Toute équipe de club étant déjà en elle-même une sélection, dès lors que plus de 11 joueurs postulent à une place de titulaire, la fonction de sélectionneur est aussi vieille que le football lui-même. Au 19ème siècle, c’était au capitaine (élu) que revenait le privilège de choisir ses coéquipiers ; les dirigeants n’étaient que des administrateurs. Mais les deux fonctions se confondaient souvent, étant donné la jeunesse des uns et des autres, et ce fut notamment le cas d’Eugène Fraysse au Club Français.
Avant l’équipe de France, il y eut d’abord des sélections interclubs à l’échelon régional : ainsi la sélection parisienne opposée en février 1895 au club anglais du Folkestone FC, composée par William Dunbar Attrill, capitaine du Standard AC, club parisien composé d’Anglais. Deux joueurs français, Eugène Fraysse et Charles Bernat, furent sélectionnés aux côtés de 9 Britanniques. Ensuite vint, en décembre 1896, le moment de composer une sélection parisienne formée uniquement de joueurs français pour l’opposer aux English Ramblers, une sélection hétéroclite d’Anglais en tournée, et c’est le capitaine Fraysse qui s’y colla.
La troisième étape, on l’a vu au chapitre 1er de « Sélectionneurs des Bleus », consista à mettre sur pied une sélection nationale, engagée dans le tournoi de l’Exposition Universelle et des Jeux Olympiques de 1900 [1]. Eugène Fraysse encore, à la tête de la Commission d’Association de l’USFSA (qui régissait alors le football français depuis 1894) avait fait le choix d’aligner, non une sélection hétérogène comme en 1896 face aux English Ramblers, mais un club renforcé, pour assurer la cohésion de l’équipe.
Avec Robert-Guérin, c’est la fin de l’ère des capitaines
Mais l’ère des capitaines est déjà terminée. En 1903, c’est l’Ecossais Jack Wood, fondateur des White Rovers, mais qui ne joue plus, qui est à l’origine de la venue à Paris des prestigieux Corinthians (une sélection des meilleurs amateurs anglais), c’est lui aussi qui s’occupe du financement, et de la sélection des joueurs français, qui comporte 5 provinciaux et n’est donc plus une équipe seulement parisienne. Mais il opère en marge de l’USFSA, et Clément Robert, dit Robert-Guérin, président de la CA, veut reprendre la main. Prenant langue avec des dirigeants européens, il parvient, non sans mal, à fonder la FIFA, et met sur pied le premier match qu’elle reconnaît, Belgique-France, en mai 1904.
Certes, il n’agit pas seul ; il est aidé par les Espir, Weber, Jourdain, et autres, mais c’est lui, en sa qualité de président de la CA, qui tranche la composition de cette première équipe de France officielle. Sur son modèle, s’alignent ensuite André Billy, qui prend la succession de Robert-Guérin après sa démission (qui n’a rien à voir avec les performances de l’équipe de France), puis Charles Simon et Louis Chailloux, qui prennent le relais à la tête du CFI en 1909 et à la place de l’USFSA. René Chevallier, qui coordonne ensuite les diverses composantes du Comité de sélection interfédéral mis en place jusqu’en 1914, est également un dirigeant, qui n’a sans doute jamais joué au football en club, comme Jules Rimet d’ailleurs, le futur président de la FFF et de la FIFA !
Tous sont des bénévoles, qui y vont souvent de leur poche quand il s’agit de se déplacer pour aller superviser des joueurs, accompagner l’équipe en déplacement. Ce sont des passionnés, qui n’attendent rien en retour ; pendant la guerre de 14-18, ceux qui sont réformés (Delaunay, Decaen) ou affectés en dehors du front se dévouent pour que survive un semblant d’équipe de France composé au hasard des permissions, des blessures des uns et des autres. Mais ce temps-là touche également à sa fin, même s’il faudra attendre 1936 pour voir écarté du comité de sélection le dernier dirigeant qui en faisait encore partie, Maurice Delanghe.
Avec Barreau et Hanot, les anciens internationaux prennent le pouvoir
S’ouvre alors l’ère des ex-internationaux. Les dirigeants de la FFF ont fini par s’apercevoir que l’expérience du niveau international acquise par les anciens joueurs était précieuse et irremplaçable, tant pour évaluer la capacité d’un joueur à se hausser à ce niveau (enfin perçu comme supérieur au niveau des compétitions de club nationales), que pour les conseiller. Gaston Barreau est le premier à intégrer le comité de sélection, en 1920, vite rejoint par Gabriel Hanot pour préparer le tournoi olympique. Car la FFF se souvient du fiasco des jeux de 1908, de l’impéritie de l’USFSA rassemblant les joueurs n’importe comment, les laissant seuls à Londres. Rapidement, Jean Rigal puis plusieurs autres les rejoignent dans un comité de sélection où figurent encore des dirigeants.
C’est que le travail n’a rien à voir avec ce qui se fait aujourd’hui : pas de télévision pour retransmettre des matches à gogo, pas de moyen de les enregistrer, de ralenti, ni de logiciels d’analyse vidéo, pas de montages à montrer aux joueurs pour les préparer à l’adversaire… A la place, un réseau d’informateurs (pas toujours impartiaux ni compétents), des fiches, les notes prises en regardant les matches. Comment s’étonner, dans ces conditions, que les candidats à ces fonctions ne se bousculent pas ? Il leur faut prendre sur leur temps libre (car tous exercent des professions hors football), se déplacer, assister à des réunions sans grande récompense, car les résultats des Bleus sont catastrophiques, dans les années 20 ! Au contraire, même, la FFF a tendance à les humilier, quoique discrètement, en réduisant le nombre des sélectionneurs, en changeant l’effectif du comité de sélection, voire en leur adjoignant des entraîneurs anglais (payés, eux !), les Pentland, Griffiths, Farmer, Kimpton, ce qui nuit à leur crédibilité aux yeux des joueurs, forcément.
D’ailleurs, Barreau aura leur peau (ou plutôt celle de Kimpton), lorsque la FFF, poussée par Hanot, et de guerre lasse, en viendra à lui proposer le poste de sélectionneur unique, en 1936. Mais il acceptera l’aide de Hanot, alors quasi professionnalisé, car journaliste spécialisé dans le football, qui sera son assesseur. La motivation de Barreau, qui restera sélectionneur 38 ans, jusqu’à sa mort ? L’amour de l’équipe de France, pour laquelle il se dévouera bénévolement (il travaille au Conservatoire de Musique de Paris), en dépit de toutes les avanies, les moqueries, avec paternalisme, sans jamais élever la voix. Hanot, pour sa part, préférait tirer les ficelles dans la coulisse, et était susceptible, d’où sa démission en 1949, à la suite d’une pluie de critiques, qui glissèrent par contre sur Barreau comme l’eau sur les plumes d’un canard.
Autres ex-internationaux bénévoles : Nicolas (mandataire en fruits et légumes aux Halles de Paris), Thépot (douanier) Gauteroux (dentiste), Verriest (maquignon) : tous fonctionnaient en tandem avec un entraîneur de club pigiste (Baron, Pibarot, Batteux) : mais l’ère du bénévolat, elle aussi, touchait à sa fin . Le football français n’était alors professionnalisé qu’en apparence : les joueurs étaient payés ouvertement (et non plus sous le manteau), les entraîneurs aussi, mais c’était tout. Et les structures de l’équipe de France étaient quasiment amateur.
Henri Guérin, premier sélectionneur unique
En 1964, vint le moment de fusionner les fonctions de sélectionneur et d’entraîneur, et de les confier à un entraîneur diplômé et rémunéré, sous CDD. Henri Guérin fut le premier, et, en dehors du court passage de Just Fontaine —dernier des Mohicans bénévoles — et de Michel Platini, tous eurent ce statut. A la suite de l’ère des capitaines, de celle des dirigeants, de celle des ex-internationaux, s’ouvrit donc celle des entraîneurs.
Quels entraîneurs ? L’expérience de Guérin en club avait été courte, et ratée ; celle de Dugauguez à Sedan, plus conséquente, mais à la tête d’un club de semi-professionnels ; celle de Boulogne, limitée à des clubs de modeste niveau. Hidalgo, de même que Michel, n’en avaient aucune ; Fontaine et Platini, pas davantage, bien entendu. La Direction Technique nationale (DTN), vivier d’entraîneurs fédéraux, récupérant souvent des entraîneurs de club, parfois titrés, mais en difficulté (fin de contrat, limogeage), comme Houllier, Jacquet, Lemerre ou Domenech, a fourni à la FFF des solutions de remplacement peu onéreuses pour diriger l’équipe de France, puisqu’elle les salariait déjà en CDI, et complétait avec un CDD de sélectionneur leur contrat. Presque tous ont d’abord été les adjoints de celui auquel ils ont succédé (sauf Domenech, longtemps chargé des Espoirs), ce qui leur permettait de connaître déjà les joueurs et d’être opérationnels sans temps d’adaptation.
L’idée que la fonction d’entraîneur de sélection était, sinon différente, du moins une alternative à celle d’entraîneur de club, moins bien payée, mais jouissant de plus de sécurité, sinon de stabilité, s’imposa. Des passerelles existaient, mais il était entendu que les entraîneurs les plus cotés privilégiaient les clubs ; d’où le refus de nombreux entraîneurs de prendre en mains l’équipe de France. D’autre part, si une obligation de résultat existait, elle était minimale et moins drastique qu’en club. La FFF a écarté Guérin, en 1966, Michel, en 1988, Houllier, en 1993, mais elle les a recasés à la DTN ; si les deux derniers sont partis, l’un pour entraîner des sélections africaines, l’autre des clubs comme Liverpool ou l’OL, ce fut leur choix. Et, quand Dugauguez a claqué la porte en 1969 alors qu’il lui restait un an de contrat, elle n’a demandé aucun dédommagement.
Des méthodes de recrutement semblables à celles du privé
Cependant, la FFF se mit à durcir sa position quand les résultats des Bleus firent de l’équipe de France une poule aux oeufs d’or, grâce aux droits TV et aux revenus du sponsoring, et que cette manne financière se mit à fluctuer à la baisse au prorata des contre-performances. C’est ainsi qu’elle licencia Lemerre, puis Domenech, quitte à leur verser des indemnités conséquentes, en 2002 et 2010. C’est ainsi qu’elle refusa de prolonger Santini avant l’Euro 2004, en dépit de ses exigences, fondées sur une promesse orale, de même que Blanc en 2012. Ses méthodes de recrutement se mirent à imiter les pratiques en vogue dans les grandes entreprises du privé : entretiens d’embauche à partir d’une « short-list » (Domenech, Girard et Troussier furent auditionnés en plus de Santini en 2002), ciblage de « stars » telles que Blanc en 2010, par le président Escalettes, ou Deschamps en 2012 par Noël Le Graët, mises en concurrence.
Car le poste de sélectionneur des Bleus est devenu, depuis le début des années 2000, beaucoup plus attractif qu’avant, tant du point de vue pécunier que par le prestige qu’il apporte. Du coup, le profil des sélectionneurs, qui concernait surtout de « petits » ex-internationaux (Hidalgo, Jacquet, Lemerre et Domenech n’avaient que peu de sélections à leur actif, Santini aucune) a évolué : place aux joueurs à plus ou moins 100 sélections (Blanc, Deschamps ou…Zidane, promis au poste), qui ont gagné des trophées, aussi bien comme joueur que comme entraîneur, dans des clubs de haut niveau. Le sélectionneur est devenu « le choix du président ».
On est très loin de Will Dunbar Attrill !
Stefan Kovacs et Michel Platini, les exceptions
Restent à aborder deux cas atypiques : ceux de Kovacs et de Platini.
Kovacs inaugura la méthode du chasseur de têtes, pratiquée par le président Fernand Sastre. Le Roumain venait de remporter une ribambelle de trophées à la tête de l’Ajax d’Amsterdam de Johann Cruyff, et Sastre parvint à s’entendre avec le gouvernement roumain (alors communiste, dirigé par le dictateur Ceaucescu) pour conclure un contrat d’un an, renouvelé une année de plus (in extremis !). Il dut repartir, car, fonctionnaire d’Etat, il était obligé d’obéir aux ordres du gouvernement roumain, qui entendait lui confier …la sélection roumaine à la place de la sélection française ! Faire de l’équipe de France l’équivalent de l’Ajax était mission impossible, et Kovacs n’y parvint pas, mais il reste le seul sélectionneur étranger à avoir dirigé les Bleus, et il avait du prestige.
Platini en avait davantage encore, du prestige, mais lui, au contraire de Kovacs, amoureux de la France, n’avait pas envie, se força 3 ans, se lassa, et refusa de prolonger son contrat. Il avait fallu sortir de la naphtaline, pour lui, le vieux statut du sélectionneur non-entraîneur, flanqué d’un entraîneur…non-sélectionneur, en l’occurrence Houllier. Il ne suffit donc pas d’être une star, d’être désiré unanimement comme un sauveur, pour être un bon sélectionneur ; le moins est d’être motivé, nul doute que cet exemple servit de leçon, quoiqu’un peu tard, comme dit la fable.
Quant à Deschamps, il présente cette particularité d’être toujours apparu comme prédestiné à ce poste de sélectionneur : déjà, quand il était le capitaine d’Aimé Jacquet, il en était le relais sur le terrain, et son sens tactique était remarqué ; son nom a circulé très tôt pour occuper le poste, dès 2004, et, s’il a dû patienter, chacun savait qu’il y accéderait un jour ou l’autre. Cela n’a été vrai pour personne d’autre avant lui, pas même Barreau ou Nicolas. Mais cela peut se répéter avec Zidane…