A ce jour, l’équipe de France a disputé 895 matchs avec 941 joueurs différents, participé à seize phases finales de Coupe du monde et dix de championnat d’Europe. Autant dire que son histoire est vaste, labyrinthique et étalée aussi bien dans le temps (depuis 1904) que dans l’espace (à l’échelle du globe). Même si le livre s’arrête il y a un an (fin 2021), comment la raconter, par quel bout commencer, quels fils tirer ?
Le dessinateur Christopher, auteur de l’histoire illustrée de l’OM et de Mon album Platini, s’est associé au journaliste de l’AFP Emmanuel Barranguet, donc c’est le premier livre. Ensemble, ils procédé par ordre strictement chronologique, année après année, mettant le focus sur quelques matchs de légende, dressant le portrait d’une cinquantaine de joueurs importants (Gamblin, Maës, Dubly, Chayriguès, Devaquez, Mattler, Ben Barek, Marche, Kopa, Trésor, Platini, Zidane, Henry, Thuram, Ribéry, Benzema, Griezmann, Mbappé…) et cherchant dans le détail des anecdotes : les sept joueurs du Red Star alignés ensemble (en 1922), le sélectionneur Gaston Barreau enfermé dans un placard (en 1924), le premier match retransmis en direct à la télévision (en 1952), la souscription nationale pour payer le déplacement en Suède aux familles de joueurs (en 1958), la fuite des joueurs albanais en France (en 1991), l’opposition virtuelle Zidane-Maradona (en 1994)…
Ils ont aussi interviewé en profondeur cinq anciens internationaux (Dominique Colonna, actuel doyen des Bleus, Marius Trésor, Alain Giresse, Jean-Pierre Papin et Robert Pirès), qui ont joué le jeu des confidences sur leurs années en équipe de France.
L’ensemble est étonnant, un objet hybride (et volumineux !) qui ne ressemble ni à un album BD (la partie texte est très importante), ni à un livre de foot classique (il n’y a aucune photo, et très peu de stats, du moins elles ne sont pas traitées sous forme chiffrée). Son originalité en fait sa valeur : c’est un ouvrage qui a toute sa place dans la bibliothèque bleue !
Quelques semaines après avoir suivi la Coupe du monde au Qatar, Emmanuel Barranguet nous fait le making of de cette Histoire illustrée des Bleus (Marabout, 300 pages, 35 euros) qui évidemment continue.
De quoi est née ta relation à l’équipe de France ? Quel est le point de départ ?
C’est l’équipe que je préfère. Mon club, c’est Montpellier, mais les Bleus me font vibrer encore plus.
J’ai grandi en Afrique, je n’ai eu la télé qu’à l’âge de 13 ans, j’écoutais le foot à la radio, sur RFI, sans les images, je fantasmais donc un football que je voyais très peu à la TV, seulement l’été, que nous passions en France.
J’ai eu le coup de foudre à France Tchécoslovaquie, au Mondial 1982, où les Bleus devaient tenir le nul (1-1) pour se qualifier. Le commentaire était fou, nous étions autour de la radio avec mes amis de la concession d’immeubles où nous habitions, à Yaoundé, en transe, à supplier pour que les Tchécoslovaques ne marquent pas, ce qu’ils n’ont pas fait. Nous avons fêté la qualification comme des dingues. J’étais tombé amoureux des Bleus, je suis très fidèle en amour.
D’où vient ce projet original de raconter l’histoire de l’équipe de France de football de manière illustrée, avec un dessinateur ?
L’idée vient de Christopher, il a déjà réalisé un livre dans ce genre sur l’OM, son autre grande passion, avec Jean-François Perès, d’Europe 1.
A quel type de public s’adresse-t-il ?
A la fois aux passionnés, qui peuvent y trouver beaucoup de détails et d’anecdotes, des amis journalistes très calés nous ont dit qu’ils y avaient appris beaucoup de choses. Mais aussi pour le grand public, son format almanach permet d’aller piocher ici et là dès souvenirs précis de grande victoire ou d’affreuse défaite, ou bien les matches de son année de naissance.
Les anecdotes, les témoignages et les citations sont beaucoup plus présentes que des données statistiques ou biographiques. Quel est le parti pris retenu pour la narration ?
Nous voulions fonctionner par anecdotes, pas comme une histoire linéaire. Cela se prête mieux aussi aux illustrations, on peut évoquer une scène d’un seul dessin, ou d’une courte BD.
Les statistiques, on peut en trouver beaucoup, notamment chez vous sur chroniques bleues, nous voulions quelque chose d’un peu neuf, encyclopédique, mais en puzzle.
Les interviews d’anciens joueurs sont très riches. Les as-tu rencontrés ? Combien de temps as-tu passé avec eux ? Quel point commun se dégage de leurs témoignages ?
Nous avons rencontré les cinq anciens Bleus interviewés dans le livre, sauf Dominique Colonna que j’ai interrogé au téléphone, en deux fois, depuis sa retraite de Corte, au centre de la Corse. Ces légendes nous ont consacré beaucoup de temps, nous avons passé entre deux et trois heures avec chacun d’eux, de longs entretiens, vraiment un luxe dans mon métier, où les minutes des joueurs avec les médias sont comptées !
Sans surprise, le point commun entre ces joueurs de différentes époques est le profond amour de ce maillot bleu, c’est en le portant qu’ils ont vécu les meilleurs moments de leur carrière, bien souvent. Tous nous ont expliqué combien ils sentaient qu’ils jouaient pour tout un pays. Les matchs de la sélection, surtout les grands, touchent un public encore plus large que celui du foot de clubs.
Comment as-tu travaillé avec Christopher ? Discutiez-vous ensemble des illustrations, du découpage, du choix des joueurs ?
Après avoir bâti ensemble le chemin de fer, le nombre de pages que nous voulions consacrer à chaque année, et procédé à la sélection de nos matches, joueurs, et buts « de légende », nous avons couru chacun dans notre couloir. Je me chargeais des textes, des listes de joueurs par année, de la recherche documentaire, des anecdotes, je lisais des livres de foot, des bios de joueurs (j’ai beaucoup consulté chroniques bleues, merci !), regardé des vidéos à partir de l’époque où il y avait des images... Et lui dessinait et assurait la mise en page.
Nous nous appelions régulièrement pour faire le point, et aussi quand l’un avait une remarque à faire à l’autre. Christopher pouvait me suggérer telle ou telle anecdote, m’en demander une de plus ou en supprimer une en fonction de la place qu’il voulait pour le dessin. De mon côté je pouvais lui donner un avis sur un dessin, lui proposer un autre angle de vue, mais pour ce travail de longue haleine, nous sommes grosso modo restés chacun à notre tâche.
Combien de temps a-t-il fallu pour rassembler tous les éléments nécessaires à la rédaction de ce livre ?
En tout cela représente deux ans et demi de boulot, de longues soirée à écrire jusqu’au milieu de la nuit, je n’avais pas mesuré au début du projet le très gros travail que cela allait représenter ! Mais c’était passionnant ! De mon côté, ce livre représente un peu toute ma vie : la bande dessinée est ma deuxième grande passion avec le football, et j’ai été prof d’histoire dans une première vie professionnelle.
Ma tâche s’est partagée en trois grands moments différents. D’abord le foot d’avant la télé, une recherche minutieuse, qui m’a rappelé mes études d’histoire. J’ai pris ma carte de chercheur à la Bibliothèque François Mitterrand à Paris. C’était très agréable pour Christopher aussi de faire vivre par son dessin des buts dont il ne reste pas d’image.
La deuxième époque s’ouvre avec les premiers matches filmés, on commence à en voir dès la Coupe du monde 1938 en France, puis ça s’intensifie. Je travaillais avec des vieilles vidéos, des livres et ma culture de fan de foot. Je n’ai évidemment pas vu jouer les Bleus de 1958, je suis né en 1973, mais j’avais lu et vu beaucoup de choses à leur sujet avant de me lancer dans l’Histoire illustrée des Bleus.
Pour la troisième période, c’était un travail vraiment différent : tous mes souvenirs de supporter des Bleus. Cette fois, le boulot consistait à trier dans mes souvenirs (sinon il fallait mille pages...) et à aller les vérifier, la mémoire joue des tours ! J’ai fouillé dans les images des matchs que j’ai vus (je n’ai pas raté beaucoup de rencontres des Bleus depuis 1991 et mon retour en France) et les souvenirs de lectures, de L’Equipe, de France Football, de L’année du football, etc.
Tu as couvert la Coupe du monde 2022 au Qatar pour l’AFP. Dans quel état d’esprit y es-tu allé ?
J’y suis allé l’esprit ouvert. Je suis prof en école de journalisme, je serine à mes élèves qu’un journaliste doit être curieux, les antennes tendues, et se méfier de ses a priori. Le Qatar bashing d’avant Mondial m’a paru excessif, je demandais à voir. En un mois là-bas, je ne peux pas écrire une thèse sur le Qatar, mais je peux relater ce que j’ai vu, dans les conditions privilégiées d’un membre de la presse internationale. L’ambiance était détendue, la vie facilitée pour les suiveurs de la Coupe du monde.
Qu’est-ce qui t’a marqué là-bas, en dehors des matchs proprement dit ?
La démesure de ce pays, dans les bons et les mauvais côtés : des grands et très beaux buildings (Doha by night est un feu d’artifice de lumières), la clim un peu partout même quand il ne fait pas trop chaud. Les stades aussi sont magnifiques, en particulier Lusail, celui de la finale, et Al-Bayt, en forme de tente. J’ai aussi souvent bien mangé, dans les restaurants tenus par les très nombreux immigrés, cuisine yéménite, géorgienne, sri-lankaise, maghrébine...
As-tu pensé à ce qui aurait pu figurer dans le livre s’il était sorti un an plus tard ?
J’y pense beaucoup ! Nous espérons, si le livre rencontre le succès, pouvoir le rééditer et ajouter le chapitre 2022. Hélas, il va falloir raconter cette finale magnifique et cruelle... Je plains Christopher qui ne pourra pas échapper au dessin de cette diabolique occasion de Kolo Muani qui n’a pas voulu rentrer...
La difficulté (et la richesse) d’écrire sur l’équipe de France, c’est que son histoire est en perpétuel mouvement, et qu’il est impossible d’en deviner les épisodes à venir. N’est-ce pas frustrant de la figer à un moment donné sous la forme d’un livre ?
Quand on écrit, on fixe. Il faut bien s’arrêter à une date. Non, vraiment pas frustrant. Au contraire, c’est un très grand plaisir et une fierté d’avoir contribué, ne serait-ce que par une toute petite brique, à la Geste de l’équipe de France. Et puis comme répondu à la précédente question, nous espérons pouvoir prolonger le plaisir.