Pierre Cazal : « Michel Hidalgo a fait disparaître les complexes »

Publié le 28 mars 2020 - Bruno Colombari, Pierre Cazal

Successeur de Boulogne et Kovacs, Michel Hidalgo est, selon Pierre Cazal, « le dernier des Mohicans » et n’a pas vraiment d’héritier. Pourtant, son parcours à la tête des Bleus est riche d’enseignements...

10 minutes de lecture

Coauteur d’une Intégrale de l’équipe de France de football qui fait autorité, Pierre Cazal est en train de terminer l’écriture d’un livre intitulé Sélectionneur des Bleus, à paraître le 12 novembre 2020 chez Mareuil éditions. Pour Chroniques bleues, il revient sur les temps forts (et les temps faibles, comme dans un match) des huit années de Michel Hidalgo à la tête de l’équipe de France.

Quelle place Michel Hidalgo occupe-t-il dans la longue histoire des sélectionneurs français ?

Je place Hidalgo en haut de la hiérarchie. Parce qu’il y a un avant Hidalgo et un après, que avant c’est le vide, l’absence de tout espoir de performance pour l’équipe de France. Après, tout est envisageable ; à chaque compétition, on se dit que la France peut la gagner ou au moins figurer dans le « dernier carré ». Pour moi qui ai eu 11 ans en 1960, ai aimé le maillot bleu de France davantage que n’importe quel maillot de club (et pour moi, c’était celui de l’OL) les 20 années qui ont suivi ont été désespérantes, y compris les premières d’Hidalgo. En 1982, je n’attendais pas grand chose de la Coupe du monde. Mais Séville a été une révélation : les Bleus avaient le niveau, ils auraient pu gagner ! C’était inattendu.

Par contre en 1984, comme tout le monde je pense, j’attendais la victoire. Quelle métamorphose ! D’un seul coup, tout le monde y croyait, joueurs, sélectionneur , mais aussi médias et public : c’est ça, le miracle Hidalgo. Il a fait disparaître les complexes. Avant on pensait toujours à ce qui manquait aux Français : pas assez athlétiques, pas assez déterminés , surtout devant le but, timorés, pas assez disciplinés tactiquement... Après, on a vu leurs qualités techniques et leur jeu collectif. Tout le monde a pris confiance et conscience du potentiel du football français, dont on avait douté si longtemps... Sans Hidalgo, pas sûr que cela se serait produit de sitôt !


 

Il a la particularité d’avoir été l’adjoint de deux sélectionneurs (Boulogne et Kovacs) avant de l’être lui-même. Représente-t-il par ses méthodes et par ses choix une synthèse de ces deux-là ?

Il est évident qu’Hidalgo n’était pas du tout prédestiné à être sélectionneur, il n’en avait même pas l’ambition. Il faut dire que la charge n’attirait pas, à l’époque. Elle venait tout juste d’être rétribuée (depuis 1964), et fort modestement et n’ouvrait guère de perspectives, au vu des résultats catastrophiques depuis 1960. On n’a jamais su pourquoi Boulogne avait choisi Hidalgo comme adjoint, plutôt qu’un autre, car il était dénué de toute expérience, à part celle accumulée en tant que joueur à Reims, auprès de Batteux, et à Monaco, auprès de Leduc, deux amateurs de beau jeu... au contraire de Boulogne !

« Hidalgo penchait nettement du côté Kovacs, à une réserve près : le football total »

Ce qui est sûr, c’est que Boulogne ne voyait pas en lui son successeur. Par contre, Kovacs oui. Kovacs a failli ne rester qu’une année : et il avait recommandé Hidalgo pour lui succéder et il réitéra cette proposition un an plus tard : donc, il avait discerné en Hidalgo des capacités que Boulogne n’avait pas vues. Le Roumain jouissait d’une énorme expérience internationale, avait bourlingué et n’était pas un homme de système. L’humain primait, il excellait à prendre les joueurs en particulier pour leur dépeindre le jeu de leurs adversaires (la video n’existait pas), et les mettre en confiance.

Je dirai donc qu’Hidalgo penchait nettement du côté Kovacs, à une réserve près : le « football total ». Hidalgo a appris avec le temps que ce jeu ne correspondait pas au tempérament français, et il y a renoncé. Mais il a toujours reconnu sa dette envers Kovacs.

Il débute exactement en même temps que Michel Platini, alors jeune espoir du football français, mais aussi que Max Bossis et Didier Six, qui l’accompagneront jusqu’au titre européen. Dans quelle mesure peut-on dire qu’il est tombé au bon moment ?

Bénéficier d’une génération riche des Platini, Bossis et Six aide, d’autant qu’il y avait aussi les Stéphanois Janvion, Lopez, Bathenay et Rocheteau. C’est l’éternelle question : les résultats sont-ils dûs aux joueurs, et n’importe quel sélectionneur aurait obtenu les mêmes, ou bien dépendent-ils en grande partie du sélectionneur ? La réponse est évidente : s’il avait suffi de Platini, Bossis, Six et consorts, il n’aurait pas fallu attendre huit ans pour gagner ! La réussite serait venue bien plus vite.

« C’est l’association Giresse-Platini qui a métamorphosé les Bleus »

Or, même si de brillantes performances ont été accomplies en 1977 (victoire contre l’Allemagne) ou 1978 (match nul contre l’Italie , victoire contre le Brésil), ce fut toujours en match amical. En compétition, cela restait poussif et il faut bien reconnaître que, jusqu’en 1982, la présence de Platini, Six ou Rocheteau ne métamorphosait pas tant que ça les Bleus. C’est l’association Giresse-Platini qui les a métamorphosés, et elle ne date que de novembre 1981... Et le mérite en revient à Hidalgo !

C’est exactement comme en 1958 : l’association Kopa-Fontaine a tout changé, et Nicolas ne l’a osée que contre le Paraguay, pour le premier match de la Coupe du monde ! Donc certes, sans Kopa et Fontaine les Bleus n’auraient certainement pas brillé en 58, de même que sans Platini, Giresse ou Bossis, ils n’auraient pas davantage brillé en 82, et encore moins gagné en 84. Mais ce ne sont pas les individus qui comptent : c’est leur association, et cette association, heureuse ou malheureuse, c’est le sélectionneur qui en décide.


 

La Coupe du monde 1978 est-elle vraiment un échec ? Contre l’Argentine, l’équipe de France réussit un match de très haut niveau et passe tout près de l’exploit…

Oui, la Coupe du Monde 1978 est un échec. Sportif : deux défaites d’entrée, et c’est l’élimination. Les scores sont honorables (1-2), les adversaires de taille, mais si on veut aller loin dans une compétition il faut battre les gros. Les Bleus de 1978 n’en sont pas capables. Humain : l’affaire des « bandes », la déstabilisation induite par les velléités de manifester contre la dictature de Videla, les joueurs qui s’insultent... C’est la première expérience de vie de groupe à l’étranger, pour Hidalgo, qui n’a pas connu la Coupe du monde en tant que joueur. Elle est décevante. Il est tout près de craquer.

Les trois années suivantes sont marquées par l’élimination de l’Euro 1980 par la Tchécoslovaquie et un grand brassage de joueurs qui ne débouche sur rien de concret, et une année 1981 catastrophique. Celle où il rebondit pourtant lors de deux matchs essentiels contre la Belgique en avril et face aux Pays-Bas en novembre. Comment s’y prend-il ?

Rien ne va plus, après 78. Hidalgo teste des milieux de terrain, des attaquants : Christophe (il cherche un costaud, pour doubler Bathenay), Larios (présenté comme un « Hollandais »), Moizan, Tigana ; Couriol (annoncé comme le "grand attaquant des années 80 »), Zimako, d’autres encore. En 4-3-3. Mais ça ne marche pas : élimination (de peu, mais élimination quand même) de l’Euro 80, et le spectre de l’élimination de la Coupe du monde 82, lorsqu’en septembre-octobre 81, les Bleus perdent successivement à Bruxelles et à Dublin, comme ils ont perdu à Rotterdam en mars. Toujours le même refrain : à domicile ça passe, à l’extérieur il n’y a plus personne.

Hidalgo doute, et ne le cache pas. Il reste un match à jouer, à domicile heureusement, contre les Hollandais qui n’ont plus Cruyff mais ont la confiance que leur donne le fait d’avoir été finalistes des Coupes du monde 1974 et 78. Et là, coup de poker : Hidalgo joue le tout pour le tout , et ose un milieu Platini-Giresse -Genghini ! Il a trouvé la solution. Ce jour-là, Tigana remplace Platini en fin de match, il restera à oser l’associer pleinement en 4-4-2...

Venons-en à l’invention du carré magique. Dans quelle mesure est-elle le produit de circonstances ?

Un milieu à quatre, Hidalgo l’avait osé en octobre 1981, face aux Irlandais : Christophe, Girard, Larios et Platini. Fiasco (2-3, et surtout une prestation amorphe). Mais c’était dans une configuration défensive... La seconde fois, c’est contre l’Angleterre, en ouverture de la Coupe du monde 82 : Girard, Giresse, Larios, Platini. Nouveau fiasco ! (1-3). Hidalgo revient donc au 4-3-3 contre le Koweït et la Tchécoslovaquie, puis l’Autriche. Le trio Genghini-Giresse-Tigana a fort bien fonctionné contre l’Autriche, Platini, ébranlé par ses démêlés avec Larios, était forfait. Larios se met à l’écart volontairement, Platini revient.

« En finale contre l’Italie, pas dit qu’Hidalgo aurait gardé ce fameux carré »

Les attaquants sont très décevants : Six a marqué deux fois, Soler une, Lacombe et Rocheteau, de même que Couriol, zéro. Alors pourquoi continuer à en aligner trois ? Genghini, Giresse et Platini sont de meilleurs buteurs ! Rien n’oblige Hidalgo à oser ce carré magique. Mais il a l’intuition qu’en monopolisant le jeu (la fameuse possession), on a plus de chances de marquer et moins de risques d’encaisser des buts, puisque l’adversaire n’a pas le ballon. A condition que ledit adversaire ne se masse pas dans ses 18 mètres, bien sûr, mais ce n’est pas le genre des Irlandais, pas plus que des Allemands en demi-finale...

Par contre, avec les Italiens , en finale, éventuellement... Pas dit qu’Hidalgo aurait gardé ce fameux carré ! Donc, circonstanciel, oui, mais tactiquement réfléchi, oui aussi.


 

La demi-finale de Séville met en évidence le cruel manque d’expérience du haut niveau des joueurs qui n’arrivent pas à tenir le score à 3-1 en prolongations. Mais le choix d’Hidalgo de se priver de remplaçants au milieu et de faire entrer Battiston puis Lopez dans l’entrejeu n’est)il pas discutable ?

Oui, Hidalgo a commis des erreurs dont il ne soupçonnait pas l’importance et qu’on peut difficilement lui reprocher. La première tient au règlement. Le parallèle avec 1958 est frappant. En 1958, aucun remplacement n’était autorisé, pas même pour blessure : La France a donc joué à 10 après la fracture du péroné de Jonquet ; si Lafont avait pu entrer en jeu, il n’est pas sûr du tout que Pelé aurait pu marquer trois fois, en se promenant dans la défense française qui n’avait plus d’arrière central de métier. En 1982, deux remplaçants étaient autorisés, sans condition, mais à choisir parmi seulement cinq joueurs assis sur le banc. Les autres étaient condamnés à suivre le match des tribunes, sans possibilité d’entrer en jeu.

Aujourd’hui, les 12 remplaçants sont disponibles, sur le banc de touche. Aujourd’hui, Hidalgo aurait pu faire entrer Girard à la place de Battiston, lorsque Schumacher eut assommé ce dernier. Mais en 1982, Hidalgo a choisi de se passer de Girard. Il a préféré garder, outre le gardien Castaneda, deux arrières (Battiston et Lopez) et deux avants (Bellone et Soler).

Mais c’est un milieu de terrain qu’il a fait sortir à la 50ème minute (score 1-1), sans réelle nécessité : Genghini. Certes, il a été touché, mais n’aurait-il pas pu et dû serrer les dents ? Dans d’autres cas, des sélectionneurs ont su trouver les mots pour pousser un joueur à surmonter la douleur. Par exemple, Platini a joué diminué en 1986. On sait que Mattler a joué le pied enflé au point qu’il a fallu découper la chaussure aux vestiaires, le match terminé (contre l’Italie en 1937) ; Piantoni a joué avec une appendicite en 1958, Gamblin avec un lumbago (contre l’Angleterre en 1921), et c’est un des mérites de Barreau d’avoir su le persuader de continuer quand même.

Donc, je persiste à penser que Genghini aurait pu rester en jeu malgré son coup au mollet, et qu’Hidalgo a eu tort de l’écouter se plaindre. On n’a l’occasion de jouer une finale de coupe du monde qu’une fois, en général ! En clair, Hidalgo a douté de son carré magique ! Pourquoi faire entrer Battiston au milieu ? Coup de poker perdant. Ensuite, quand Battiston dut sortir, 10 minutes à peine après, Hidalgo fit entrer Lopez, arrière central exclusif, plutôt que Soler, capable d’évoluer en retrait. Nouvelle erreur...


 

Cette équipe de 1984 semble un compromis parfait entre l’audace offensive et la solidité défensive, entre le panache et le réalisme. Elle a pourtant été mise en difficulté plusieurs fois, sauf contre la Belgique

La différence entre 1982 et 1984 ne tient pas à l’identité de tel ou tel joueur. A part Domergue (qui joua un rôle important !), il n’y a pas de véritable nouveau en 1984. Le Roux et Fernandez se sont insérés sans problème, Bellone et Ferreri ont pris du galon, mais le groupe est très expérimenté. La différence tient d’abord dans la détermination : le groupe veut la victoire, et rien d’autre . En 1982, il ne la voulait pas : il était passé du coup de massue de la défaite contre l’Angleterre à la découverte de ses possibilités. Il avait pris les choses comme elles venaient, exactement comme en 1958. C’était du bonus, de passer un tour !

« En 1984, l’équipe était sûre de sa force »

Pas en 1984. La rage était là, parce que la défaite de 1982 n’avait pas été digérée. La détermination collective, qui donne une force, c’est l’essentiel. Il suffit de voir qu’en 98 elle était là, et en 2002 elle n’y était plus : groupe saturé, se voyant trop beau... Avec les mêmes, et parfois mieux (le groupe de 2002 était plus talentueux que celui de 1998), le résultat peut être inverse. En 1984, Hidalgo n’a même pas eu à la créer, cette détermination, elle venait des joueurs eux-mêmes. La victoire était la seule option. L’autre clé du succès a été la capacité à gérer les matches, qui avait manqué contre les Allemands en 82. Gérer les temps faibles. En 84, les Bleus ont été mis en difficulté par l’expulsion d’Amoros, contre les Danois, et par le marquage agressif de Berggren sur Platini : ils ont su bloquer les Danois, et un but a suffi. Ils ont également été mis en difficulté par les Portugais , mais ils ont trouvé les ressources morales pour se battre et arracher la victoire. 5 victoires sur 5 matches, 14 buts à 4, 3 « clean sheets » : non, l’équipe n’a pas été réellement mise en difficulté. Elle était sûre de sa force, peut-être cela tenait-il à l’expérience de Platini à la Juventus, où l’on a toujours su gérer les matches...

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Michel Hidalgo a dit après coup regretté d’avoir annoncé à l’avance son départ à l’issue de l’Euro. Peut-on imaginer ce qui se serait passé s’il était resté sélectionneur jusqu’au Mexique, en 1986 ?

La question revient à se demander si Hidalgo aurait pu gagner la Coupe du monde, puisqu’Henri Michel a atteint les demi-finales comme lui (et est tombé face au même adversaire), et a même fait mieux, en remportant la troisième place négligée par Hidalgo dans l’émotion. Je pense que non. L’équipe était « cuite » physiquement après le match contre le Brésil, et dangereusement euphorisée. Hidalgo aurait-il été capable de la faire redescendre sur terre ? J’en doute. L’erreur du Brésil a été de laisser les Français jouer, le pressing défensif n’est pas dans son ADN. Mais les Allemands, eux, ne se préoccupaient pas de bien jouer et n’étaient pas fatigués. Quant à Platini, il jouait à 50% de son potentiel en raison de sa blessure au talon. Donc je pense qu’Henri Michel a tiré le meilleur du potentiel de ses joueurs ; ce n’est pas sa faute si Papin, à l’époque, tirait partout sauf dans les filets ! Trois ans plus tard, avec un Papin devenu le buteur qu’on connaît, la France aurait battu les Allemands et donné du fil à retordre à Maradona et Cie ! Mais pas en 1986. Michel n’a commis aucune faute, je ne vois pas comment Hidalgo aurait pu faire mieux.

Parmi les neuf sélectionneurs qui lui ont succédé à la tête de l’équipe de France, lequel pourrait être considéré comme son héritier ?

Hidalgo n’a pas fait école. Henri Michel a géré l’héritage, et plutôt bien, mais il n’a pas su relancer une nouvelle génération. Quant à Platini, il a fait à la tête des Bleus l’inverse de ce qu’Hidalgo faisait, et en le revendiquant haut et fort, encore ! Tous ceux qui lui ont succédé ont fait pareil. Pour eux, le football offensif à la Hidalgo était romantique. Tous se sont voulus réalistes : Houllier, Jacquet, et jusqu’à Deschamps, qui est un élève de Jacquet. Or, Jacquet, c’est l’anti-Hidalgo ! Donc Hidalgo est le dernier des Mohicans. Qui oserait aligner trois meneurs de jeu côte à côte ? Déjà, un, c’est exceptionnel ! Il n’y a plus de Platini, plus de Giresse, et même plus de Zidane.

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