L’analyse tactique du premier tour de la Coupe du monde 2002

Publié le 17 novembre 2022 - Pierre Cazal

Juste avant que les Bleus ne remettent en jeu leur titre au Qatar, il n’est pas inutile de revenir sur l’énorme déception du premier tour en Corée du Sud il y a vingt ans, et d’essayer d’en tirer les leçons tactiques.

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Mise à jour de l’article après l’annonce du forfait de Benzema.

La Coupe du monde 2002 constitue le plus grand fiasco du football français, du moins dans sa version professionnelle, c’est-à-dire depuis 1932 (avant, les doigts de la main suffisent à peine pour compter les fiascos !), avec celle de 2010 bien entendu, mais pas pour les mêmes raisons.

Tout en haut de l’échelle (victorieuse lors de la Coupe du monde 1998, de l’Euro 2000 et de la Coupe des Confédérations 2001), superfavorite, l’équipe de France a chuté brutalement : zéro victoire, zéro but !

Inspirée, l’ex-star nantaise Halilhodzic (« coach Vahid ») avait prédit : « Ils sont deux qui ne doivent surtout pas se blesser, deux qui doivent être à leur maximum, si les Français veulent conserver leur titre de champion du Monde. Ces deux-là s’appellent Zidane et Henry. » Pas de bol, Zidane s’est blessé, a manqué les deux premiers matchs et joué diminué le dernier ; Henry, blessé au genou, s’est fait expulser lors du second match, et a donc manqué le dernier…


 

Ces défections ont posé un problème tactique au sélectionneur Roger Lemerre, qu’il n’a pas su résoudre ; mais elles ne sont pas l’unique raison de l’échec : après tout, Zidane et Henry n’ont pas disputé la Coupe des Confédérations, que les Bleus ont quand même remportée, avec une équipe rajeunie par les Anelka, Carrière, Marlet ou autres Sagnol …

Un système immuable en 4-2-3-1

Examinons donc le déroulement des trois matchs des Bleus, joués face au Sénégal (0-1), à l’Uruguay (0-0) et au Danemark (0-2) sous un angle tactique.
Le système de jeu adopté par Lemerre reste immuable : un 4-2-3-1. Moins défensif que celui de Jacquet en 1998 (4-3-2-1), un bloc défensif de 6 au lieu de 7 : devant Barthez, la ligne de quatre, constituée par Thuram, Lebœuf, Desailly et Lizarazu (celle de la victoire de 98) jouera les deux premiers matchs, et seul Lebœuf blessé doit laisser sa place à Candela pour le dernier.

Dans la ligne intermédiaire, Vieira jouera les trois matches, flanqué de Petit, qui, en raison d’une suspension, due à deux avertissements, devra laisser Makélélé jouer le dernier. Ce bloc est athlétique et expérimenté, il offre toutes garanties de sécurité.

Offensivement, il faut remplacer Zidane contre le Sénégal et l’Uruguay : ce sera Youri Djorkaeff qui devra s’y coller tout seul pour le premier match, alors qu’il n’a jamais été un meneur de jeu, mais un passeur-scoreur ; il est logiquement fait appel à Johann Micoud pour le match suivant, mais il faillira à sa tâche. Zidane reprend la direction des opérations pour le dernier match, contre le Danemark : mais il n’est qu’à 50 % de ses moyens (comme lors de l’Euro 96) et déçoit, lui aussi. L’équipe de France est très dépendante de son meneur de jeu, ce n’est pas historiquement nouveau, elle l’était déjà de Kopa, puis de Platini. Un seul joueur vous manque…


 

Trezeguet, Henry, Cissé, des attaquants demandant à être servis

Et l’attaque ? Sur le papier, elle était brillante, étincelante, même : Henry, meilleur buteur du championnat anglais, Trezeguet, meilleur buteur du championnat italien, Cissé, meilleur buteur du championnat français : et tout ça, pour zéro but ! C’est qu’il s’agissait de buteurs réclamant d’être servis (Trezeguet) ou lancés (Henry, Cissé), pas de joueurs capables de se créer eux-mêmes leurs occasions de but. Servis ou lancés par le meneur de jeu, qui faisait justement défaut.

De plus, dans le système voulu par Lemerre, Henry était décalé à gauche et reculé au milieu du terrain, ce qui ne lui convenait pas du tout et contribua à l’énerver, d’où son expulsion contre l’Uruguay, pour un geste défensif mal maîtrisé. Quant à Djibril Cissé, il ne fut à chaque fois appelé à entrer sur le terrain que très tard : deux fois à la 81e minute, la dernière par contre dès la 54e, et baladé (à droite contre le Sénégal, en pointe – son vrai poste — contre l’Uruguay, à gauche contre le Danemark), et ne put exprimer ses qualités, faute d’espaces.

Car là réside la clé des échecs : le choix tactique des adversaires des Bleus. Lemerre résume celui des Sénégalais (entraînés par un Français, Bruno Metsu) : « Ils avaient leur gardien et neuf joueurs devant lui. » Le Sénégal a joué en 4-5-1, replié dans son camp, de façon à protéger le but heureux inscrit dès la 30e minute (heureux car il résulte d’un « coup de billard » conclu assis par terre par Diop ! ). 65 % de possession pour les Bleus, 7 tirs cadrés à 2 (incluant celui de Diop), plus deux tirs sur le poteau de Trezeguet et Henry, 418 passes contre à peine 172 (!), et tout ça pour rien.

Il aurait fallu mettre de la vitesse et casser les lignes

Les adversaires des Bleus les craignaient tellement qu’ils ont choisi de ne pas jouer, de fermer les espaces en massant le maximum de joueurs dans les 20 à 25 derniers mètres, de presser haut, obligeant les Français à développer un jeu latéral et à procéder, de guerre lasse, par des centres inopérants. Le défi consistait à mettre de la vitesse dans le jeu, à perforer et casser les lignes, mais les vieux grognards alignés par Lemerre ne le pouvaient pas. Il aurait fallu davantage de jeunesse, à l’image d’un Cissé, joueur de rupture, mais isolé.

Contre l’Uruguay, qui n’a jamais eu la réputation d’une équipe d’attaque (sauf en 1924, mais c’était une autre époque), il ne fallait pas s’attendre à un scénario différent, mais Lemerre, à part de titulariser Micoud, un joueur plutôt lent, ne modifia en rien ses plans de jeu. De sorte que les mêmes causes produisirent les mêmes effets : 56 % de possession, 400 passes à 236 (ce qui en dit long sur la stérilité de la domination, car ces passes sont latérales dans leur grande majorité), 6 tirs cadrés seulement (contre 7 aux Uruguayens pourtant bien peu offensifs), 12 tirs non cadrés (à 4)…Une première mi-temps nulle, aucun tir cadré, Henry expulsé dès la 25e minute, laissant ses coéquipiers sonnés évoluer à dix contre des adversaires déjà massés en défense et désormais supérieurs en nombre… Une seconde mi-temps marquée par un sursaut, toutefois, de sorte que le match nul fut perçu comme plutôt positif. Mais Sagnol, du banc, tira la leçon : « Aussi bien le Sénégal que l’Uruguay n’ont pas joué pour gagner ; même à 11 contre 10, l’Uruguay n’a jamais essayé de sortir. »


 

En 1998 et en 2018, c’est l’option défensive qui a permis de gagner la Coupe du monde

L’impasse tactique : ceux qui ne jouent pas pour gagner, c’est-à-dire ceux qui refusent de faire le jeu et défendent, pour placer des contres opportunistes, quitte à se contenter d’un match nul (et d’une victoire aux tirs au but, lors des tours éliminatoires) ont un avantage certain sur ceux qui développent un jeu offensif, celui qui plaît aux spectateurs, et qui doivent trouver le moyen de faire sauter les verrous. Eternelle querelle des offensifs et des défensifs, depuis le verrou de Rappan et le catenaccio d’Herrera…

Et il ne faut pas se cacher qu’en 1998 et en 2018, c’est l’option défensive qui a permis aux Bleus de gagner la Coupe du monde… tandis que c’est l’option offensive qui a permis les succès à l’Euro de 1984 et 2000 !

Face au Danemark, c’est le quitte ou double pour Lemerre et les Bleus… et pour les Danois aussi. Bien que les Danois aient toujours eu une réputation offensive, eux, le scénario du match est hélas le même que celui des deux précédents. Possession 55%, 6 tirs cadrés (pour 0 but) contre 2 seulement aux Danois (pour 2 buts !), 2 tirs sur la barre (Desailly et Trezeguet), un total de 451 passes à 262, bref du déjà-vu. Mais Laurent Blanc (qui avait pris sa retraite internationale après le succès de 2000) commente : « J’ai rapidement senti qu’on ne pouvait pas y arriver. »


 

Pourquoi ? Parce que les Bleus semblent émoussés physiquement, fatigués, moralement touchés, aussi. Le pressing est mou et trop bas, le rythme de jeu lent, les latéraux montent peu, le jeu manque dramatiquement de profondeur, et du reste Trezeguet, contrairement à Cissé, n’est pas adapté au jeu en profondeur, il lui faut du jeu placé, mais il est isolé en pointe. Les Danois marquent par deux fois en contre, bien entendu, et la messe est dite.

Comme face aux Sénégalais, l’équipe a couru après le score, parce qu’elle a encaissé un but très tôt, et n’a pas su le renverser, comme elle l’avait fait par exemple contre la Croatie en 1998 ou l’Italie en 2000. « On aurait pu jouer une heure de plus sans marquer », laissa tomber Vincent Candela, qui avait pris la place de défenseur latéral, Thuram glissant au centre.

Une impuissance qui marquait la date de péremption d’une génération dorée. Elles sont soumises à la loi des cycles.

Etait-il possible de faire autrement ?

Mais la question qui se pose est la suivante : Lemerre, d’un point de vue tactique, aurait-il pu redresser la barre ? On lui a reproché de s’obstiner dans le même schéma de jeu (un 4-2-3-1 que les joueurs, Henry et Vieira en tête, remettaient en question : Henry voulait évoluer devant, aux côtés de Trezeguet, Vieira voulait un retour au système Jacquet, trois joueurs au milieu) , et de faire confiance à la même vieille garde, qui n’avait plus aussi faim.

Fallait-il innover ? Sans doute, dès après le match perdu contre le Sénégal, car il était évident que les autres adversaires allaient imiter son choix tactique d’antijeu. Mais Lemerre le pouvait-il ? Il avait laissé à la maison trop des jeunes joueurs qui avaient apporté leur sang neuf lors de la Coupe des Confédérations, préféré un Micoud à Eric Carrière, passeur hors-pair, à la Griezmann, fluidifiant le jeu, et capable de marquer (5 buts en 10 matchs), pour pouvoir faire du coaching comme en 2000. Il aurait sans doute fallu oser.

Rappel des trois équipes qui ont joué la Coupe du monde 2002 :

Contre le Sénégal (0-1) : Barthez – Thuram, Leboeuf, Desailly, Lizarazu – Vieira, Petit – Wiltord (Cissé 81), Djorkaeff (Dugarry 60), Henry – Trezeguet.

Uruguay (0-0) : Barthez – Thuram, Leboeuf (Candela 16) Desailly, Lizarazu – Vieira, Petit – Wiltord (Dugarry 90) Micoud, Henry (expulsé 25) – Trezeguet (Cissé 81)

Danemark (0-2) : Barthez – Candela, Thuram, Desailly, Lizarazu - Vieira (Micoud 71) Makélélé - Wiltord (Djorkaeff 84) Zidane, Dugarry (Cissé 54) – Trezeguet.

Quelles leçons pour 2022 ?

Vingt ans après, l’équipe de France se retrouve dans la même position qu’en 2002, à savoir qu’elle se présente au Qatar en tenante du titre, et désireuse de la conserver, et d’égaler l’Italie et le Brésil, qui, seuls, la première en 1934 et 1938, le second en 1958 et 1962, y sont parvenus.

Encore faudra-t-il, à la lumière des analyses exposées ci-dessus, éviter de reproduire les mêmes erreurs pour éviter un nouveau fiasco !

Quelles erreurs ? Une sélection trop conservatrice, d’abord, excluant le sang neuf, se reposant exagérément sur une ou deux vedettes, et une tactique rigide, d’autre part. Il faut s’attendre à ce que les adversaires de 2022 du premier tour optent pour la même posture d’antijeu que ceux de 2002 : si l’on ne parvient pas à marquer assez vite, un mur de plus en plus hermétique barrera le chemin des buts aux Bleus, et il faudra s’adapter tactiquement à cette donne.

Qu’en sera-t-il ? Clairement, Deschamps a opté comme Lemerre pour le conservatisme en matière de sélection, et il comptera sur des joueurs-clé en fin de parcours, à l’exception de Mbappé. Sur le plan tactique, il reviendra, là également, à un dispositif ancien, renonçant au 3-4-3 plus original, mais perçu comme plus risqué. Il reste donc uniquement à compter sur la réactivité tactique de Deschamps, connu pour s’adapter aux situations, que n’avait plus Lemerre en 2002, ce qu’on appelle le coaching.

Et, bien sûr, à compter aussi sur le talent et sur la chance : si Zidane n’avait pas été blessé, si Henry n’avait pas été expulsé, si les tirs sur le poteau avait été un petit peu mieux ajustés… Mais, avec la blessure de Benzema, qui semble faire écho à celle de Zidane, les choses s’annoncent mal, et la troisième étoile n’est guère visible à l’horizon…

pour finir...

Cet article est un bonus au livre de Pierre Cazal, Une histoire tactique des Bleus (éditions Spinelle, 2022).

Lire l’article Une histoire tactique des Bleus, ou apprendre à lire la partition et l’interview de Pierre Cazal Pierre Cazal : « le 3-4-3 se calque sur le WM, sans le marquage individuel »
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Entre 1904 et 1919, 128 internationaux ont porté au moins une fois le maillot de l’équipe de France. Si leur carrière internationale est la plupart du temps anecdotique, leur vie est souvent romanesque.

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