Pourquoi une historienne américaine choisit-elle de travailler sur la France contemporaine, et sur le sport français ?
Depuis toujours, je m’intéresse à la culture française. J’ai fait mon study abroad [1] en France pendant mes années d’études à l’université George Washington. Quand j’ai commencé une maîtrise en journalisme du sport, j’ai présenté une thèse à l’université de New York sur le football français chez les jeunes, et donc sur le système de formation qui a produit les Bleus de 1998-2000. C’est un sujet que j’ai trouvé intéressant à étudier et quand je suis revenue pour faire mon doctorat d’histoire, j’ai choisi de continuer à travailler sur le foot (et le sport) français.
Votre ouvrage [2] porte sur l’évolution du sport français durant la Ve République. Quelle influence un système politique peut-il avoir sur des résultats sportifs ?
Je pense qu’un système politique peut avoir une influence sur des structures sportives mais pas vraiment sur les résultats. Par exemple, on peut constater que le modèle américain et le modèle des pays d’Europe de l’Est ont donné des résultats alors qu’il s’agit de deux modèles politiques opposés. Cela prouve que les résultats sportifs ne dépendent pas d’un système politique ou d’un autre. Par contre, la politique peut aider à obtenir des résultats. En France, après les JO de 1960 (où la France n’avait conquis aucune médaille d’or), le gouvernement français avait constaté l’absence de structures sportives et le manque de temps et de moyens pour les athlètes.
C’est devenu le « zero hour » [3] du sport français : les structures sportives ont été mises en place à partir des années 1960 mais surtout à partir de 1975 avec la Loi Mazeaud [4] et la création de l’INSEP [5]. Ce qui a produit de meilleurs résultats.
« L’immigration a nourri le sport français, sans aucun doute »
Les premières années de la Ve République sont aussi celles de l’achèvement de la décolonisation. Quel est l’apport de l’immigration dans le sport français en général et le football en particulier ?
L’immigration a toujours joué un rôle dans le sport français, en particulier dans le football parce que c’est un sport où la méritocratie est très forte. Fin 2015, j’ai écrit dans un article pour CNN International que le football est le milieu la plus démocratique de France, où on peut avancer par le talent et le travail. Les sélections nationales ont toujours reflété les vagues d’immigration, et les vedettes du foot français aussi, de l’époque de Kopa jusqu’à maintenant. L’immigration a nourri le sport français, sans aucun doute.
Quelle explication donnez-vous au fait que la France ait commencé à obtenir des résultats réguliers à partir des années 1990 ?
C’est une bonne question. Il y a plusieurs paramètres :
1/ les conséquences de la loi Avice (à partir de 1984) [6],
2/ les changements dans la culture avec de plus en plus un mouvement vers le sport-loisir
3/ l’afflux d’argent dans le football à partir de 1990
4/ une fédération (FFF) qui affine son système de détection et les clubs pros qui investissent dans leur centres de formation pour former des jeunes
5 / l’aspect mental, que la France gagne. On constate ce changement de mentalité dans le monde du football, avec de nombreux joueurs professionnels qui sont partis pour l’Angleterre et l’Italie, qui ont gagné avec leurs clubs, mais aussi avec le Mondial 1998 et l’Euro 2000. Ces victoires ont influencé et inspiré les autres sportifs, comme des jeunes basketteurs Tony Parker, Ronny Turiaf, Boris Diaw qui grâce à 1998 ont pris conscience de leurs possibilités [7].
Quelle place occupe le football dans le sport français ?
Je pense que c’est difficile pour le football en France. C’est le sport numéro un, bien sûr. C’est le sport le plus diffusé, le plus médiatisé, le plus consommé et le plus pratiqué. Mais le foot se bat contre une image peu valorisante : il y a cette image (vraie ou fausse) des joueurs qui gagnent beaucoup d’argent et qui ont un mode de vie bling bling. La France est restée une société très socialiste, contrairement à l’Angleterre ou les États-Unis.
En France, pendant longtemps, on a stigmatisé le professionnalisme et vanté l’amateurisme. Cela date de l’époque de Pierre de Coubertin. Dans les années soixante on a commencé à s’interroger sur comment améliorer les résultats des athlètes français. Ça a évolué dans la dernière partie du vingtième siècle. Mais le football en France s’est professionnalisé dès les années 1930 et est devenu une activité économique. Il a donc dû longtemps se défendre dans ce débat professionnels/amateurs.
« L’émergence du foot féminin à partir de 2011 a aussi influencé et amélioré l’image du football en France »
Les autres disciplines sportives ont mis du temps avant de suivre l’exemple du foot et devenir elles aussi des activités économiques. Le basket par exemple a longtemps été associé aux études, à l’école et il ne s’est professionnalisé qu’en 1986-87. Cela reste une discipline plus liée à la pratique qu’à l’économie.
J’ai l’impression que l’image du football en France a commencé à changer avec les meilleurs résultats de l’équipe de France masculine à partir de 2014. En 2015, le football a été la cible des terroristes (lors des attentats au Stade de France en novembre 2015) et l’équipe de France a retrouvé son public. Je pense aussi que l’émergence du foot féminin et la médiatisation de l’équipe féminine à partir de 2011 a aussi influencé et amélioré l’image du football en France.
Le football reste le sport le plus populaire et le plus suivi en France, il a généré de belles réussites dans les années qui ont suivi la guerre froide. Il occupe une place très forte dans la société même s’il reste des problèmes d’image.
Et dans le football français, quelle est la place de l’équipe nationale masculine ?
Je pense que l’équipe de France masculine a une place prédominante dans le football français quand on parle des résultats au plus haut niveau. Il s’agit d’un élément de fierté nationale. Les clubs français sont certes très suivis, mais qui n’ont pas remporté grand-chose au niveau européen depuis plusieurs années. Mais les grandes clubs à l’étranger où se trouvent beaucoup des joueurs français sont également très suivis.
L’émergence depuis dix ans de l’équipe de France féminine, de l’Olympique lyonnais et le succès populaire de la Coupe du monde 2019 réduisent-ils l’écart entre la France et les États-Unis, ou celui-ci est-il trop important et structurel ?
Ces événements peuvent en effet contribuer à réduire l’écart entre la France et les États-Unis au niveau des footballeuses professionnelles. Par exemple, aujourd’hui l’OL féminin est un club qui remporte des succès internationaux. Mais il reste une différence au niveau des structures : aux États-Unis, il faut avoir de l’argent pour jouer à haut-niveau ( le système Pay to play). Il reste également une différence de mentalité, on a pu le voir à la Coupe du monde 2019 où les Américaines se sont imposées face aux Françaises en quart de finale. Mais peut-être l’acquisition du Reign FC de Seattle par Jean-Michel Aulas et Tony Parker [8] va-t-il provoquer d’autres changements des deux côtés de l’Atlantique.
En France, les joueurs et joueuses de football sont extrêmement prudents dans leurs prises de positions politiques ou citoyennes, à l’inverse de Megan Rapinoe ou Colin Kaepernick. Pourquoi, selon vous ?
Les footballeurs français s’expriment en effet peu sur des domaines en dehors du football. Historiquement en France, il n’y a pas eu beaucoup de champions qui ont pris position. Aux États-Unis, nous avons eu Jackie Robinson (base-ball), Bill Russell et Kareem Abdul Jabaar (NBA), Muhammad Ali (boxe) qui ont instauré une tradition d’expression politique ou citoyenne. Depuis les années soixante, beaucoup acceptent que les athlètes prennent position sur les sujets de société. Cet été, on a vu des sportifs français qui se sont exprimé sur des problèmes de justice sociale, peut-être parce qu’ils ont observé les Américains quand ils se sont exprimé, spécialement depuis 2014.
« On a vu Thierry Henry faire un geste en hommage à George Floyd »
Dans le tennis, le football américain, le basket, les sportifs américains portent cette tradition d’activisme politique et citoyen. On a vu Thierry Henry faire un geste en hommage à George Floyd. C’est accepté par les Américains et je pense que pour les autres (mêmes les Français), ça commence à être accepté. On note que les footballeurs de Bundesliga et de Premier League cet été ont rendu hommage à George Floyd et ont mis en avant les problèmes de discrimination, de racisme et d’inégalités.
En France, la récupération politique des succès sportifs s’est généralisée depuis 1998. Est-ce une spécificité française ?
Je ne pense pas que soit exclusivement français. Aux États-Unis il y a une tradition où les équipes victorieuses des divers championnats (NBA, MLB, NCAA, etc.) sont invitées à la Maison Blanche par le Président et la First Lady (du moins avant l’arrivée de Trump), mais il s’agit juste de leur adresser des félicitations. Ce n’est pas une démarche politique. Il y a aussi la tradition du first pitch au baseball où le Président lance la saison ou une série des playoffs. Il ne s’agit pas non plus de politiser le sport, c’est juste une tradition. Mais depuis 2017 et l’élection de Trump, beaucoup de champions refusent de se rendre à la Maison Blanche pour diverses raisons. Les quelques visites qui ont lieu deviennent donc plus politisées.
Selon vous un système de Ligue à l’américaine (franchises, ligue fermée, système de draft, salary cap, etc...) est-il transposable en Europe et à plus forte raison en France ?
Non, je ne pense pas que le système américain soit transposable en Europe, c’est un système très différent avec des références et une histoire différentes. Par exemple, ici aux États-Unis, le fonctionnement du sport n’est pas un système fédéral. Toutefois, certains voudraient que la MLS adopte les systèmes de divisions comme en Europe, en pensant que ça améliorerait les résultats du foot masculin. A suivre. Gardons un œil aussi sur l’OL Reign. Je pense qu’il va se passer des choses intéressantes avec Jean-Michel Aulas et Tony Parker avec le mélange de cultures franco-américaine.