Les premiers Bleus : Emile Dusart, le vingt-quatrième homme

Publié le 10 novembre 2023 - Pierre Cazal

C’est l’un des trop nombreux internationaux français fauchés par la Première Guerre mondiale, et pourtant, Emile Dusart a longtemps été exclu de cette liste à cause d’une confusion avec un homonyme, un de plus.

Cet article fait partie de la série Les premiers Bleus
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Qu’est-ce qu’une chronobiographie ?

A la veille de la commémoration de l’Armistice du 11 novembre 1918, dans le cadre de l’hommage rendu aux Bleus qui sont morts pour la France, il convient de détacher du lot le cas d’Emile Dusart, pour lui rendre son identité.

En effet, toutes les sources statistiques et historiques, allant de la FFF à Wikipedia, sans exception, le donnent pour né en 1892 et décédé des suites de blessures de guerre en 1919. Mais elles se trompent : elles confondent le footballeur de Roubaix avec un homonyme ardennais qui n’a peut-être jamais touché un ballon de sa vie… Pourquoi ?

Cela ressemble au cas de Jenicot, qui a déjà été traité dans un article antérieur, et d’autant plus que les deux Dusart portent le même prénom : Emile, et que tous deux sont morts à la Guerre, l’un en 1918, l’autre en 1919. On le sait, l’identification des Premiers Bleus pose souvent problème, parce que les registres listant les licences accordées par les fédérations, et plus particulièrement l’USFSA, ont disparu… avec elles. Ils n’ont pas, hélas, été conservés, et pas davantage par les clubs, très insoucieux de leur propre passé.

Emile Désiré, ou Emile Louis François ?

Il faut donc pêcher les informations ailleurs, en commençant par les journaux : le prénom Emile est attesté par eux, soit par l’initiale, E, soit entièrement, et fait donc consensus. Par contre, et sachant qu’Emile Dusart est mort à la guerre (outre l’extrait du bulletin paroissial de Roubaix reproduit ci-après, on trouve aussi sur L’Auto en date du 13 juin 1919 son nom cité dans la liste des sportifs du RC Roubaix morts à la guerre), le problème vient de ce que, sur le site Mémoire des hommes, qui liste tous les soldats morts entre 1914 et 1918, et propose leur fiche militaire en annexe, avec les indications d’état-civil, chacun peut constater qu’il existe donc deux Emile Dusart, Emile Désiré, 1892-1919, et Emile Louis François, 1896-1918 : lequel des deux est le footballeur ?

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A bien examiner les données, le choix ne pose guère de problème, rendant même la confusion étonnante, et pourtant, elle a été commise et a été répercutée. Pourquoi, en effet, préférer Emile Désiré, né en 1892 à Chooz, dans les Ardennes, à Emile Louis François, né, lui, à Roubaix en 1896, quand il s’agit d’identifier un joueur…de Roubaix ? N’est-il pas tout naturel d’estimer qu’un enfant né à Roubaix, qui, comme l’indique le bulletin de sa paroisse Saint-Martin, a suivi toute sa scolarité à Roubaix, a passé son conseil de révision à Roubaix (il est dit sur sa fiche qu’il réside alors à Gravelines et qu’il est étudiant), a pu prendre licence auprès du Racing Club de Roubaix, club de sa ville, pour y jouer au football, a pu s’y distinguer au point d’intégrer l’équipe dite « fanion » du club et d’être même finalement sélectionné en équipe de France à moins de 18 ans (ce qui n’est pas fréquent, mais pas si rare que ça) ? Pourquoi aller chercher un Emile Dusart ardennais ?

Pourquoi l’hypothèse Emile Désiré Dusart ne tient pas

La fiche militaire d’Emile Désiré Dusart (ces fiches sont des sources d’informations précieuses) dit qu’en 1913, au moment où il est incorporé dans le cadre de son service militaire, il résidait à Charleville, soit à 200 km de Roubaix, à une époque où n’existaient pas les autoroutes, et où les trains étaient des tortillards. Pourquoi imaginer qu’un Ardennais, qui pourrait jouer à Charleville, ou tout près au FC Braux, champion des Ardennes, qui dispute le championnat de France, irait faire des allers-retours improbables pour s’en aller jouer les dimanches à Roubaix ? C’est absurde. De plus, en mai 1914, Emile Désiré était sous les drapeaux et on voit mal l’Armée accorder une permission pour se rendre en Hongrie, alors même que le service vient d’être porté à 3 ans en raison des bruits de guerre ! L’assassinat de l’archiduc Franz-Ferdinand à Sarajevo est proche, la guerre semble inéluctable.

  • Bulletin de la paroisse Saint-Martin de Roubaix, 15 février 1918 (BNF, Gallica)

En conclusion, la logique la plus élémentaire incline à penser qu’Emile Louis François Dusart, né le 2 août 1896 à Roubaix, est bien l’inter gauche du RC Roubaix qui a été sélectionné pour aller jouer à Budapest le 31 mai 1914. Je ne vois pas un seul argument plausible qui permette d’affirmer que ce serait Emile Désiré Dusart : il faut donc, une fois de plus, corriger tous les sites concernant les Bleus !

Ceci étant posé, voyons maintenant qui était Emile Louis François Dusart, à partir du peu d’éléments dont nous disposons.

Emile Louis François est né le 2 août 1896, donc, fils de…Emile Joseph, plâtrier-plafonneur né en Belgique, mais de nationalité française, car, quoique âgé de plus de 40 ans, il fit la Guerre de 14-18 comme son fils, mais eut la chance d’y survivre. Il était l’aîné d’une fratrie de quatre, et son goût pour le football le porta à prendre licence pour le RC Roubaix, alors auréolé de titres de champion de France : on trouve trace en janvier 1911 de l’engagement des frères Dusart, Emile et André. Mais le jeune Emile ne devient titulaire dans l’équipe première du club, qui a perdu son hégémonie sur le football tant régional que national avec la retraite de ses vedettes des années 1900, que lors de la saison 1913-1914.

On ne trouve que bien peu d’éléments dans la presse le concernant : il est qualifié de « scientifique », ce qui veut dire qu’il est technique et qu’il mène le jeu, alors qu’il n’a que 17 ans et demi, aux côtés de Raymond Dubly, une des gloires du football français ; « l’aile Dusart-Warot-Dubly est, dit-on, excellente », peut-on encore lire. Il ne mesure qu’1,66 m et n’a pas un gabarit de déménageur ; il est cependant sélectionné dans l’équipe du Nord opposée à celle de Normandie en avril 1914, au cœur d’une ligne d’attaque comprenant les deux tourquennois Lesur et Jules Dubly, et les trois roubaisiens Dusart, Warot et Raymond Dubly (qui n’a, rappelons-le, pas de lien de parenté avec Jules Dubly).

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Hongrie-France du 31 mai 1914. Emile Dusart est le quatrième en partant de la gauche (Tempo Fradi)

Cette sélection indique que la cote du jeune Dusart monte, mais pas encore assez pour prétendre, au bout de quelques mois de championnat régional du Nord, à porter le maillot national. Il n’est donc pas des quatre premiers matchs de 1914, qui se soldent par trois défaites, et un fort turnover des attaquants ; successivement, à son poste, sont essayés, outre le titulaire Chandelier, pas souvent disponible en raison de ses études de médecine, Geronimi, Schaff, qui ne donnent pas satisfaction. Mais il n’est pas pour autant dans la liste.

Sélectionné par défaut en mai 1914

Alors, comment se retrouve-t-il à porter le maillot blanc rayé de bleu et à parements rouges du CFI à Budapest, le 31 mai 1914 ? La réponse est : par défaut. Le CFI s’est heurté à de nombreux refus quand il s’est agi d’aller à Budapest (départ 9 heures le vendredi 29, en train, bien entendu, arrivée 16 heures… le samedi !), d’autant que c’est la fin de la saison, beaucoup ont arrêté d’entretenir leur forme physique, notamment Bard, Chandelier et même le coéquipier de Dusart à Roubaix, la star Raymond Dubly.

De plus, on ne leur laisse que 4 jours pour s’organiser, se libérer (ce sont des amateurs) et donner leur réponse ! Les sélectionneurs… raclent donc les fonds de tiroir dans l’urgence, comme dira Raymond Domenech un siècle plus tard ! Devant, ils lancent deux jeunes, Brouzes et Dusart, avec quelques éléments plus expérimentés, l’ailier de poche Lesur, le costaud Jourde et l’ailier Triboulet, ce qui constitue une attaque hétéroclite.

On dispose, pour le confirmer, d’un compte-rendu très fin de Gabriel Hanot (qui jouait le match) sur Sporting ; il ne cite jamais Dusart, mais caractérise bien ce qui oppose les deux formations. Face à des Hongrois qui jouent en équipe, avec cohésion, les Français sont « tout en instinct, en intuition, sans méthode nettement conçue : nous ne sommes qu’un ramassis (sic) artificiel de onze joueurs animés surtout de bon vouloir » ; ils ouvrent le score dès la 4e minute par Brouzes, sur un corner de Lesur, mais ce n’est qu’un but heureux, et par la suite, les Hongrois dominent (5-1).

Ce match s’insérait dans une tournée, qui comportait une deuxième partie, jouée le 3 juin dans le sud de la Hongrie, à Szeged, contre une sélection formée de joueurs de Szeged et de Temesvar, aujourd’hui Timisoara, car après 1945 la Transylvanie a été rattachée à la Roumanie, et l’est toujours malgré une population de culture hongroise (d’où était originaire, soit dit en passant, le futur sélectionneur des Bleus Stefan Kovacs, Kovacs étant son nom hongrois, car en Roumanie il était appelé Covaci…). La défaite fut plus honorable (0-1), mais l’attaque française resta stérile. Belle aventure néanmoins pour un jeune homme de pas encore 18 ans que cette expédition en Europe centrale.

Et si vous vous demandez ce que l’équipe de France allait faire en Hongrie alors que la Guerre menaçait ( l’Empire austro-hongrois, car il s’agissait alors d’une hydre, englobant la Tchécoslovaquie, la Bosnie, la Slovénie et on en passe… se rangeait dans le camp allemand, et paya du reste cet appui de son éclatement), sachez qu’il s’agissait d’un prêté pour un rendu : les Hongrois étaient venus en France en 1911, on devait donc leur rendre la politesse en allant chez eux, c’était alors la coutume que ces déplacements réciproques.

Incorporé en, avril 1915, tué en janvier 1918, à 21 ans

Trop jeune, Emile Dusart n’est pas mobilisé en août 1914 (contrairement à son père !), mais ce n’est que partie remise, il est incorporé en avril 1915 (il n’a pas 19 ans, mais la guerre consomme de la chair à canon, les pertes ont été importantes en 1914, il faut combler les vides…) dans le 365e Régiment d’Infanterie, où sa fougue lui vaudra de grimper les échelons très vite. Fin 1917, il est sous-lieutenant : le bulletin paroissial qui lui rend hommage précise les circonstances de sa mort prématurée, en janvier 1918, à Sainte-Ménéhould.

Selon des informations complémentaires, il aurait été blessé dès le 2 janvier, mais n’aurait été évacué en ambulance que le 6 janvier, dans un état désespéré, puisqu’il serait décédé dans cette ambulance qui le transportait à l’hôpital de Sainte-Ménéhould, où sa mort a été enregistrée en date du 7 janvier, comme le prouve un certificat qu’on peut trouver en fouillant les sites généalogiques. Il sera fait chevalier de la Légion d’Honneur.

Ironie du sort, L’Auto publie le 20 février 1918 la liste des joueurs sélectionnés par les dirigeants du Nord pour composer l’équipe des « Lions des Flandres » opposée à celle de la LFA : elle comporte des éléments belges et des éléments français : Goetinck, Dusart, Vlamynck, Filez, Courquin, avec ce commentaire pour Dusart : « Dussart, du RC Roubaix, international, se révéla en 1914 ; scientifique ». (on remarquera, au passage, que son nom est souvent orthographié dans les journaux Dussart, mais les documents d’état-civil sont catégoriques : c’est bien Dusart son nom) ; information répétée encore le 22 février, mais, évidemment, lors du match, le 24, pas de Dusart, sans aucune explication : la nouvelle de sa mort n’avait pas circulé, on n’en trouve d’ailleurs aucune trace dans la presse en 1918. Elle n’apparaît, et encore discrètement, qu’en 1919, lorsque le RC Roubaix rend hommage aux membres du club tombés au champ d’honneur, comme on dit alors.

Est-ce là la source première de l’erreur d’identification dont fut victime post mortem le malheureux Emile Dusart, déjà fauché dans la fleur de l’âge à 21 ans, et qui, lancé dans l’enfer des tranchées à 18 ans et demi, n’avait guère pu profiter de sa jeunesse ? Révélé au premier semestre de l’année 1914, il était passé comme un météore dans le ciel du football français, sans avoir le temps de marquer les esprits, et son unique match international (officiel) s’étant joué à 1200 km de Paris, sans qu’aucun journaliste n‘ait fait le déplacement et couvert le match, passa du coup quasiment inaperçu : Emile Dusart ne laissa donc pas de trace durable et n’intéressa guère, par la suite. Les « éphémères », comme les appelle Raphaël Perry, n’attirent pas la lumière.

Le présent article a donc pour objet de braquer son projecteur sur Emile Dusart, et de lui rendre à la fois son identité et l’hommage qui lui est dû.

Le seul match d’Emile Dusart avec l’équipe de France

Sel.GenreDateLieuAdversaireScoreTps JeuNotes
1 Amical 31/05/1914 Budapest Hongrie 1-5 90 premier match en Europe centrale

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Hommage à Pierre Cazal