Les premiers Bleus : Abel Lafouge et Ferdinand Rochet, virés par la presse

Publié le 13 septembre 2024 - Pierre Cazal

En janvier 1913, l’équipe de France bat l’Italie 1-0. Un bon résultat, mais les journaux de l’époque s’acharnent sur deux débutants de 23 et 18 ans, qui ne seront jamais plus appelés en sélection.

Cet article fait partie de la série Les premiers Bleus
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Il est rare, exceptionnel même, qu’un joueur fasse l’objet d’un lynchage médiatique, surtout un débutant, au point qu’il ne soit plus sélectionné, parce que la presse l’a demandé. Les journalistes actuels sont assez indulgents… sauf après Knysna, en 2010, mais là c’était toute l’équipe qui était montrée du doigt.

Abel Lafouge et Ferdinand Rochet ont pourtant subi cette humiliation, en 1913, alors même que le match auquel ils avaient pris part le 12 janvier à Saint-Ouen avait été gagné (contre l’Italie, 1-0), ce qui n’était pas fréquent avant 1914 (9 victoires seulement sur 36 matchs…). Ce fut une volée de bois vert, et unanime, en plus : L’Auto, Sporting, Football, et même l’Aéro n’ont qu’un mot, c’est : médiocre. « Les ailiers ont désemparé l’attaque » ; « La faiblesse des ailiers fut incontestable, et le grand tort des autres joueurs fut de s’obstiner à tenter d’utiliser des auxiliaires d’aussi médiocre utilité que Lafouge et Rochet » ; « Il est évident que Tousset, Lafouge et Rochet n’ont plus aucune chance de figurer dans le team national » ; « La différence de classe qui sépare les trois étoiles du centre, Maës, Viallemonteil et Mesnier des deux ailiers Rochet et Lafouge est péremptoire (sic…) ». Et le bouquet, sous la plume de Maurice Wuillaume, dans la Vie sportive du Nord-Pas de Calais : « Quant aux deux jeunes gens dont l’un était placé à l’aile droite et l’autre à l’aile gauche, ils n’eurent qu’une idée en tête, dès que le ballon leur parvenait, c’était de l’envoyer en touche pour faire enrager leurs camarades et le public. »

Après un tel traitement, Abel Lafouge et Ferdinand Rochet ne furent plus jamais resélectionnés, la presse a eu leur peau…

Pourquoi, et qu’en fut-il, dans la mesure où on peut le déterminer ? Et tout d’abord, qui étaient ces deux malheureux, qui ne protestèrent nullement, et s’en retournèrent dans un anonymat protecteur ?

Rochet, qui centre à la perfection

Ferdinand Rochet, le plus âgé des deux, était né le 6 avril 1889, il mesurait 1,66 m pour 69 kg, c’était donc un joueur râblé, décrit en novembre 1912 comme « rapide, centre à la perfection, et joue de la tête merveilleusement », des compliments à l’opposé des jugements précédemment cités ! Il opérait dans l’équipe du CA Boulonnais, affilié à la FCAF. Mais il a été ensuite sollicité par le Red Star, qui était alors un grand club et avait la réputation de rémunérer ses joueurs, et y a joué de 1913 à 1916, date à laquelle il fut envoyé au front, ayant auparavant été placé dans des services auxiliaires, basé à Paris. Avant de partir, il joua un match (officieux) France-Etrangers en février 1916, ce qui semble indiquer qu’il ne devait pas être aussi médiocre que cela… On perd sa trace ensuite, jusqu’à son décès prématuré, le 29 septembre 1929 à Asnières.

Lafouge, employé à la Banque de France

Abel Lafouge était né le 10 avril 1895 à Fresnes (en Haute-Saône), dans un hameau (Sauvillery), fils d’un cultivateur devenu gardien de la paix à Paris. Il n’avait donc même pas 18 ans lorsqu’il fut sélectionné pour jouer contre l’Italie le 12 janvier 1913, et, à ce titre, aurait mérité une certaine indulgence, car il est à supposer qu’il fut assez contracté au coup d’envoi, n’ayant pas l’habitude de ce genre de match de haut niveau, car il évoluait dans la très modeste équipe de Championnet Sports, un patronage parisien fondé en 1907 par l’abbé Bernard (le club existe toujours, et à la même adresse !). Employé à la Banque de France, il est devenu chef de service, ce qui lui a valu d’être affecté spécial en 1940 ; lors de la première Guerre, par contre, il avait été fait prisonnier (à Giessen) de mai 1916 à janvier 1919. De retour en France, il était revenu au football mais en changeant de club, suite à la création de la FFF : il a terminé sa carrière au Stade Olympique de l’Est, avec son frère cadet Gaston, plus jeune que lui d’un an et demi. Il est décédé le 20 mars 1950 à Paris.

Abel Lafouge est le premier accroupi en partant de la droite avec le club de Championnet le 9 février 1913 (photo agence Rol, BNF Gallica)

Venons-en maintenant au match, dont on a beaucoup de comptes-rendus, puisqu’il se jouait à Paris. On note, comme se moquait Maurice Wuillaume, que Lafouge a effectivement raté ses premiers contrôles, mais sans chercher d’explication et en laissant croire que cette maladresse était due à sa nullité. Pourtant, il est bien plus vraisemblable qu’il s’agissait d’un problème de coordination avec ses coéquipiers, notamment Gaston Barreau, qui le servait en profondeur… alors que Lafouge devait attendre la balle dans ses pieds. Par la suite, les deux hommes se sont réglés, car cela ne se reproduit plus. Barnol, dans Football, écrit même : « Lafouge parut le moins médiocre (sous-entendu des deux ailiers) et montra de bonnes dispositions, mais son travail préliminaire était très mal terminé ».

Contre l’Italie, ils auraient dû être au service de la triplette d’attaquants

Sur l’autre aile, il est signalé que Rochet a eu deux actions d’éclat : la première, un bon centre terminé par un tir de Mesnier, mais arrêté par la gardien italien Campelli (qui fit des miracles et fut responsable du score étriqué), et la seconde, un tir ! Car Rochet aimait se rabattre et tenter sa chance au but, de même que Lafouge, du reste. Les deux joueurs étaient les stars de leur club, où l’attaque passait en permanence par eux. Et voilà sans doute le nœud du problème, car la presse, de même que les sélectionneurs, sans doute, attendaient que les ailiers se mettent au service de la triplette Mesnier-Maës-Viallemonteil, et non pas qu’ils cherchent à faire la différence par eux-mêmes. Raison pour laquelle ils ont en effet « désemparé » leurs coéquipiers. Ceci dit, le capitaine Ducret, interviewé à la fin du match, à aucun moment n’incrimine Rochet ou Lafouge…

  • L’Auto du 12 janvier 1913 (BNF, Gallica)

Allons un peu plus loin. Ni Lafouge, ni Rochet n’étaient primitivement prévus pour jouer contre l’Italie. Jamais, auparavant, ils n’avaient même été présélectionnés pour disputer ce qu’on appelait le « match de sélection » régulièrement joué en décembre sous les yeux du comité de sélection. Une équipe de « Probables », opposée à une équipe de « Possibles », sans aucune préparation ; des noms juxtaposés les uns aux autres, ayant pour mission de montrer ce qu’ils savaient faire, et ayant de ce fait tendance au jeu personnel, afin de briller et de retenir l’attention.

Pour le match du 22 décembre 1912, les ailiers des Probables étaient Meyer (qui sera international, mais à l’arrière, en 1921) et Quilgars ; pour les Possibles, Rochet (jugé ainsi dans L’Auto : « assez terne, cependant fit du travail utile plus qu’aucun des autres ») et Faroux ; mais ce dernier fait défaut, et, au final, Lafouge prend sa place. De nombreux sélectionnés ont déclaré forfait, au point que la CFI leur a infligé une suspension (notamment Chayriguès, Gravier, Vascout, Quilgars), de sorte que la Comité de sélection (CS), composé de 3 délégués par fédération affiliée au CFI, donc 9 à ce moment-là, s’est trouvé désemparé, lui aussi, au moment de composer l’équipe de France. Faute d’ailiers de valeur incontestable, il a opté pour la paire de novices, Rochet-Lafouge.

Ferdinand Rochet est le premier accroupi à gauche, Abel Lafouge le premier accroupi à droite, le 22 décembre 1912 à Saint-Ouen avec l’équipe de France des Possibles (photo agence Rol, BNF Gallica)

Et c’est alors que la presse s’est déchaînée, dénonçant « un accord tacite (qui) unit dans le vote les représentants de la FGSPF et ceux de la FCAF », aux dépens de la LFA, la Ligue de Football-Association, qui « obtient » pourtant 7 joueurs : Chayriguès (en dépit de sa suspension de 8 jours, le match de se déroulant le 12 janvier) Letailleur, Massip (qui déclarera ensuite forfait), Barreau, Mesnier, Maës, Viallemonteil. La FGSPF (les Patronages) obtient donc, outre le capitaine Ducret, indiscutable, deux autres places, celle du demi Tousset (qui prend la place de Bigué, de la LFA), et celle de Lafouge. Quant à la bien modeste FCAF, qui, depuis que son club vedette la CA Vitry l’avait lâchée pour passer à la LFA (les matchs contre le Red Star, le CAP ou le FC Levallois étant plus « juteux »), n’avait plus de sélectionné, elle arracha une place, celle de Rochet.

Victimes d’une guerre larvée entre fédérations rivales

Pour la presse, c’était injuste ; à ses yeux, des joueurs médiocres obtenaient des places aux dépens de joueurs supérieurs, simplement pour satisfaire l’amour-propre des fédérations fondatrices du CFI. Dans L’Auto, Robert Desmarets signale qu’un second vote eut lieu, à la suite du tollé médiatique, et révèle son score ; 5 voix à 4 pour confirmer l’équipe prévue. Il réclame alors à cor et à cri un comité de sélection indépendant…

Mais ce n’est pas tout : au début du mois de janvier 1913, et à l’issue de tractations ayant duré près d’une année, l’USFSA finit par accepter d’affilier sa section football au CFI, réconciliant enfin toutes les parties prenantes gérant le football en France. Ce n’était pas encore la fédération unique, la FFF, il fallut attendre 1919 pour que fusionnent FGSPF, FCAF, LFA et USFSA, mais un grand pas avait été fait, depuis le schisme de 1906, qui avait abouti à la création du CFI, lequel avait pris la place de l’USFSA à la FIFA en 1908 et privée cette dernière – et les joueurs des clubs qui lui étaient affiliés, les plus nombreux – de participation aux matchs internationaux, ce qui était une grande frustration. On n’a pas idée, aujourd’hui, des conséquences entraînées par cette situation de division et même de guerre larvée entre fédérations, parce qu’on est habitués à l’union qui règne depuis plus d’un siècle sur le football français, mais il n’est pas inutile de rappeler combien fut difficile cette union.

Un dirigeant avec des arrières-pensées

Et si Maurice Wuillaume, dirigeant nordiste et pro-USFSA, a critiqué si injustement Rochet et plus encore Lafouge pour leur prestation contre l’Italie, c’est parce qu’il n’était pas impartial du tout. Il voulait les postes d’ailiers pour le tourquennois Lesur et le roubaisien Dubly, et il les obtint : dès le match suivant, contre la Belgique le 16 février 1913 à Bruxelles, Lesur et Dubly prirent les places de Rochet et Lafouge, tandis que Bigué, de la LFA, poussait Tousset, des patronages, dehors. Il n’y avait plus de représentant de la FCAF, et un seul de la FGSPF, Ducret – encore ce dernier fut-il bientôt transféré... à l’Olympique Lillois ! Et, notez-le, en dépit du « renfort » des ailiers nordistes, le match… fut perdu et largement (0-3), alors que le précédent avait été gagné…

En conclusion, plutôt que penser qu’un comité de sélection irresponsable, par esprit de boutique, s’est résolu à sélectionner deux joueurs nuls, je considère que Ferdinand Rochet et Abel Lafouge ont été des victimes. Victimes des partialités de la presse d’époque, choisissant son camp dans la guerre des fédérations qui sévissait au CFI ; victimes de la reprise du pouvoir par l’USFSA, au point que, jusqu’en 1914, plus aucun joueur issu de la FCAF et même de la FGSPF (à l’exception et pour une seule fois, de Charles Geronimi) n’aura l’honneur de porter le maillot national, alors qu’au contraire, ce sont les joueurs issus de clubs USFSA qui trusteront les places.

On assiste alors à un retournement de situation : l’époque où les joueurs des patronages, aidés par quelques éléments de la FCAF, défendaient vaille au vaille les couleurs de la France (1909-1910) à la suite de la sortie de l’USFSA hors de la FIFA, est révolue. En adhérant au CFI, qui ouvre largement ses bras, l’USFSA reprend le pouvoir et boute hors de l’équipe de France les éléments de la FGSPF et de la FCAF, pourtant fédérations fondatrices du CFI, sans que personne ne proteste, pas même Charles Simon ou Henri Delaunay, ni les frères Chailloux, les dirigeants majeurs, et surtout pas la presse, qui pousse à la roue.

Et tant pis pour les Rochet et les Lafouge : il n’y aura plus de place pour eux…

Le seul match d’Abel Lafouge et de Ferdinand Rochet avec l’équipe de France

Sel.GenreDateLieuAdversaireScoreTps Jeu
1 Amical 12/01/1913 Saint-Ouen Italie 1-0 90

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Entre 1904 et 1919, 128 internationaux ont porté au moins une fois le maillot de l’équipe de France. Si leur carrière internationale est la plupart du temps anecdotique, leur vie est souvent romanesque.

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