1962. Que Ben Barek ait pu porter le maillot bleu est une aberration, mais la FIFA n’était pas à l’époque bien vigilante et n’agissait que sur plainte. Comme il n’y en a pas eu…

Quant aux rencontres devenues régulières, dans les années d’amateurisme, entre des équipes de la Métropole (A ou B) et des équipes d’Afrique du Nord (mixant Algériens et Marocains, rarement Tunisiens) ou des équipes des 5 ligues d’Afrique du Nord (Alger, Constantine et Oran pour l’Algérie, plus Maroc et Tunisie), elles se raréfièrent. On ne relève que deux oppositions entre France B et le Maroc, en 1934 (2-1) et en 1937 (2-4).

La seconde est particulièrement intéressante, puisque le Maroc gagna largement, avec l’équipe suivante : Mekki, H. Detrée, F. Pedemonte, Trimbo, Ben Barek, Hernandez, Fagnoni, P. Pedemonte, Kuppers, Clairouin (qui marqua 3 buts), Albacete. On notera la présence de Ben Barek au poste de demi-centre (offensif, bien entendu, le WM restait inconnu au Maroc, où l’on jouait d’instinct). Cette raréfaction s’explique par l’inutilité de ces matches : l’écart du niveau de jeu existant entre l’Afrique du Nord, où l’on continuait de pratiquer un 2-3-5 dépourvu de toute organisation tactique, de pure inspiration individualiste, et la Métropole, où de plus les joueurs étaient entraînés physiquement et collectivement, était devenu trop visible. Ces rencontres ne permettaient plus, sauf exception, de repérer des pépites : pour preuve, à part Ben Barek, aucun des nets vainqueurs marocains ce jour-là n’a fait ensuite carrière.

Car des pépites, on a vu qu’il n’y en avait pas vraiment eu avant 1932 : les pieds-noirs testés ne parvenaient pas à se hausser au niveau international et quoi d’étonnant, parce qu’on les précipitait au sortir du train qui les amenait de Marseille sur le terrain de jeu, où ils découvraient leurs partenaires, et étaient censés se débrouiller tout seuls, sans aucune préparation tactique préalable puisqu’alors les sélectionneurs n’en voyaient pas l’utilité…

A partir de 1933, le cas était un peu différent puisque tous les pieds-noirs évoluaient en championnat de France professionnel, sous les ordres d’entraîneurs qui les préparaient physiquement et tactiquement - certes, de façon bien plus embryonnaire qu’aujourd’hui - mais au moins étaient-ils adaptés au jeu des professionnels. Pour autant, aucun des 9 ne connut de réussite indéniable ; la majorité dut se contenter d’une seule et unique sélection, ce qui fut le cas d’Aznar, Brusseaux, Frutuoso, Janin, Zatelli et Zermani !

Les élucubrations de Jean Borotra

La défaite de juin 1940 aboutit à couper la France en 3 : zone interdite (les frontières), zone occupée, et zone non-occupée (et pas libre, nuance), administrée par le gouvernement de Vichy. L’Algérie est rattachée à la ZNO, qui couvre grosso modo la partie sud de la France ; le Maroc reste un protectorat, sous administration vichyssoise. Il est à noter que ni l’Algérie, ni le Maroc n’ont connu de présence de troupes nazies ; seule la Tunisie, à la fin de l’année 1942, finit par être occupée, les troupes de Rommel présentes en Libye ayant poussé jusqu’à la frontière algérienne, mais sans aller plus loin. La ZNO française, au contraire, fut envahie en novembre 1942 par les Allemands en réponse au débarquement américain en Algérie.

Le football, comme les autres sports, fut placé sous administration directe du Commissaire aux Sports, l’ex-tennisman Jean Borotra d’abord, puis l’ex-rugbyman Joseph Pascot ensuite. Tous deux étaient de fervents zélateurs de l’amateurisme, ennemis du football et du professionnalisme, qu’ils s’empressèrent d’abord d’interdire, puis, dans un compromis, de transformer (les pros étaient en plus des moniteurs !). Borotra poussa même le ridicule jusqu’à aligner la durée des matches de football sur celle de rugby, soit 80 minutes !

Libérés de leurs contrats professionnels, les pieds-noirs regagnèrent en majorité leur terre natale , où les attendaient le soleil, la liberté, et bien moins de restrictions qu’en Métropole. Ils y restèrent jusqu’en 1945 pour la plupart.

Dans un but de propagande vichysso-pétainiste, Borotra eut l’idée de monter une tournée multisports en Afrique du Nord, en 1941 : pas moins de 9 sports, et des escales en Algérie, au Maroc et en Tunisie (pas moins de 9 également, et Borotra en personne accompagnait cette importante délégation). A l’origine, il voulait emmener une véritable équipe de France, dont les joueurs seraient issus des 3 zones dessinées par les Allemands. Mais il se heurta au véto nazi, refusant les fameux Ausweis (laisser-passer) indispensables pour franchir la ligne de démarcation aux joueurs issus de la zone interdite, et même de la zone occupée, à l’exception d’Alfred Aston , on se demande bien pourquoi !

Le jour où Marcel Cerdan a joué contre la France avec le Maroc

Borotra dut donc se rabattre sur les sportifs de la zone non-occupée. L’équipe (15 joueurs sélectionnés par le sétois Georges Bayrou , et entraînés par Elly Rous, le nom d’Edmond Weiskopf étant rayé de la liste par les nazis, au motif… qu’il était juif).

L’équipe affronta d’abord le Maroc (1-1) à Casablanca : Emmanuel Aznar figurait dans l’équipe de France, seul pied-noir, tandis que l’équipe marocaine alignait 7 Marocains (dont Ben Barek, qui réussit le but d’égalisation) et… Marcel Cerdan, le boxeur, à l’aile droite ! Puis , elle se rendit à Alger sept jours plus tard, et y battit la sélection algéroise, par 2 à 1.

Côté équipe de France, deux pieds-noirs, Aznar encore, mais aussi Bastien ; en face, on trouvait Lucien Jasseron, Sauveur Rodriguez , qui furent internationaux après la guerre, ainsi que Michel Frutuoso. Enfin, la tournée s’acheva à Tunis le 5 mai 1941, par une facile victoire 7-2, 3 buts d’Aznar encore, aligné avec Bastien encore. En face, et aussi surprenant que cela paraisse, jouait « Poli » Bloch, international 20 ans plus tôt en 1921, et qui avait passé les 40 ans …

Le 8 novembre 1942, les Aaméricains débarquèrent sans opposition en Algérie, avec pour conséquence une rupture avec Vichy, après l’assassinat de l’amiral Darlan. L’Algérie devint le centre de la France Libre , De Gaulle y supplantant rapidement son rival Giraud, et la tête de pont des opérations de Libération par le sud de la France, le débarquement de Cavalaire en août (250.000 français, soit 70 % de l’effectif) suivant celui de Normandie en juin 1944.

Mobilisation générale pour la Libération de la France

Conséquences : d’une part la rupture avec la FFF, toujours basée à Paris, et avec le commissariat aux sports basé à Vichy ; d’autre part, et paradoxalement, car le championnat et la Coupe continuaient à se dérouler vaille que vaille en dépit des évènements en Métropole, toutes les compétitions s’arrêtèrent en Afrique du Nord, à partir du début de l’année 1943. Le championnat et la Coupe d’Afrique du Nord furent joués en 1942, l’US Marocaine gagna les deux, mais il faudra attendre 1946 pour que ces compétitions reprennent, de sorte que le football d’Afrique du Nord fut plus à l’arrêt que celui de Métropole.

La raison ? La mobilisation générale, comme en 1939, mais cette fois-ci au profit de la France libre : pas moins de 400.000 soldats furent enrôlés et engagés dans les combats de la Libération, tant de l’Italie (au Monte Cassino, notamment) que de la France, dans les armées De Lattre et Leclerc.

Examinons maintenant le cas des 9 pieds noirs en bleu :

Emmanuel Aznar ( 1915-1970) : originaire de Sidi bel Abbès, de père espagnol, se fit remarquer à 17 ans , et recruter par l’OM à 19, en raison de la puissance de son tir (de 35 mètres , parfois) et de ses démarrages soudains. Mais il manquait de sens collectif (n’ayant eu aucune autre formation que celle de la rue, comme beaucoup), craignait les duels et rechignait à jouer de la tête. Raisons pour lesquelles il ne connut qu’une sélection A en 1938 (un but contre la Bulgarie) ; il aurait dû en avoir une autre , à Marseille , devant son public, en 1942, mais le sétois Mercier lui fractura la jambe juste avant le match. Cordonnier de formation , Emmanuel Aznar acquit deux magasins de chaussures à Marseille, qu’il ne quitta plus.

Jean Bastien (1915-1969), officiellement prénommé Henri , mais appelé Jean, ou Jeannot, par tous. Ce demi-aile rugueux, fils d’un pêcheur de Mers-el-kébir, conducteur d’engins de chantier, fut sollicité par l’OM en 1935. Hélas pour lui, il se laissa tenter par la proposition d’échapper au service militaire (de même que son coéquipier Ben Bouali) grâce à un faux certificat de réforme, aisément démasqué, ce qui lui valut un an de suspension, alors qu’il venait de débuter en sélection lors de la Coupe du monde 1938. Il se racheta en se comportant brillamment sous l’uniforme en 1940, et rentra en grâce. On le vit lors de la tournée en Afrique du Nord, sur sa terre natale , en 1941, et il fut même resélectionné en 1944 et 45 (4 sélections en tout). Dans les années 50, il repartit en Algérie, y entraîna divers clubs, dont son club d’origine, La Marsa, en 1959. Il fut rapatrié en 1962.

Michel Brusseaux (1913-1986) : joueur de tempérament, puissant, bon tireur de coups-francs travaillés, mais cabochard. Michel Brusseaux houspillait indistinctement partenaires, adversaires et arbitres ! Formé à l’US Hammam Bou Hadja (près d’Oran), il fut recruté par Sète, et appelé en sélection en 1938, pour affronter un gros morceau, l’Angleterre (qui passait alors pour la meilleure équipe du monde, même si elle boycottait toutes les compétitions). Brusseaux fit naufrage, au cours de ce match très engagé, de sorte que la Coupe du monde lui passa sous le nez. Il eut encore moins de chance lorsque les Allemands le firent prisonnier de guerre en 1940, car il demeura en stalag jusqu’en 1945 ! Sa carrière fut donc brisée par la guerre. Il s’implanta en Corse dans les années 50 et s’occupa de divers petits clubs , jusqu’en 1967. Il y est décédé.

Max Charbit (1908-2001) : Nissim de son vrai prénom, auquel il préféra celui de Max, par précaution peut-être , en ces temps où l’antisémitisme sévissait. Personnage haut en couleurs, boute en train, devenu sur ses vieux jours guérisseur et rebouteux, tout en tenant un bar à Manosque ! Petit, mobile, à l’aise balle au pied, mais moins au marquage, ce demi-aile (équivalent à un arrière latéral avancé de nos jours) connut 4 sélections. Il avait débuté à Rabat, été sélectionné du Maroc dès 1927, puis de l’Afrique du Nord, et enfin de France B, gravissant tous les échelons, et avait été recruté par l’OM, comme bien d’autres joueurs pieds-noirs.

Michel Frutuoso (1914-2003) : « Le plus beau dribble de Dunkerque à Tamanrasset, capable de remonter 80 mètres balle au pied », peut-on lire dans un entrefilet de Football. Ce joueur vif-argent, habitué à jouer pieds nus à Oran, était espagnol, comme la plupart des pieds-noirs oranais (rappelons que les côtes espagnoles sont proches, et que, dans le but d’attirer des colons, l’administration française avait distribué des terres gratuitement aux candidats), et il semble bien qu’il ait négligé d’opter pour la nationalité française à sa majorité (21 ans à l’époque). Contrairement aux Alcazar ou Aznar, par exemple, il ne fit pas de service militaire, ni ne fut mobilisé en 1939, car on le retrouve en février 1940 (donc en pleine « drôle de guerre » ) sous le maillot de l’ASMO d’Oran, et ce jusqu’en 1945. Réputé de caractère difficile lui aussi, Michel Frutuoso (ou Fructuoso, on trouve les deux orthographes) ne connut lui aussi qu’une seule et unique sélection, en 1937, contre l’Eire. Lui, l’enfant du soleil, effectua toute sa carrière pro dans le Nord (Roubaix, Tourcoing) avant un retour au pays, à Mostaganem en 1953. Rapatrié en 1962, il se fixa à Montagnac, s’y occupa du club, dont le stade porte aujourd’hui son nom.

Joseph Gonzales (1907-1984). Né à Beni Saf, formé à Oujda, ce défenseur très sec s’est retrouvé lui aussi à l’OM, où il joua jusqu’à 40 ans. Testé 3 fois en B dès 1934, Joseph Gonzales fut appelé en A contre la Belgique en 1936, n’y démérita pas, puisque le match fut gagné 3-0, mais fut ensuite barré par Dupuis (plus adapté au WM et meilleur relanceur, c’était un avant reculé) ou par Vandooren, plus puissant.

Georges Janin (1910-1974). Selon Football, « Janin est un des rares joueurs français à renverser le jeu et lancer un partenaire démarqué , de très loin. » Rappelons que le football français était de tradition « Corinthian », c’est-à-dire basé sur des échanges de passes courtes à ras de terre, alors que le jeu long était l’apanage des professionnels anglais. Georges Janin, né à Aïn el M’Lila et formé au Maroc, n’avait bien entendu subi aucune influence anglaise : c’était d’instinct que ce joueur puissant (78 kilos pour 1,70 m !) se servait de sa force pour relancer long et déplacer le jeu d’une aile à une autre, encore une chose qui ne se faisait pas dans la tradition française, où le jeu se développait soit sur une aile, soit sur l’autre. Lui aussi ne démérita pas lors de son unique sélection en 1937 contre l’Autriche, car il y servit justement son ailier droit Novicki d’un renversement d’aile. Prisonnier de guerre, comme Brusseaux, il eut davantage de chance et fut relâché en 1941 et termina sa carrière en jouant le championnat des équipes fédérales, trouvaille du colonel Pascot , pour la saison (inachevée) 1943-44…

Mario Zatelli (1912-2004). Le « beau Mario » étant une figure de l’OM , davantage peut-être comme entraîneur que comme joueur, on ne le présente plus ! C’était un personnage pagnolesque, fils d’un pizzaloio italien installé à Setif, puis à Casablanca. Avec l’US Marocaine, Zatelli fut 4 fois champion du Maroc et 3 fois champion d’Afrique du Nord avant de rejoindre l’OM Buteur opportuniste, efficace à condition d’être servi sur un plateau, fuyant les duels mais élégant, Zatelli ne connut lui aussi qu’une sélection en 1939 contre la Pologne (pour un but, servi par son complice marocain de toujours Ben Barek).

Emile Zermani (1910-1983). Venu du Gallia d’Alger en 1930 à Marseille, cet ailier de grand gabarit (pour l’époque 1,76 m), au jeu classique (grandes courses sur l’aile, centres, et parfois quelques buts) se forgea un palmarès à l’OM, sans accéder cependant au statut de star. Sélectionné en 1937 contre la Suisse, en raison du forfait de Fritz Keller, Emile Zermani (« Milou ») fut barré ensuite par Aston, Courtois ou Keller : le poste ne manquait pas de prétendants. Pas plus que Zatelli, il ne repassa la Méditerranée, et se fixa sur la Côte d’Azur.

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