Lire l’article Une histoire tactique des Bleus, ou apprendre à lire la partition
Après la liste des matchs, les sélectionneurs et les performances à l’Euro, voici un quatrième livre sur l’équipe de France, consacré à la tactique. En quoi est-ce un sujet original ?
Pas un compte-rendu de match, pas une interview d’un coach, aujourd’hui, sans que les questions tactiques ne soient abordées : le sujet est devenu incontournable. Concernant Deschamps, la question n°1 actuellement est : aligner trois axiaux derrière et deux pistons sur les côtés, ou quatre arrières à plat ? Mais cet intérêt pour la tactique est récent. Qui ne s’est jamais posé la question de savoir comment jouait l’équipe de France en 1904, pour son match inaugural à Bruxelles ? De savoir si les trois buts marqués à l’extérieur — un exploit en soi — devaient quelque chose au plan tactique des Français — et des Belges ?
L’originalité de mon livre est de répondre à ces interrogations. Un match est un duel, dont la tactique est l’un des paramètres, qui expliquent la victoire, ou la défaite ; ces tactiques, plus ou moins offensives ou défensives, ont une histoire, que je raconte dans le livre. Ce n’est pas par hasard que le WM remplace le 2-3-5 originel, ce n’est pas par hasard s’il se métamorphose en 4-2-4 puis en 4-3-3, et ainsi de suite.
Certaines tactiques sont devenues obsolètes, comme le 2-3-5 ou le 4-2-4, mais d’autres non : le 3-4-3 cher à Guardiola, par exemple, se calque sur le WM, moins le marquage individuel ! C’est donc ce regard qui est original : il permet de voir les matchs autrement.
Tu abordais déjà cet aspect tactique dans l’Intégrale de l’équipe de France, mais l’accès plus large aux archives de presse rendu possible par Gallica t’a-t-il aidé à affiner ce point ?
Tout d’abord, l’Intégrale de 1998 avait certes une (petite) dimension tactique, mais racontait 550 matchs, alors que ce livre-ci se concentre sur un choix limité à une quarantaine d’entre eux, cette fois-ci, sur 880 : le filtrage permet donc d’approfondir ! De plus, l’analyse tactique a été enrichie, depuis 25 ans par ce qu’on appelle les « big data » (pourcentage de possession, nombre de tirs cadrés, de passes réussies, de kilomètres parcourus, d’arrêts décisifs, etc…), qui servent autant les observateurs, dont je suis, que les entraîneurs eux-mêmes, et que j’utilise.
Gallica, le site de la BNF, met à disposition toute la presse française, de 1900 à 1951, en quelques clics : le confort de consultation en est amélioré, certes, de façon appréciable. Pour les Intégrales de 1992 et 1998, il avait fallu éplucher manuellement des collections de magazines, compulser des annuaires internationaux, et visionner des bobines microfilm sur un écran, à l’aide d’un banal projecteur. C’est plus lourd.
Mais il faut encore le faire aujourd’hui à partir de 1952, date à laquelle s’arrêtent les collections mises en ligne par Gallica ! A titre d’exemple, j’ai découpé dans l’Equipe et dans France-Football toutes les pages chroniquant les matchs des Bleus depuis 1997, soit plus de 300, et elles m’ont été bien utiles pour rédiger certains chapitres de ce livre… Donc, bravo et merci Gallica, mais ce n’est pas la panacée.
« Mon regard n’est plus celui d’un supporter, mais d’un analyste »
Je dirai aussi : merci le Net. En 1998, aucune image (animée) de football n’était disponible. Certes, à titre personnel, j’avais vu tous les matchs des Bleus télévisés depuis 1961, ce qui en fait aujourd’hui plus de 600 ! Mais il n’en subsistait que ce que la mémoire veut bien garder, qui est aussi fugitif qu’embryonnaire, et les notes que j’avais prises. Actuellement, on peut trouver sur le Net des vidéos, plus ou moins longues, de matchs remontant aux années 1950, et même en 1938 !
J’ai donc regardé toutes celles qu’il m’était possible de voir et, en revisionnant les images de matchs que j’avais vus en direct, je dois dire que je les ai redécouverts, sans doute parce que je ne suis plus le même qu’à l’époque, et que mon regard n’est plus celui d’un supporter, mais d’un analyste. Ces vidéos m’ont donc beaucoup servi, et j’ai d’ailleurs choisi tous les matchs que j’étudie dans le livre à partir de 1938, justement parce qu’il en subsiste des images filmées, que les lecteurs pourront visionner à leur tour, si le cœur leur en dit.
Ton livre montre que le retard tactique de la sélection, notamment jusqu’à la deuxième guerre mondiale, a coûté très cher en termes de résultats, même quand il y avait des internationaux de bon niveau. A quoi était dû ce retard ? Etait-il inéluctable ?
L’amateurisme est le grand responsable du retard tactique français, avec sa culture de l’improvisation. L’équipe de France a dû longtemps se contenter de sélectionneurs dépourvus d’expérience et de culture tactique, qui claironnaient, comme Gaston Barreau, que les joueurs, une fois sur le terrain, verraient bien tout seuls ce qu’ils avaient à faire ! Est-il étonnant que le premier à se soucier de tactique fut l’Anglais Kimpton, et le second, l’anglophile Hanot ? La vérité venait de l’étranger, et l’est toujours venue depuis, du reste.
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L’Auto du 5 juin 1938 (BNF Gallica)
« La philosophie du jeu propre à l’esprit français valorise la créativité et la liberté personnelle »
Le professionnalisme n’a pas tout réglé, car, même dans les années 1960, quelqu’un comme Batteux affirmait que les concepts tactiques ne vouaient rien dire, et que c’était la qualité des joueurs qui faisait la différence. Pas étonnant que les Bleus encaissaient autant de buts ! Tout dépendait encore énormément de l’inspiration d’un ou deux grands joueurs, comme Kopa.
L’idée que tous les mouvements des joueurs devaient être répétés, en blocs, de même que tous les circuits de passes, que chaque joueur devait savoir à l’avance où se placer, vers quelles zones aller, où donner le ballon, heurtait la philosophie du jeu propre à l’esprit français, qui valorise la créativité et la liberté personnelles. Est-il étonnant, encore une fois, que ce soit un étranger, le Roumain Kovacs, en l’occurrence, qui ait permis une évolution ?
Toujours est-il que les concepts qui régissent actuellement la préparation tactique des matchs se sont imposés dans les années 1990 seulement, et à l’imitation de ce qui se faisait à l’étranger, en Italie notamment (Sacchi). On peut donc dire que le retard a été comblé : chaque entraîneur reçoit une formation tactique poussée aujourd’hui, pour obtenir son diplôme, et ça se voit sur les terrains. Mais l’équipe de France a été trop longtemps laissée aux mains de sélectionneurs inexpérimentés, peu ou pas formés, et rétifs aux disciplines tactiques.
En 1958, pour la première fois de son histoire, l’équipe de France atteint la demi-finale de la Coupe du monde au cours d’un tournoi où elle a joué l’attaque à l’outrance. Pourtant, tu expliques que le WM des Français était à géométrie variable en phase défensive. Etait-ce une conception moderne de la tactique ?
Batteux n’était pas un dogmatique : il admirait le jeu danubien, celui du Wunderteam de son enfance, possession, passe courte et démarquage en tourbillon, qui a aussi inspiré le jeu hongrois des années 1950. Il a copié l’idée de Sebes de faire reculer son avant-centre, et d’avancer en pointe ses deux inters. Mais il pensait que la qualité technique des joueurs faisait tout, et que la tactique était secondaire. C’était un lyrique, capable cependant de demander à des joueurs offensifs comme Vincent ou Piantoni de faire des efforts défensifs, mais il n’empêche que son grand problème restait un énorme déséquilibre entre l’attaque, qu’il privilégiait à outrance, et la défense, qu’il ne travaillait pas collectivement.
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L’Equipe du 16 mai 1951 (BNF Gallica)
« Batteux n’est pas le premier des modernes, c’est même le dernier des anciens »
Cela s’est traduit, en 1958, par 23 buts marqués, bravo, mais 15 encaissés en 6 matchs, catastrophe. La raison : chaque joueur défendait individuellement, et non en bloc ; théoriquement, une couverture mutuelle était prévue, mais pas plus travaillée que la perte du ballon, car tout l’effort consistait en fait à le récupérer pour le transmettre à Kopa, à se démarquer, et pour le reste Kopa animait la ligne d’attaque disposée en éventail autour de lui.
Donc, non, Batteux n’est pas le premier des modernes, c’est même le dernier des anciens, d’un football romantique (avec Hidalgo qui n’était pas plus directif), abandonné aux joueurs. Le football moderne commence, pour les Bleus, avec Kovacs.
Il est étonnant de constater que Just Fontaine et Michel Platini ont tous deux échoué en tant que sélectionneurs avec deux options tactiques radicalement opposées. Le point commun entre les deux, c’est qu’ils n’avaient jamais entraîné de club avant… Est-ce une raison pertinente ?
Il est certain qu’une expérience réussie d’entraîneur de club confère une expertise tactique qui n’a rien à voir avec celle accumulée au cours d’une carrière de joueur. Elle est plus globale, alors que celle du joueur est spécialisée. Fontaine était un buteur : il a voulu mettre en place une tactique qu’il n’avait jamais expérimentée et qui demandait, en défense, une discipline qui lui était inconnue. Il a eu la naïveté de s’en remettre à des joueurs qui n’avaient en outre aucune expérience internationale, pensant peut-être qu’ils verraient tout seuls ce qu’ils avaient à faire, comme le disait Gaston Barreau ?
Platini, pour sa part, était un n°10 : il s’est pourtant échiné, à la tête de l’équipe de France, à se passer de n°10, clamant qu’il suffisait de donner la balle au duo Papin-Cantona, dans une sorte de « kick and rush » primaire. A croire qu’il n’avait jamais écouté Hidalgo ! Il manquait cruellement de culture tactique.
Ce n’est sans doute pas pour rien que les deux coaches qui ont le mieux réussi à la tête des Bleus s’appuyaient sur une expérience réussie en club (Jacquet et Deschamps), et pas seulement sur leur acquis de joueur international.
Tu évoques aussi le rôle capital joué par la télévision, dans les années 1970, dans l’uniformisation des styles de jeu et la disparition des spécificités continentales ou nationales. Est-ce que ça explique la prédominance des sélections européennes en Coupe du monde depuis vingt ans ?
Oui, je pense que les sélections sud-américaines ont tourné le dos à ce qui faisait leur ADN et leur charme, à savoir la virtuosité et la créativité techniques. L’Uruguay a été le premier à renoncer à la recette qui lui avait valu un triplé inégalé (Jeux olympiques 1924 et 1928, Coupe du monde 1930), fondé sur la virtuosité individuelle et collective, additionnée d’un soupçon de « garra ». Dès 1950 il n’en était plus question, et depuis 70 ans, c’est un football défensif indigeste que la Celeste nous sert, sans plus jamais parvenir à gagner. Dommage !
« Les Européens imposent un jeu où l’inspiration et la virtuosité n’ont plus guère de place »
L’Argentine et le Brésil ont suivi après 1972, parce que les Anglais, les Allemands et les Hollandais ont imposé une telle intensité athlétique dans le jeu que les dribbleurs, sous l’effet d’un pressing étouffant, n’ont plus disposé du minimum de temps et d’espace pour pouvoir continuer de jouer à l’ancienne. Il leur a fallu s’adapter, écarter les virtuoses qui ne voulaient pas courir dix kilomètres par match, faisaient leur petit numéro et ne supportaient pas un marquage strict, accélérer et muscler leur jeu, bref, jouer à l’européenne. Certes, ils produisent encore des Maradona, des Messi, des Ronaldo ou des Neymar, mais ils peinent à proposer un jeu qui soit différent du jeu européen, comme était différent et ô combien séduisant le jeu des Uruguayens des années 1920 ou du Brésil de 1958, par exemple.
Par conséquent, en effet, les sélections européennes, moins virtuoses, mais plus athlétiques et plus disciplinées tactiquement imposent un jeu où l’inspiration et la virtuosité n’ont plus guère de place. Depuis le 4-2-4, dont la paternité est attribuée aux Brésiliens (et bien avant 1958), tous les systèmes tactiques ont été mis au point par des Européens ; la créativité tactique (qui n’implique pas que le jeu ainsi formaté soit créatif !) est du côté de l’Europe depuis 60 ans, et aucun entraîneur sud-américain ne semble actuellement en mesure de proposer quelque chose de neuf… Dommage !
Peut-on dire qu’au haut niveau, les trois domaines importants aujourd’hui sont la préparation physique, la gestion psychologique et l’organisation tactique ? Est-ce là que les grandes équipes font la différence ?
La gestion tactique, des trois paramètres, est capitale, parce qu’une erreur de tactique peut coûter la perte d’un match, et qu’à l’inverse, une tactique judicieuse, exécutée par des joueurs disciplinés (d’où l’importance de la psychologie, pour les choisir et leur expliquer leur rôle), et bien entendu au top physiquement, peut suffire à le gagner. Le meilleur exemple en est donné par la Grèce à l’Euro 2004 : avec des joueurs limités, mais motivés, et exécutant un plan tactique simple, connu de leurs adversaires, les Grecs ont gagné l’Euro au Portugal et contre le Portugal (de Cristiano Ronaldo) après avoir éliminé les Français. Et ce, grâce à leur entraîneur (allemand), Otto Rehhagel…
Car un match est un duel, comme je le rappelle dans le livre, qui oppose non seulement 22 joueurs, mais aussi 2 entraîneurs, dont le projet est de neutraliser l’attaque adverse et de piéger la défense adverse ! Et, pour ce faire, ils mettent au point des systèmes de jeu qui animent l’équipe : car aujourd’hui, les équipes bougent en blocs, d’arrière en avant et d’avant en arrière, de droite à gauche et de gauche à droite, de façon coordonnée, suivant un plan de jeu qui a été répété à l’entraînement, allant des positionnements et des marquages aux circuits de passes, avec le ballon et sans le ballon…
« L’Italie a bien gagné l’Euro 2020 avec des joueurs moyens »
Donc, oui, la différence vient de là, sans négliger toutefois la qualité des joueurs. Un exploit comme celui de la Grèce peut certes être répété : l’Italie a bien gagné l’Euro 2020 avec des joueurs moyens, incapables de réitérer le même exploit par la suite, et elle avait gagné la Coupe du monde 2006 avec des joueurs moins doués que les Bleus, mais avec un certain Marcello Lippi à la baguette, le maître de Didier Deschamps !
Cependant les grands joueurs font les grandes équipes, celles qui sortent du lot, à la condition qu’un grand entraîneur mette au point la tactique qui leur permette d’exprimer à fond leur talent. Pour ne donner qu’un seul exemple, Maradona tout seul ne suffisait pas à gagner une Coupe du monde, il a fallu que Bilardo monte autour de lui tout un système à son service. De même, Zidane tout seul ne suffisait pas, en dépit de son talent, et la preuve en a été apportée en 2004 notamment, contre la Grèce, dont je parlais plus haut, et on le verra dans le livre.
Un tournoi long, sept matchs pour les demi-finalistes, entraine souvent des évolutions tactiques en cours de route, comme on l’a vu en 1982 ou à l’Euro 2016, par exemple. Peut-ont dire sur la période récente qu’il y a une tactique plutôt offensive au premier tour, et plutôt défensive lors des matchs à élimination directe ?
Michel Hidalgo a dit que coacher trois matches de compétition et en coacher six ou sept, ce n’est pas la même chose, cela permet « d’apporter des correctifs. » L’analyse des différents systèmes de jeu validés par Deschamps en 2018, avec le passage d’une tendance offensive à une plus défensive, ne cherchant plus la possession, montre la réalité de ces correctifs, fruit des leçons tirées des matchs passés. Rien n’est nécessairement stable.
Il existe, de plus, une différence de fond entre le premier tour et la phase éliminatoire. Dans un cas, il n’est pas obligatoire de gagner tous ses matchs : on ne joue pas son « va-tout » sur le premier, un match nul laisse intactes les chances de qualification ; et quant au troisième match, si la qualification est déjà actée, on aligne souvent une équipe-bis. Bref, il y a place pour le calcul, et le moteur est en rodage. Dans l’autre, on joue son va-tout à chaque match, même s’il est possible de calculer en visant les prolongations et les tirs au but ; mais ça n’est pas dans l’ADN des Français, plutôt dans celui des Italiens, qui ont gagné comme ça en 2006 (et l’Euro 2021). Plus de calcul, donc.
« Les huitièmes de finale, c’est là que commence la véritable compétition »
Par contre, ce qui est certain, c’est qu’une équipe se « trouve », ou pas, au début de la phase éliminatoire, qui commence aujourd’hui avec les huitièmes de finale. Là commence la véritable compétition. C’est contre le Paraguay, en 1998, contre l’Argentine en 2018 que l’équipe de France a trouvé le bon régime, ce qui ne signifie pas obligatoirement la victoire finale, puisque cela avait été aussi le cas en 2006, on sait ce qu’il en est advenu et on en trouvera là aussi l’analyse dans le livre.
Je pense donc qu’un coach ne décide pas volontairement de changer de tactique entre les deux phases : ce sont les évènements qui le conduisent à introduire des correctifs, à modifier éventuellement les réglages, comme sur une F1, pour en améliorer le fonctionnement, et ce sont les joueurs qui valident ces correctifs, ou non. Le coach est en réaction, et puis il ne faut pas oublier qu’on ne joue pas de la même façon face à des équipes plus faibles, qui vont refuser le jeu, ce qui arrive souvent lors du tour préliminaire, et face à des équipes dominantes, habituées à produire du jeu, qu’on retrouve forcément sur son chemin quand on avance dans la compétition. On ne choisit pas ses adversaires, il faut donc s’adapter : être flexible tactiquement est donc un plus, même si la presse n’apprécie pas. Mais un grand coach ne fait pas attention à ça …
Depuis dix ans qu’il est le sélectionneur national, Didier Deschamps a utilisé plusieurs schémas tactiques, y compris pendant les quatre phases finales auxquelles il a participé. Est-ce pertinent dès lors de le qualifier de pragmatique ?
Deschamps revendique ce pragmatisme : il a toujours dit et répété que la vérité d’un match n’est pas celle du suivant. Est-ce à dire qu’il remet les compteurs à zéro à chaque match ? Non : il a des constantes. Même si, comme Jacquet avant lui, il n’aligne que 3 joueurs à profil offensif (s’étant aperçu comme son prédécesseur et entraîneur que 4 offensifs n’améliore que rarement l’efficacité), son projet de jeu est toujours offensif. Concrètement, pas question pour l’équipe de France de se masser « à dix derrière » dès le coup d’envoi pour viser un 0-0 ou une victoire obtenue par un but de rapine. Par contre, la recherche de la possession est facultative et la défense est prioritaire.
Pas question, comme Batteux d’accepter de prendre 1,5 but par match en se disant confiant de pouvoir en marquer 2 ou 3. Le football moderne ne l’autorise plus : au-delà d’un but encaissé, les statistiques disent que les chances de victoire s’effondrent. Donc, l’objectif est de ne pas prendre de but, ou pas plus d’un. C’est pour cette raison qu’il tâtonne actuellement, testant diverses formules défensives, à la recherche de LA bonne formule, qui, hélas, semble se dérober. Quant à l’attaque, elle dépend surtout de l’animation des couloirs, qui donne du pain sur la planche à Deschamps !
« La France est une équipe de coups, alternativement brillante ou médiocre »
Pragmatique, pour Deschamps, signifie donc qu’il n’est pas exclusivement attaché à un système de jeu (contrairement à un Guardiola, par exemple, fidèle à son 3-4-3), ni à tel ou tel joueur (même si l’on constate qu’il y a quelques inamovibles, comme Lloris, Griezmann ou plus récemment Mbappé), parce qu’il sait que les indisponibilités, dues aux blessures (et elles se multiplient actuellement pour lui compliquer la tâche) peuvent le contraindre à changer de plan, de même que le profil de l’adversaire, auquel il faut s’adapter. Par contre, il a quelques principes auxquels il est attaché.
Le résultat en est que l’équipe de France est une équipe de « coups », alternativement brillante et médiocre, pas une de ces équipes qui ont imposé un type de jeu dans la durée et marqué l’histoire du football, comme par exemple le Wunderteam, l’Aranyicsapat, le Brésil (entre 1958 et 1970) ou plus récemment l’Espagne du tiki-taka, qui a tout gagné entre 2008 et 2012 et épaté les observateurs. Mais ces règnes sont plutôt éphémères, en général, et Deschamps s’inscrit, lui, dans la durée, en s’adaptant, son maitre-mot…
En quoi le rôle du gardien, relativement passif pendant longtemps, s’est-il intégré dans les schémas tactiques contemporains ? Quels étaient les gardiens français qui étaient novateurs en ce sens ?
On le sait peu, mais dans les règles originelles, le gardien pouvait prendre la balle de la main dans la totalité de son propre camp, et pas seulement dans les 18 mètres ! Mais cette possibilité n’était pas exploitée, le gardien restait scotché sur sa ligne, ne s’aventurant guère au-delà des 6 mètres, qui constituaient SA surface. Chayriguès, en France, a été le premier à déroger à cette règle, au gré de son inspiration. Plus tard, Darui fut le premier à diriger vraiment ses arrières, et à faire de ses dégagements de véritables passes, utilisables, quand les autres dégageaient au petit bonheur la chance.
Mais les gardiens ne sont jamais entrés dans les plans tactiques : aucun coach n’exige de son gardien qu’il s’aventure à 30 mètres de ses buts, encore moins qu’il monte sur les corners, comme ça s’est vu. Ce genre de décision appartient au gardien lui-même, selon ses habitudes de jeu : Lloris n’est pas Neuer, par exemple, et ça ne se commande pas. Disons qu’avec le temps, tous les gardiens ont pris le pli de quitter leur ligne, quand leur équipe attaque, et de se positionner de façon à recevoir d’éventuelles passes en arrière, qu’il leur faut dégager du pied, et non plus de la main, comme c’était loisible il n’y a pas si longtemps.
Mais sans plus : ce n’est pas un élément de la tactique, c’est seulement une pratique normalisée aujourd’hui. En fait, les gardiens sont surtout décisifs par leurs arrêts (souvent sur la ligne, à l’ancienne) ou leurs sorties aériennes, sur les corners ou les centres, et non par une position avancée, dont le hollandais Stuy, à l’époque du « totaalvoetbal », avait donné l’exemple, dès 1970, mais sans susciter tant d’émules que ça. Le poste de gardien de but reste très traditionnel ; un bon gardien, voire un gardien dans un jour faste, est un plus, mais la tactique ne repose pas sur lui, car sa performance est imprévisible : même les meilleurs se « trouent », il faut faire avec.
Il y a la tactique mise en place avant le match, d’autant plus importante quand le nombre de remplaçants est réduit, voire nul comme jusqu’en 1958. Et celle en cours de match, sachant qu’aujourd’hui il est possible de changer la moitié des joueurs de champ. Cette possibilité-là est-elle bien exploitée par Deschamps ?
Avec l’autorisation de procéder à des remplacements en cours de jeu (1967) est apparu ce qu’on appelle le coaching. Aujourd’hui, il est possible de changer 5 joueurs en compétition, et jusqu’à 7 en match amical. Chacun sait que ces remplacements massifs « cassent » le match et n’apportent rien ; il a été établi que bien peu de buts proviennent des remplaçants, c’est ce qui fait qu’on les remarque d’autant plus, et on appelle cela du « coaching gagnant ». Il y en a peu d’exemples chez les Bleus.
« Multiplier les remplacements n’apporte pas grand chose »
Deschamps a souvent fait entrer 5 remplaçants, mais pas toujours. Par exemple, il a gagné la Ligue des nations en se contentant de 3 remplaçants, en octobre 2021, aussi bien contre la Belgique que contre l’Espagne, deux belles victoires. Par contre, il en a utilisé 5, aussi bien lors de l’Euro 2021 (Hongrie et Suisse) que tout récemment en septembre 2022, pour peu de fruit (deux défaites face au Danemark, par exemple, et si, contre l’Autriche, il y eut victoire, le score était acquis avant les trois ultimes remplacements, parfaitement inutiles donc). Multiplier les remplacements n’apporte pas grand chose, en général, Deschamps le sait et n’en abuse pas.
Le coaching tactique est une autre affaire : changer de tactique en cours de match n’est pas fréquent, c’est l’aveu que quelque chose clochait dans la tactique initiale, et c’est donc une décision forte, inusitée jadis et rarement usitée aujourd’hui, que Deschamps n’hésite cependant pas à prendre, mais à faible dose. Ce n’est pas toujours positif : le cas du match contre l’Eire, en 2016, est le plus réussi, mais les tentatives suivantes ne l’ont pas forcément été.
Contre la Suisse, lors de l’Euro 2021, deux changements tactiques successifs (une première !) avaient paru solutionner le problème posé par l’adversaire… sauf qu’il est revenu au score, dans les conditions qu’on sait et que je ne vais pas rappeler. La dernière occurrence d’un changement de système de jeu en cours de match, contre la Croatie en juin 2022 se solda par un échec (0-1) – malgré 4 remplacements, en outre.
En aucun cas, le coaching n’est donc une panacée, et il ne faut pas en abuser : Deschamps préfère changer éventuellement de tactique entre deux matchs, et il le fait souvent (trop ?). Mais il ne faut pas perdre de vue que, si un coach change de joueurs et de tactique, c’est l’indice qu’il y a un problème, et, s’il est amené à changer souvent, avant et pendant les matchs, c’est que le problème n’a pas reçu de réelle solution, ce qui n’est pas bon signe. Une équipe qui tourne à plein régime doit être stable, hors blessures…