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Vous avez vécu de l’intérieur les sept titres des Bleus depuis 1984, et vous êtes le seul à l’avoir fait. Quel est le point commun entre tous ? La relation sélectionneur/joueurs ? La gestion du groupe ? L’attention aux petits détails ?
C’est complexe. Il faut un bon alignement des planètes. Il y a les ingrédients nécessaires mais pas forcément suffisants, à savoir un groupe de qualité, les qualités techniques et athlétiques, pas de failles majeures. Ensuite la constitution de la liste qui est devenue de plus en plus importante, la gestion de groupe qui ne cesse de prendre de l’acuité au fil des décennies. A une époque, dans les années 60-70, un entraîneur qui savait bien préparer l’équipe, doser les charges de travail, généralement il s’en sortait. Aujourd’hui, le management de groupe a pris une importance capitale.
Ajoutée aux ingrédients déjà évoqués, il y a la personnalité du patron qui est de plus en plus importante. Elle peut être très diverse : par exemple, Jacquet et Deschamps ont été à l’origine des titres de champions du monde, mais ce sont des personnages très différents. Aimé Jacquet n’avait pas le pragmatisme de Didier, le même souci du détail. Il avait la même capacité de capter le groupe, voire de le captiver, mais Aimé n’avait pas la même capacité à détecter, à anticiper. Le problème, c’est d’être la bonne personne au bon moment avec le bon groupe. Sachant que le plus petit grain de sable peut venir dérégler la machine la mieux réglée…
Votre livre raconte l’évolution du journalisme et de l’environnement de l’équipe de France. Lequel a le plus changé ?
C’est une évolution constante, le métier de journaliste, le football de haut niveau, la société, le monde des médias avec l’arrivée d’Internet, des réseaux sociaux, tout ça a modifié profondément l’approche que devait avoir le responsable du groupe. Je raconte souvent que dans les années 80, on était dans un hôtel et on disait au standard de ne plus passer de communication dans les chambres à 22h jusqu’à 9h et on était tranquilles. Après est arrivé le téléphone portable, internet, les réseaux sociaux, les comptes que les joueurs gèrent à leur façon avec leur community manager. Tout est en évolution constante et à chaque fois il m’appartenait dans ma fonction de rassembler les pièces du puzzle et de faire en sorte que ça marche, que les conférences de presse puissent avoir lieu.
Si les internationaux sont beaucoup moins accessibles qu’il y a une quarantaine d’années, à qui la faute ?
C’est la faute à personne. C’est l’évolution du football de haut niveau, à la fois la quantité et la qualité, la manière de travailler qui a amené les responsables de presse et de communication des clubs et de la sélection à sans cesse évoluer et à prendre des dispositions. Je raconte qu’aux stages de Georges Boulogne au début des années 70 à Saint-Malo, on était six ou sept à suivre l’équipe de France. Aujourd’hui, la moindre conférence de presse à Clairefontaine c’est cinquante personnes, douze caméras et micros. Bon. En dehors de la volonté des sélectionneurs, qui a commencé avec Aimé Jacquet en 1998 de sacraliser les lieux de rassemblement de l’équipe de France qui ne sont plus accessibles à personne, on ne peut plus accepter ne serait-ce que pour une question de place, de faire entrer 55 journalistes dans un vestiaire.
Cette évolution, est-ce qu’elle ne s’est pas faite au détriment d’une certaine spontanéité, d’une qualité de témoignages qui sont aujourd’hui très formatés ?
Bien sûr, je vous rejoins sur ce plan. C’est pourquoi, je suis heureux au fil des évolutions d’avoir pu sauvegarder les entretiens individuels, qui une ou deux fois par stage, permettent aux joueurs et aux sélectionneurs de rencontrer un journaliste en tête à tête. Et vous avez raison, rien ne vaut pour l’authenticité du rapport que le face à face de deux êtres humains qui vont se dévoiler tels qu’ils sont et se dire des choses sans que ça fasse aussitôt le buzz.
Vous dites que Michel Platini aurait préféré remplacer la conférence de presse d’annonce de liste par un simple communiqué. Quand on voit l’inanité des questions qui y sont posées, ne pensez-vous pas que ce serait une bonne chose ?
Je lui ai dit que ce n’était pas possible par rapport aux habitudes en vigueur. Et ça n’a pas manqué. Le syndicat des journalistes sportifs est monté au créneau en criant au scandale, la liberté de l’information bafouée… Sur le fond, j’étais tenté de lui donner raison. Une annonce de liste tant que le match n’a pas eu lieu, c’est du baratin.
« Le sport de haut niveau, c’est d’abord le résultat. Et c’est lui qui a raison »
Parfois, le niveau des questions est affligeant. Et quand ils ont affaire à un client comme Didier qu’on ne prendra pas en défaut… Il n’en lâchera pas un gramme de plus que ce qu’il a voulu dire au début. C’est vrai, c’est formaté, c’est souvent frustrant, mais ce sont des codes qui se sont institués au fil des décennies. On peut regretter les évolutions. Peut-être que dans dix ou quinze ans il n’y aura même plus de conférence de presse, chaque joueur aura son cercle de communicants et dira ce qu’il veut quand il veut. Pourquoi pas ?
Comme quand après les matchs, la chaîne L’Equipe ou BFM refont le match. Il y a un résultat, il faut le respecter. C’est le charme du football, c’est d’ailleurs pour ça qu’il est si populaire : tout le monde a sa petite idée, tout le monde est persuadé que si on avait joué comme ça plutôt que comme ça, ça ne se serait pas passé de la même façon. Il ne faut pas être dupe : le débat fait avancer les choses, en soi il est sain, mais le sport de haut niveau c’est d’abord le résultat. Et c’est lui qui a raison.
Quel regard portez-vous sur les anciens internationaux devenus consultants ou animant des émissions radio ?
Il y a des angles sur lesquels ils pourraient me chercher avec plus de justesse et de pertinence. On m’a dit que j’avais la mémoire sélective par rapport à Bernard Tapie. Mais si j’avais dû parler des gens suspects ou douteux que j’ai croisés dans ma carrière il m’aurait fallu deux ou trois tomes ! J’ai évoqué quelques personnages attachés à des événements dont j’avais envie de parler. Je n’enfonce personne définitivement. Ces gens-là, comme Claude Bez ou Roger Rocher, étaient certainement habités d’une volonté de bien faire et de réussir. Mais le football pousse parfois certains à oublier quelques règles de base, et ils se font prendre par la patrouille et il paient.
« Bixente Lizarazu sait dire les choses sans outrance et sans exagération »
N’êtes vous pas surpris par les propos de certains sur l’équipe de France, comme en 2018 où des internationaux qui avaient été eux-mêmes champions du monde avaient été très durs ?
L’honnêteté et la décence commanderaient, alors qu’ils ont connu tout ça, de dire combien ça peut tenir à pas grand chose. un consultant qui ne dit pas d’outrances aujourd’hui, il ne passe pas. Bixente Lizarazu sur TF1 sait dire les choses sans outrance et sans exagération. Eric Carrière aussi arrive à pointer ce qui mérite de l’être, mais dans des termes qui ouvrent le débat et permettent de réfléchir. Mais l’évolution des médias fait qu’il ne faut pas laisser indifférent : dans l’outrance, dans la flatterie, il faut marquer, il faut dire une ou deux phrases qui font le buzz et qui seront reprises le lendemain.
De même, à quoi servent les interviewes de joueurs en bord de terrain, à la mi-temps ou à la fin du match, et celle du sélectionneur à ces deux moments ?
Bien sûr, mais vous avez raison ! Je l’ai dit plusieurs fois, je ne condamne pas l’argent, je ne condamne pas le business dans le football, il faut faire tourner la machine. Les joueurs, le sélectionneur, tout le monde doit apporter sa contribution et la présence médiatique est indispensable. Mais à un moment donné, il faut respecter le sportif. Le joueur interviewé à la mi-temps qui s’est défoncé pendant 45 minutes, qui est en sueur, qui a peine à aligner trois mots, ça n’amène strictement rien. De même, quand le match ne reprend pas parce qu’il y a un joueur au micro d’un homme de terrain, c’est insupportable !
« Il faudrait éviter cette mascarade du passage en zone mixte »
Je pique aussi mon petit coup de gueule sur les après-match en Coupe du monde ou en championnat d’Europe. L’UEFA vend très cher des positions flash près des vestiaires et un joueur peut y passer trois quarts d’heure facilement. Et il faudrait éviter cette mascarade du passage en zone mixte, cette cohue épouvantable, les journalistes se battent pour tendre un micro aux joueurs, certains s’arrêtent et d’autres non. Celui qui s’arrête, il faut venir le chercher parce que ça n’en finit pas et le bus va partir sans lui. Il y a des limites à poser. C’est une question d’organisation, de dignité, de respect. Quand on arrive au stade, jusqu’au coup d’envoi, le joueur ne doit pas être importuné. A la mi-temps non plus, et dans le quart d’heure qui suit le match non plus. Après, commence le ballet des interviewes, OK, mais pas n’importe quoi, n’importe quand, n’importe où.
Quels conseils donnez-vous aux joueurs qui doivent passer en conférence de presse ? Vous en demandent-ils ?
Je n’impose rien, je leur explique lors de leur première préselection comment ça se passe. J’ai la naïveté de croire que le joueur passé par les centres de formation et les sélections de jeunes, U20, Espoirs, a une maîtrise minimum des outils de communication et qu’il ne soit pas désarçonné par la présence d’une batterie de caméras ou de micros. Je ne suis pas sûr que tous aient subi ce passage nécessaire et formateur. Après, il y a ce que j’appellerai l’équation personnelle de chacun, c’est-à-dire une aptitude plus ou moins évidente à s’exprimer. Et là, il faut reconnaître que certains sont meilleurs que d’autres. Certains, j’ai mal pour eux, en conférence de presse, j’ai mal pour eux. Si le gars n’a pas fait un minimum de media-training, ce n’est pas le moment de le faire en équipe de France A où tout est minuté. Mes camarades du service de presse de la fédération interviennent dans les sélections de jeunes.
Quelles relations aviez-vous avec les représentants de la presse étrangère ? Leurs centres d’intérêt étaient-ils différents de ceux de la presse française ?
Non, les journalistes français concentraient leurs feux sur l’équipe de France. A chaque fois que je dirigeais une conférence de presse, je ne pouvais pas donner la parole à tout le monde, c’était limité dans le temps, 20 à 25 minutes maximum. Je veillais toujours s’il y avait des questions des journalistes du pays adverse, par correction. Je n’ai pas vu de différences notables. En revanche, dans les têtes à tête, il peut y avoir des différences d’approche selon les pays d’origine.
A-t-il été plus difficile pour vous de traiter la dernière partie, celle consacrée aux années Deschamps ? Comment garder la bonne distance ?
J’ai eu 77 ans cet été, je me sens libéré de tout devoir de réserve et je n’ai pas pris plus de gants pou parler de Deschamps que j’en ai pris pour parler d’Hidalgo ou de Michel qui nous ont quittés. Pour moi il n’y a pas de différence. Je n’ai jamais versé dans le sensationnel ou craché dans la soupe. C’est pour ça que j’ai longtemps dit que je ne ferai pas de bouquin. Et là je me suis exprimé très librement. J’ai déjà eu des coups de fil de personnages que j’ai égratigné dans le livre, mais tout va bien. J’ai une liberté de ton absolument totale.