Ecrire un article sur un livre auquel on a contribué n’est pas une chose simple, ne serait-ce que parce qu’on n’a pas un regard extérieur sur l’ouvrage. Mais comme mon nom figure sur la couverture, autant être clair : j’ai travaillé avec Pierre Cazal pour l’aider à transformer ce qui était des notes manuscrites, des fiches et des archives en un livre publiable qui est devenu Sélectionneurs des Bleus. Son précédent ouvrage, L’Intégrale de l’équipe de France 1904-1998 m’a tellement servi depuis une vingtaine d’années qu’il menace de tomber en morceaux, et pendant longtemps j’étais frustré qu’un travail d’une telle richesse n’ait jamais été réédité, d’autant qu’il se terminait après France-Espagne de janvier 1998.
Autant dire que, quand Pierre m’a dit, au printemps 2019, qu’il avait dans ses tiroirs une histoire des sélectionneurs, j’ai sauté sur l’occasion et lui ai suggéré de la faire publier. Après trois mois de réécriture et d’échanges, un éditeur était trouvé en décembre. L’épidémie de Covid-19 a repoussé la sortie de six mois, mais le résultat est là.
Une proto-équipe de France aux JO de 1900
Si le livre est présenté de façon chronologique, en 32 chapitres, Pierre Cazal a pris des libertés avec le récit officiel qui fait débuter l’histoire de la sélection le 1er mai 1904. Pour lui, une proto-équipe de France a existé dès 1900. Cette année-là, les deuxièmes Jeux olympiques modernes ont lieu dans le cadre de l’Exposition universelle de Paris et une équipe nationale française est alignée. Une équipe de France, donc, alors que les archives parlent du Club Français (équipe parisienne), mais il y avait aussi deux joueurs du Racing Club de France, ce qui suffit pour en faire une sélection.
Pourquoi Eugène Fraysse, dont le nom n’apparaît nulle part dans les ouvrages consacrés aux Bleus ? Parce que c’est lui qui était chargé, avec Léopold Alibert et Neville Tunmer, de former l’équipe, dans laquelle il jouait d’ailleurs. Une sorte de sélectionneur-joueur, comme il a existé plus tard des entraîneurs-joueurs en club.
Dès le chapitre 2, l’histoire officielle est réintégrée dans le récit, avec bien sûr le fameux match du 1er mai 1904 contre la Belgique, ce qui permet au passage à Pierre Cazal de rectifier l’identité du sélectionneur Robert Guérin, qui n’avait pas été joueur (à cause de son obésité) mais arbitre, puis journaliste, un parcours pour le moins original. Comme dans chaque chapitre, Pierre Cazal analyse le parcours du sélectionneur (ou du comité de sélection), les critères de sélection, les méthodes (ou leur absence) de préparation et les relations avec la fédération et la presse. Chaque chapitre se termine par le bref portrait d’un joueur clé, le récit d’un match référence et des statistiques.
Tout près d’un premier titre, en 1919...
C’est évidemment dans la période qui va jusqu’aux années cinquante que l’on apprendra le plus de choses, aussi bien sur les hommes que sur les moyens qui leur sont attribués, autant dire quasiment rien. Dans les années 1920-1930, l’équipe de France est en retard par rapport aux grandes nations européennes, et la création de la FFF (en 1919) n’y change pas grand chose. Même si, cette année-là, la sélection passe tout près d’un premier titre international en disputant la finale des Jeux Interalliés contre la Tchécoslovaquie (2-3). Mais le tournoi n’est pas reconnu comme officiel, à l’instar des matchs joués pendant la Grande Guerre…
Si bien peu des dirigeants d’entre deux-guerres ne trouvent grâce à ses yeux, Pierre Cazal est beaucoup plus indulgent envers Gabriel Hanot, grande figure du football français. Celui-ci hante la sélection de 1908 (où il débute comme joueur) à 1949, où il démissionne de son mandat de sélectionneur après un article dans L’Equipe qu’il avait lui-même écrit. On le retrouve en 1920 lors des JO d’Anvers, puis il revient en 1936 dans les valises de l’inamovible Gaston Barreau, dont il est l’éminence grise. Il revient en 1945 en temps que conseiller technique, mise tout sur la préparation physique, recrute l’entraîneur Helenio Herrera, obtient de bons résultats et prend de plus en plus de place.
Paul Nicolas, le changement c’est maintenant (1949)
« C’est que Gabriel Hanot était dominateur, et avait évolué depuis 1937, où il se bornait à des compromis avec un sélectionneur unique qui bloquait sur les questions tactiques. En 1945, le WM ne se discutait plus nulle part en Europe, l’importance d’une condition physique poussée non plus, et Barreau avait dû reculer sur ces deux points qui ne lui étaient jamais parus indispensables auparavant ; son caractère souple le conduisait du reste à s’adapter plus qu’à s’opposer. Tel le roseau, il pliait, pour ne pas rompre. »
L’autre protagoniste important de ce milieu de siècle, c’est Paul Nicolas. L’ancien buteur des années 1920 (35 sélections, 20 buts) remplace Hanot en 1949 et bifurque radicalement. Fini le WM, place au Wunderteam. En clair, explique Pierre Cazal, on abandonne le jeu défensif, physique, basé sur les duels et les passes longues vers l’avant, au profit d’un jeu de possession beaucoup plus technique, construit sur des passes courtes. Les arrivées de Kopa, Piantoni (1951), Ujlaki, Penverne (1952) ou Vincent (1953) vont évidemment l’aider. Mais c’est, après l’échec de la Coupe du monde 1954, quand il appelle Albert Batteux comme entraîneur (en 1955) qu’il touche le jackpot.
Le temps de titres, enfin
Mais la période récente (pour moi, c’est celle qui commence avec Platini, pour d’autres ce sera plutôt celle de Zidane, ou de Ribéry) est également analysée dans le détail : la lente ascension de Michel Hidalgo vers les sommets européens, Michel Platini sélectionneur malgré lui à l’instar du médecin de Molière, Aimé Jacquet qualifié à ses début de Houllier bis, ou d’ajdoint de l’adjoint, Roger Lemerre et les raisons de l’échec cinglant de 2002, les stats imbattables de Jacques Santini (78% de victoires) pourtant vaincu par la Grèce, le serment de l’auberge sous Raymond Domenech, et enfin la période actuelle, celle de Didier Deschamps en route vers un possible « double doublé »…
Cette approche chronologique marque bien la succession de ruptures d’un sélectionneur à l’autre mais aussi d’héritage, avec des nuances subtiles quand par exemple Michel Hidalgo succède à Stefan Kovacs, Henri Michel à Michel Hidalgo ou Roger Lemerre à Aimé Jacquet. Lemerre est d’ailleurs le dernier de cette liste d’adjoints promus, la logique actuelle étant plutôt de faire appel à des internationaux de premier plan, comme Laurent Blanc (2010-2012) ou Didier Deschamps (depuis 2012). En attendant Zidane, comme on attend Godot ?
En conclusion, Pierre Cazal propose une réflexion sur la part de responsabilité qui revient au sélectionneur dans le succès ou dans l’échec. Un exercice difficile, tant les facteurs sont nombreux, la qualité des joueurs n’étant pas le moindre, comme les faits de jeu d’ailleurs, qui peuvent faire basculer un match d’un côté ou de l’autre.
L’enfer ressemble aux plages de Saint-Malo
Les titres de chapitre évoquent ceux des romans de Jules Verne : « Où l’on découvre les vertus de la bonne entente dans un couple », « Où un Napoléon de la farine mène l’équipe de France à un Waterloo », « Et s’il n’en reste qu’un, il a quand même un second », « Où l’enfer ressemble aux plages de Saint-Malo »… Car le livre est avant tout le récit vivant d’une aventure humaine avec ses drames, ses colères, ses déceptions mais aussi ses grands moments de liesse et ses instants de bonheur qui marquent à vie ceux qui les ont connus. L’histoire de l’équipe de France est tellement dense et riche qu’il y a mille façons de la raconter. Sélectionneur des Bleus s’y attache, Chroniques bleues aussi.