L’analyse tactique d’Argentine-France 2022

Publié le 21 décembre 2022 - Pierre Cazal - 1

Comment expliquer l’instabilité tactique de l’équipe de France de Didier Deschamps ? Pourquoi cette absence d’identité de jeu claire et assumée ? Que nous apprend la Coupe du monde 2022 et notamment sa finale ?

6 minutes de lecture

Dans le dernier chapitre de mon Histoire tactique des Bleus, consacré à Didier Deschamps, je parlais de son instabilité tactique, que j’expliquais par une impuissance à créer une véritable identité de jeu, et je soulignais que la crainte de perdre était à l’origine de ses incessants changements de système.
La Coupe du monde 2022, qui vient de se terminer sur la défaite des Bleus en finale, confirme-t-elle, ou infirme-t-elle au contraire cette thèse ?

Une défense à trois peu convaincante

On peut tout d’abord constater que Deschamps a, une nouvelle fois, changé de système de jeu avant le début de la Coupe du monde. Les six matches joués entre juin et septembre 2022 l’ont été dans un système organisé en 3-4-1-2, c’est-à- dire en s’appuyant sur une défense à trois axiaux, complétée par deux « pistons » latéraux, placés plus haut et arpentant les couloirs. L’attaque comprenait trois joueurs, Griezmann derrière le duo Benzema-Mbappé, Nkunku palliant l’absence de Benzema déjà handicapé par la blessure qui finira par l’écarter de la Coupe du monde. Ce système donnait peu satisfaction, puisque les Bleus avaient été battus trois fois, dont deux par leur futur adversaire en poule au Qatar, le Danemark.

Retour à la défense à quatre au Qatar

Privé de Benzema, Nkunku, en plus de Pogba et Kanté, Deschamps a changé ses plans, concoctant un 4-3-3 à l’opposé du système précédent. Retour à une défense classique à 4, en ligne, à une attaque passant par les ailes, Mbappé et Dembélé étant supposés coller à leur ligne et décocher centre sur centre à destination de l’avant-centre à l’ancienne qu’est Giroud, sorti du placard pour l’occasion (mais sans enthousiasme !). Quant à Griezmann, il était repositionné plus bas, décalé sur la droite, en position de relayeur.

Ce système, Deschamps n’y a pas touché pendant la Coupe du monde, sauf à la fin. Il a très bien fonctionné pendant 5 matchs sur 7…mais pas en finale, hélas, et de façon inattendue. Pourquoi un système bien huilé, pour lequel les hommes idoines avaient été trouvés, ayant permis de marquer 13 buts (voire 14, le but de Griezmann invalidé contre la Tunisie étant parfaitement valable) et de n’en prendre que 5 (soit un but par match) a-t-il soudainement connu la panne ? Je n’ai pas la réponse.

Giroud déclassé dans la presse après le Maroc

En demi-finale, sur la fin, Deschamps a donné des signes de son envie de changer, bien que son équipe ait alors mené au score (1-0 face au Maroc), et qu’il n’y ait donc pas eu de nécessité. Il a sorti Giroud (ô surprise…) pour faire entrer Marcus Thuram, le fils de Lilian, chargé de bloquer le flanc gauche, tandis que Mbappé était recentré. Un but de raccroc de Kolo Muani, suivant opportunément un tir contré et freiné de Mbappé, a semblé valider cette option. Du coup, la presse, qui faisait auparavant l’apologie de Giroud, lequel venait de battre le record de buts en équipe de France, a changé de cheval et encensé l’option Thuram-Kolo Muani, insinuant que peut-être, Giroud serait sur le banc pour la finale...

Ce ne fut pas le cas au coup d’envoi, mais dès la 41ème minute, prenant acte de la panne de l’équipe, qui se montrait amorphe et ne développait aucun mouvement de jeu, Giroud était rappelé sur le banc avec Dembélé accusé d’être responsable du but argentin, et l’option Thuram-Kolo Muani validée.

En finale, un changement de système plutôt que de joueurs

Coup de génie ? S’il faut en croire la presse unanime, oui. Coup de génie aussi que de sortir Griezmann un peu plus tard, pour faire entrer Coman ? En fait, c’est plus qu’un changement de joueur, c’est un changement de système. Exit le 4-3-3, place au 4-2-4, avec 4 attaquants purs.Il est évident que c’est la crainte de perdre qui est à l’origine de ce changement. Ce qui pose le problème de l’identité de jeu, du projet.

Les systèmes sont multiples, les projets le sont moins : en gros, il y a le football de possession, et celui de transition. En possession, l’équipe construit le jeu, tisse un réseau de passes, monopolise le ballon. En transition, l’équipe privilégie la contre-attaque, presse l’adversaire, et le transperce par de longues passes verticales ou des charges balle au pied, au sprint.

L’abandon de la possession

Deschamps a toujours hésité entre les deux projets ; avant la Coupe du monde, son équipe avait la possession : 60 et 67 % face à l’Autriche, en juin et septembre 2022, 60 et 53% contre le Danemark, 54 % contre la Croatie. Mais elle perdait souvent… Alors, pour la Coupe du monde, changement de cap : 43% contre l’Angleterre, 39 % même contre le Maroc. Les Bleus n’assument la possession que quand l’adversaire les y oblige (la Tunisie ou l’Australie, par exemple), mais ils n’y sont pas à l’aise. Contre la Pologne, Deschamps a lui-même remarqué « 20 à 25 minutes laborieuses où l’on ne faisait pas les bons choix, ni avec, ni sans le ballon ». Contre le Maroc, c’est pire : « des trous béants par séquences »…

Le projet de jeu de Deschamps, c’est donc de réagir, pas d’imposer son jeu, parce qu’il sait n’avoir pas les joueurs pour. En 1991, Platini soutenait qu’il n’était pas nécessaire de produire du jeu quand on a des buteurs comme Papin ou Cantona : il suffisait de leur faire parvenir le ballon dans de bonnes condition, ils finiraient toujours par marquer. En 2022, le projet est de faire parvenir le ballon à Mbappé, il se chargera du reste…

Coup de génie ?

Deux pénalties sur des accidents de jeu

Possible, quand on prend en compte ses 8 buts, mais on peut aussi penser que Griezmann et Giroud, dûment remontés à a mi-temps, avec leur expérience, auraient pu finir par trouver l’ouverture, eux aussi. Après tout, les deux penalties réussis par Mbappé ne sont pas dûs à des exploits de Kolo Muani (qui a raté son tir, ultérieurement, face à Martinez, les face-à-face demandent de la ruse, tirer droit devant soi est trop prévisible) ou Thuram (qui, sur l’ensemble du tournoi, n’a réussi aucun but et n’a pas placé un tir vraiment dangereux, contrairement à Giroud !), mais à des accidents de jeu, et Mbappé a bénéficié, sur son tir de volée, d’un oubli de marquage des Argentins.

Une loterie où on ne gagne jamais

On peut aussi penser que, plus expérimentés, Griezmann et Giroud auraient été précieux lors des tirs au but ; en renvoyant sur le banc tous ses éléments chevronnés, Deschamps s’est tiré une balle dans le pied pour le tirs au but. Quoi d’étonnant ? Il a toujours affecté de croire qu’il s’agissait d’une loterie, sauf qu’il perd toujours à cette loterie, alors que d’autres, les Croates, par exemple, y gagnent toujours ! Il faut dire qu’ils s’y préparent, eux, et à commencer par leur gardien. Les Français persistent à s’en désintéresser, malgré les conséquences (en 1982 et en 2006, déjà…)

Donc, je suis dubitatif, quant au coup de génie.
Le règlement, qui autorise des changements à gogo, fonctionne un peu comme un piège. Il est tentant de croire qu’en changeant des joueurs, et des systèmes, on va changer le sort d’un match, sauf que c’est faux.

Deschamps a procédé à 5 changements face à l’Australie et la Tunisie, 4 face au Danemark et à la Pologne, 2 contre le Maroc, 1 contre l’Angleterre (le match le plus abouti …) et 7 en finale ! Pour quel profit ? Aucun ; seul Kolo Muani a marqué un but (opportuniste, il a suffi de pousser le ballon) et provoqué un penalty, Thuram a donné une passe décisive. C’est peu.

Et je ne parle pas de la décision consistant à changer 9 joueurs sur 11 pour jouer la Tunisie : elle a abouti à un fiasco complet ! Pas non plus un coup de génie, n’est-ce pas ?

Que conclure ?

Dans mon Histoire tactique des Bleus, je disais, en conclusion déjà, qu’une équipe ne peut pas dérouler son jeu comme elle l’entend, parce qu’elle a un adversaire, qui va chercher à neutraliser votre jeu et tâcher d’imposer le sien ; un match est donc un duel tactique entre deux entraîneurs.

Un duel tactique perdu en finale

Deschamps a gagné 5 duels, ce n’est pas rien. On peut même soutenir la thèse qu’il a sur-performé, parce qu’il ne disposait pas d’un cru exceptionnel : combien de joueurs de véritable classe internationale chez les Bleus 2022 ? Je laisse chacun en décider. Il en a perdu 2, le premier, face aux Tunisiens, pour les avoir sous-estimés, et le second face à Scaloni l’argentin.

Le coup de génie de Scaloni a été de lancer Di Maria, pour exploiter la faiblesse du côté droit français en défense, et il a eu raison. Di Maria a amené les deux premiers buts de l’Argentine. Il a aussi mis en place un rideau, au milieu de terrain, confisquant le ballon et protégeant un Messi curieusement libre de ses mouvements, tout en enfermant Mbappé, en première mi-temps, dans une véritable boîte. Tagliafico, le Lyonnais, s’est chargé d’éteindre Dembélé, et du coup, Giroud a été sevré de ballons …mais c’est lui que Deschamps a sacrifié en premier !

Scaloni 1, Deschamps 0 en première mi-temps. Puis, réaction de Deschamps, optant pour un jeu résolument de transition, basé sur le perçant du duo Kolo Muani-Mbappé, et là, Deschamps égalise : 1-1. Restent les tirs au but : Scaloni les a préparés, avec son gardien, et il a tous ses tireurs ; Deschamps n’a rien préparé, et il n’a plus qu’un seul tireur expérimenté, Mbappé. Scaloni 2, Deschamps 1.

Tout ce que j’avais avancé, dans mon Histoire Tactique des Bleus a donc été confirmé, Deschamps est resté dans sa ligne, et, s’il continue, il y a peu de chances qu’il évolue.

pour finir...

Cet article est un bonus au livre de Pierre Cazal, Une histoire tactique des Bleus (éditions Spinelle, 2022).

Lire l’article Une histoire tactique des Bleus, ou apprendre à lire la partition et l’interview de Pierre Cazal Pierre Cazal : « le 3-4-3 se calque sur le WM, sans le marquage individuel »
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Vos commentaires

  • Le 27 décembre 2022 à 19:32, par Damay En réponse à : L’analyse tactique d’Argentine-France 2022

    Oui pour la piste des changements radicaux de Giroud, Dembélé et Griezmann sans résultats immédiats, c’est la sortie de Di Maria qui change le match. Faible nombre de courses et d’appels. Mais j’ai tt de même entendu que la France faisait partie des équipes qui couraient le moins.Donc à la clé défaut de pressing, pas coordonné et/ou trop bas quand il doit enfin se produire avec un Griezmann qui se retrouve avec trop de terrain devant lui pour relancer. Cette équipe laisse venir, c’est vrai. Trop de confiance dans leur jeu de type toro, jeu de remise qui a échoué avec passes reçues dos aux argentins survoltés.
    Hallucinant Koundé systématiquement glissant vers l’axe alors que Di Maria léchait sa ligne, une consigne pour densifier l’axe ?? la faute au milieu, à la charnière ?
    Abusé de jeu long pour des joueurs qui n’avaient pas déclenché de course, aussi encore regretté le manque de créativité de Varane, quasiment aucune verticalité dans le jeu...
    Bien sûr il faudrait sans doute relativiser nos analyses avec le jeu dur argentin qui n’a pas trouvé assez de sanctions, (les consignes de la FIFA), la simulation avérée de Di Maria, l’arbitre qui ne laisse pas jouer l’avantage à au moins deux reprises sur des contres français, etc pour compléter la partie « balle tirée dans le pied » qui nous expose à l’aléatoire des TAB alors que les bleus avait tout pour répéter 2018.

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