Jacques Blociszewski : « maintenant qu’on a la VAR, l’arbitrage à six va mourir »

Publié le 4 mai 2019 - Bruno Colombari

S’il y a quelqu’un, en France, qui est capable de décortiquer la façon dont un match est filmé pour la télévision, c’est Jacques Blociszewski. Son livre Le match de football télévisé, publié aux éditions Apogée en 2007, est désormais épuisé, mais il vient de sortir Arbitrage vidéo : comment la FIFA tue le foot aux éditions de l’Ara (disponible sur la Fnac et Amazon). Il a aussi publié de nombreux et passionnants articles sur les Cahiers du football ainsi que pour Libération, Le Monde, Le Monde diplomatique, Les Cahiers du cinéma, Europe 1, RMC…

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La VAR (assistance vidéo à l’arbitrage) a été appliquée pour la première fois en Coupe du monde l’an dernier, avec un recours systématique lors du premier tour, puis beaucoup moins lors des matchs à élimination directe avant de revenir en finale. Dans quelle mesure a-t-elle perturbé le déroulement de la compétition ?

Effectivement, la VAR a quasiment disparu après le premier tour pour revenir en finale. Elle y a joué un rôle majeur et pas forcément positif puisque la main de Perisic n’a été vue que par le ralenti et même le super ralenti. Le problème de la VAR c’est que tout devient automatique. A partir du moment où on voit quelque chose, on sanctionne : la part d’interprétation de l’arbitre disparaît. La main de Perisic, c’est typique. L’arbitre ne l’a pas vu, on la voit au ralenti. Franchement, à mon avis il ne l’a pas fait exprès. Ça a joué un rôle en faveur de l’équipe de France en plus, parce que déjà, sur le coup franc de Griezmann, la faute était très discutable. Ce n’est pas neutre : deux buts français sur quatre prêtent à contestation.


 

En Ligue des Champions, elle est appliquée cette saison, mais pas en Ligue Europa. Or les matchs de cette dernière compétition sont fluides et ne donnent pas lieu à des scandales. Pourquoi ?

Je suis un farouche opposant de l’assistance vidéo depuis 22 ans. La VAR porte atteinte à la fluidité du jeu, bien entendu. Peut-être moins qu’on pourrait le craindre, mais il y a des interruptions dues au fait que l’arbitre passe deux minutes devant son écran en bord de touche pour disséquer des ralentis qui ne sont pas trop bons parfois, certains disent blanc, d’autre noir, d’autre rien du tout. C’est un travail de dissection des images très loin de l’esprit du football qui est un jeu fluide. Je ne regarde plus les Coupes d’Europe, c’est trop cher et trop compliqué à regarder, j’ai laissé tomber. Mais ça ne m’étonne pas ce que vous dites, que la Ligue Europa soit plus fluide.

« Les fautes deviennent automatiques, toutes les mains sont vérifiées et on risque le pénalty. »

Et on a vu en Ligue des champions ce qui s’est passé avec PSG-Manchester. C’est la VAR qui élimine le PSG, même s’il a complètement raté son match. Mais le pénalty de la dernière seconde sur une main de Kimpembe qui n’en est pas vraiment une, il saute et se tourne. Et maintenant les attaquants vont apprendre à jouer avec les mains des défenseurs. Les défenseurs qui défendent les mains dans le dos, c’est absurde. Les fautes deviennent automatiques, toutes les mains sont vérifiées et on risque le pénalty. Ça a des effets très dommageables.


 

On constate aussi que lorsque l’arbitre va vérifier la vidéo par lui-même, c’est très rare qu’il déjuge la VAR. Comme si la VAR était devenu l’arbitre de fait.

C’est tout a fait juste ce que vous dites. La VAR, c’est la Bible ! Ça déresponsabilise complètement l’arbitre central, c’est ça la conséquence directe. Les assistants vidéo n’ont pas le travail facile non plus. Maintenant, tout est centralisé dans une ville. A la Coupe du monde, c’était à Moscou. En Allemagne tout est à Cologne, en France maintenant c’est en région parisienne. J’ai suivi la situation en Allemagne, il y a tout un chapitre sur la Bundesliga dans mon livre [1]. En fait, il y a toutes sortes de polémiques parce que soit les VAR intervenaient trop, soit pas assez. Un ancien arbitre, Wolfgang Starck, était devenu assistant vidéo et s’est fait virer car il est trop intervenu sur un match, il a un peu foutu la pagaille. Mais s’ils n’en font pas assez, s’il y a une faute et que tout le monde la voit et que la VAR ne se manifeste pas, là aussi il y a des problèmes.

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Au final, il y a toujours une interprétation humaine, sauf qu’elle s’est déplacée de l’arbitre qui est sur le terrain au contact des acteurs à des assistants qui sont extérieurs…

Sauf qu’elle s’exerce maintenant à partir d’images vidéo alors qu’avant elle s’exerçait à partir du seul coup d’oeil que l’arbitre avait et qui décidait en une seconde. Ça avait des inconvénients mais aussi des avantages : au moins, l’arbitre décide et le jeu continue. Quand vous avez des images, il faut prendre des décisions en une ou deux minutes et en plus souvent les décisions ne sont pas bonnes. Il y a énormément d’inconvénients avec la VAR, c’est désastreux.

Est-il abusif de dire que l’arbitrage vidéo est né le 9 juillet 2006 à Berlin, lors de l’expulsion de Zidane face à l’Italie ?

Il est né officieusement ce jour-là sauf que la FIFA ne l’a jamais reconnu. Le quatrième arbitre a vu le coup de tête de Zidane sur un moniteur vidéo en bord de touche. L’arbitre central avait le dos tourné à l’action, l’arbitre assistant n’avait rien vu non plus, il reste le quatrième arbitre, l’Espagnol Cantalejo. Le seul en situation de voir le ralenti en bord de touche. La FIFA ne l’a jamais reconnu puisque c’était illégal, l’assistance vidéo n’existait pas à l’époque. Mais c’est bien ce qui s’est passé. C’est la télévision qui a expulsé Zidane.


 

« A Berlin en 2006, il y avait deux caméras isolées qui suivaient un Français et un Italien, des player cams. »

Et pourtant ils ont même failli ne pas le voir du tout à la télévision, il a été vu presque par hasard en réalité. Dans mon premier livre [2] je fais quasiment tout un chapitre sur cette histoire, c’était vraiment passionnant cette affaire. Il y avait deux caméras isolées qui suivaient un Français et un Italien, des player cams. En général il n’y en a qu’une sur un match, mais là c’était la finale. Tous les quarts d’heure, ça changeait de joueur : ils n’allaient pas filmer le même joueur du début à la fin. Par exemple, avant Zidane, c’était Henry. Quand la faute sur Materazzi a eu lieu, depuis deux minutes c’était Zidane qui était suivi par la caméra isolée. C’est pour ça qu’on a pu voir le ralenti, sinon on ne l’aurait jamais vu. Il y a une grande part de hasard dans cette histoire.

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Le réalisateur allemand aurait aussi pu dire « je ne l’envoie pas, l’image ». L’arbitre n’avait pas décidé, à ce moment-là. Théoriquement, le réalisateur attend que l’arbitre ait pris sa décision pour montrer l’image de l’action. Comme ça n’en finissait plus, le réalisateur a vu une image au bout de trente secondes et il l’a envoyée. Et le quatrième arbitre l’a vue sur le moniteur qui était en bord de touche.

Pensez-vous qu’il serait nécessaire de faire un bilan sérieux de la fiabilité de la VAR, en interrogeant aussi ses principaux acteurs que sont les arbitres et les joueurs ? Qui devrait le faire ?

C’est une bonne question parce qu’il y en a eu des bilans, tous plus fantaisistes et mensongers les uns que les autres. La FIFA a présenté un bilan après le premier tour de la Coupe du monde sur les 48 premiers matchs. On est vraiment dans la propagande ! Elle ne veut pas reconnaître son erreur et a dit qu’il y avait eu 99,3% de décisions correctes… On se moque du monde. Il n’y a plus de place pour le doute, l’interprétation, les divergences d’appréciation des situations. On est entré dans un espèce de monolithisme. La même chose s’est produite en Allemagne avec la Bundesliga. Le bilan qu’ils ont fait, c’est 99,25% de décision correcte. C’est ridicule.


 

« En Allemagne, les joueurs sont contre la VAR à 47%. »

Le bilan, il pourrait être fait par des gens comme Collina à condition qu’ils ne se sentent pas obligés de faire de la propagande pour la FIFA. C’est la FIFA qui dit il faut absolument vendre ce système, on a pris une décision. En Allemagne, il y a un bilan qui a été fait à la mi-saison de leur première année de VAR. Les joueurs consultés par Kicker étaient contre à 47% et pour à 42%. C’était très partagé. Les arbitres, ça leur donne une forme de confort, ça déplace la responsabilité sur d’autres. Ils sont tellement attaqués de toute part, on peut comprendre qu’ils aient envie d’alléger le poids. Ils n’ont pas résisté à la VAR, ils auraient pu. Mais ça les déresponsabilisent et ne les grandit pas du tout. On a des commentaires très durs sur les arbitres centraux en Allemagne. Le pouvoir s’est déplacé.

Vous êtes un partisan de l’arbitrage à cinq, initié par Michel Platini à l’UEFA mais ignoré par la FIFA. Est-il compatible avec la VAR ou concurrent de celle-ci ?

Je dis même arbitrage à six, car il ne faut pas oublier le quatrième arbitre. Je suis partisan de ça, même si beaucoup sont très critiques parce qu’ils préfèrent la technologie : dès qu’il y a de l’image, tout le monde se précipite là-dessus sans réfléchir. Pourtant, l’arbitrage à six c’est un système qui marche. Aussi bien Nicola Rizzoli, le grand arbitre italien, que Stéphane Lannoy l’ont vanté en disant que c’est un très bon système. Mais il y a une sorte de lame de fond pro-technologie, la FIFA s’est dit « c’est bon pour notre image, les gens veulent ça, on va leur donner ». Mais il est possible que ça finisse par se retourner contre la FIFA. Mais elle ne va jamais reconnaître qu’elle s’est trompée.

Faudrait-il choisir entre l’arbitrage à cinq et la vidéo ou les deux pourraient être compatibles ?

Pour les franchissement de ligne, la GLT (goal line technology) fonctionne bien. Il y a eu beaucoup de problèmes en Ligue 1 avec un système allemand qui a été changé, maintenant on est sur le Hawk Eye, qui marche bien. Je ne suis pas contre à condition que ça n’empêche pas le développement de l’arbitrage à six. Mais malheureusement c’est ce qui se passe. On imagine que quand on a la GLT, ce n’est pas la peine d’avoir l’arbitrage à six. Alors qu’il est bien plus intéressant, d’une part parce qu’il permettrait de voir la plupart du temps si le ballon a franchi la ligne, mais surtout l’arbitre de surface voit bien d’autres choses, sur une faute entraînant un penalty par exemple. L’arbitre central peut être du mauvais côté. Il y a là un échange, une décentralisation des décisions qui est tout à fait gérable à mon avis. Maintenant qu’on a la VAR, l’arbitrage à six va mourir, il n’y aura pas les deux.


 

Vous êtes un spécialiste de l’analyse de la réalisation télé. En 2014, vous aviez ainsi détaillé le nombre de plans, la durée des plans larges, le nombre de ralentis et de plans visages, en notant leur inflation par rapport à 2012. Quelle a été la tendance en 2018 ?

J’ai fait des statistiques très fournies que vous avez lues dans les Cahiers du foot [3] pendant deux-trois ans, mais là j’ai arrêté parce qu’il y a des limites à l’héroïsme. D’après ce que je vois, ça s’est plutôt stabilisé. Mais ça s’est installé dans un recours abondant aux ralentis, mais ça ne s’est pas aggravé. Sinon on ne verrait plus rien du tout. On doit être toujours entre 80 et 120 ralentis par match, mais ça dépend des pays, c’est moins en Angleterre et en Allemagne, plus en France et en Espagne.

Ce qui s’est aggravé et que je regrette, c’est le nombre de plan sur des joueurs seuls balle au pied. Ce sont des plans qui ne nous apprennent pas grand chose et qui nous coupent du jeu collectif. On ne voit plus le match ! Ce sont des espèces de portraits de joueurs en action, ce n’est pas toujours désagréable, mais il y en a trop, on est coupé de la vision collective. En pleine action, ça me gêne.

Le réalisateur se croit obligé d’utiliser tous les moyens technologiques dont il dispose, du coup il ne pense plus football, il pense technologie. Ils ont un peu aussi la pression de la part de leur chaîne, il y a une course à l’innovation.

Dans les ratés célèbres de la réalisation télé, il y avait celui du tir au but de Didier Six lors de RFA-France à Séville en 1982, à cause d’un plan sur l’Allemand Ulrich Stielike effondré après avoir manqué le sien. Ou plus récemment, presque toute l’action amenant le but de Griezmann contre l’Islande à cause de trois ralentis du but précédent et d’un plan de coupe du banc islandais. Comment un réalisateur peut-il à ce point perdre de vue le fil du match ?

La télévision manque souvent beaucoup de choses, contrairement à ce qu’on pense. Par exemple, elle manque systématiquement la reprise du jeu après un but, quand on le montre six fois. Pour RFA-France, on voulait faire passer l’émotion avant l’action. On a préféré montrer Stielike effondré plutôt que le tir au but, même si le réalisateur n’a sans doute pas fait exprès.


 

« Le direct n’existe plus : on est tout le temps en train de revenir en arrière. »

J’ai été deux fois dans le car-régie avec Jean-Paul Jaud qui était à Canal +. C’est lui qui a révolutionné la réalisation des matchs de foot dans les années 90. J’ai vu comment ça fonctionnait : sa priorité, ce n’est bizarrement pas le direct, c’est de chercher des images curieuses, intéressantes. Il y a a côté de lui une script, qui lui dit « ça joue, ça joue ». C’est elle qui le ramène au direct. Sinon il a tendance à aller chercher des visages dans les tribunes ou à multiplier les ralentis. Les réalisateurs disent toujours « c’est extraordinaire le direct, le foot c’est du direct ». Mais ils passent leur temps à revenir en arrière. Le direct n’existe plus : on est tout le temps en train de revenir en arrière, à disséquer des images précédentes.

Que pensez-vous du dispositif appelé Spidercam, avec une caméra suspendu par des câbles au-dessus de la pelouse offrant un point de vue en survol, voire, sur des phases statiques, à la verticale des joueurs ?

C’est une des rares caméras qui trouvent grâce à mes yeux. J’aime bien. Je suis très critique par rapport à plein d’autres dispositifs, pour une une raison très simple : plus vous avez de caméras, moins elles sont mises à disposition. Si vous avez trente caméras, chacune montre très peu d’images. C’est une gabegie financière absolument incroyable. Une caméra l’emporte sur les autres, c’est celle qui est au droit du rond central, qui montre les plans larges. Toutes les autres sont en comparaison assez peu ou très peu sollicitées.


 

« C’est l’utilisation qu’on fait de toute la technologie disponible qui m’intéresse. »

La spidercam, j’aime bien. Ça ne mutile pas le terrain, ça permet même de le voir dans sa totalité, même si du coup les joueurs sont trop petits. Mais c’est assez intéressant de voir un terrain dans son ensemble. Pour des raisons esthétiques, ça ne me gêne pas. Pour un coup franc, c’est assez spectaculaire. Après, tout dépend comment et combien on utilise toutes ces caméras, si elles servent à comprendre le jeu ou à cultiver le détail. C’est l’utilisation qu’on fait de toute la technologie disponible qui m’intéresse. Mais celle-là, elle ne me gêne pas.

Un mot pour finir sur les résumés vidéo, qui se contentent pour la plupart d’aligner les buts filmés sous quatre ou cinq angles différents, ce qui a peu d’intérêt, au détriment des actions prises dans leur ensemble, ou des occasions manquées ou annihilées par le gardien. Or, ce sont eux qui contribuent à générer et entretenir une mémoire des matchs…

C’est quelquefois pire que ça. Dans les émissions de sports, les résumés restent cohérents en général. Ce sont des résumés, bien sûr, très axés sur les buts et la fin des actions, mais dans les journaux télévisés ou sur les chaînes d’infos en continu, c’est carrément catastrophique. On vous montre vingt secondes de Barcelone-Real par exemple, on voit souvent le début de l’action mais pas la fin, le centre mais pas le but. Un résumé de match montre les buts, il est fait pour ça, mais c’est important de voir les actions dès le début.

Jacques Blociszewski a été l’invité de l’émission Superfail de Guillaume Erner sur France Culture lundi 6 mai (deux jours après Chroniques bleues, donc). Vous pouvez l’écouter ici :
 

[1Arbitrage vidéo : comment la FIFA tue le foot aux éditions de l’Ara.

[2Le match de football télévisé, éditions Apogée, réédition prévue en 2020.

Portfolio

Entre 1904 et 1919, 128 internationaux ont porté au moins une fois le maillot de l’équipe de France. Si leur carrière internationale est la plupart du temps anecdotique, leur vie est souvent romanesque.

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