Rencontrer un champion du monde trois fois de suite en l’espace d’un an seulement est chose rare pour les Bleus : ils l’ont fait en décembre 1937, juin puis décembre 1938 face à l’Italie, gagnante de la Coupe du monde en 1934 et 1938.
Cela n’est plus arrivé, parce que seul le Brésil a égalé la performance des Azzurri, en 1958 et 1962, et que les Bleus ne l’ont alors affronté qu’une fois, en amical en avril 1963 (2-3). Plus récemment, on pourrait évoquer la triple rencontre contre les Allemands, en juillet 2014 (Coupe du monde), novembre 2015 (au moment des attentats du Bataclan) et juillet 2016 (à l’Euro, mais ils n’étaient pas doubles champions du monde).
Attachons-nous à étudier le premier cas, sous l’angle tactique, bien entendu.
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Le Miroir des Sports du 7 décembre 1937 (BNF Gallica)
5 décembre 1937 : France-Italie, 0-0 (amical)
A la fin de l’année 1937, la Squadra Azzurra, championne du monde, vient à Paris, mais doit concéder un match nul (0-0) aux Bleus, ce qui, pour elle, constitue un échec, tant elle est favorite. Personne ne sait, à ce moment, que les deux équipes vont être désignées au tirage au sort des quarts de finale de la Coupe du monde 1938, pour s’affronter six mois plus tard. L’Italie se qualifie alors (3-1). Mais le match amical (si l’on peut dire) de 1937 comportait, comme il était de coutume alors, un match retour, en Italie, cette fois-ci. Ce fut donc à Naples, le 4 décembre 1938, et l’Italie gagna encore, mais par 1-0 seulement.
Peut-on dire qu’une leçon tactique a été tirée de ces confrontations rapprochées, par les deux entraîneurs, Gaston Barreau pour la France, Vittorio Pozzo pour l’Italie ? C’est ce que nous allons voir.
Quand l’Italie vient à Paris fin 1937, c’est une équipe dominatrice en Europe, et que la France n’a plus battue depuis 1920. Sous la direction de Pozzo, elle a tout gagné : la Coupe du monde 1934, la Coupe Internationale 1935 (qui oppose les pays dits « centraux », Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie et Italie), et même les Jeux olympiques de Berlin en 1936. La France, elle n’a encore jamais rien gagné. Pourtant, le score sera de 0-0, ce sera même le premier 0-0 de l’Histoire des Bleus, et il sera perçu positivement.
La France aligne l’équipe suivante : Di Lorto – Cazenave, Mattler – Bourbotte, Fosset, Delfour – Courtois, Heisserer, Nicolas, Veinante, Langiller.
Et l’Italie : Olivieri – Monzeglio, Rava – Serantoni, Andreoleo, Locatelli – Capra, Meazza, Piola, Ferrari, Ferraris.
Un système tactique hybride
Tactiquement, les deux équipes ont opté pour un système hybride, qui n’est ni tout à fait l’antique 2-3-5, ni tout à fait le WM, alors en vogue. En défense, deux arrières centraux, dont l’un (l’Uruguayen d’ascendance française Hector Cazenave) surveille l’avant-centre (Silvio Piola) et l’autre sert de « balayeur », le robuste Etienne Mattler, qui joue en force, ce qui est aussi la cas de Pietro Rava, chez les Italiens ; cette ligne stationne dans la surface et ne s’en éloigne que de quelques mètres, elle joue très bas. Les demi-ailes, comme dans le 2-3-5, s’attachent aux ailiers adverses, dans leurs couloirs, mais ne pratiquent pas un marquage individuel serré ; ils jouent en général l’interception des passes destinées aux ailiers, en coupant les trajectoires. Ni François Bourbotte (long et osseux) ni Edmond Delfour (plus petit, technique) ne sont des sprinters ; le premier est plus défensif, plus dans le duel, le second est un artiste qui aime porter la balle, au risque de ralentir le jeu et de s’éloigner exagérément de sa place.
Le demi-centre Charles Fosset est en fait un arrière supplémentaire, qui s’attache à charger le porteur du ballon ; Michele Andreolo (d’origine uruguayenne lui aussi) exerce un pressing coordonné avec Pietro Serantoni et Ugo Locatelli, et relance en passes longues, diagonales, vers ses ailiers. Théoriquement, il doit annihiler Jean Nicolas, mais en fait il sera constamment offensif, alimentant à jet continu son attaque. Celle-ci n’opère plus « en ligne » et par « descentes », comme au bon vieux temps du 2-3-5 ; l’influence du WM est passée par là, et les inters sont désormais décrochés des trois attaquants de pointe.
Côté italien, c’est Giovanni Ferrari qui se replie le plus profondément, pour remonter le ballon ; côté français, c’est Oscar Heisserer, au souffle inépuisable. Giuseppe Meazza est l’artiste, le plus doué sur le terrain, Silvo Piola le buteur, athlétique, harcelant les défenseurs. Chez les Bleus, Marcel Langiller est un ailier traditionnel, tout dans le dribble et le débordement, mais sur le déclin ; Roger Courtois, franco-suisse, n’est pas un ailier, au sens où il occuperait son couloir, c’est un fonceur, un finisseur, mais c’est Jean Nicolas qui occupe la pointe de l’attaque. Enfin, l’élégant Emile Veinante est le cerveau de l’équipe.
Un Di Lorto en état de grâce
Tactiquement, donc, les deux équipes se neutralisent, et la différence ne peut provenir que de l’intensité mise dans le jeu. Or, dans ce domaine, les Bleus rendent des points aux Italiens, qui se ruent à l’attaque dès le coup d’envoi. Ce sera un match attaque-défense ; en deuxième mi-temps, les Bleus ne passeront que rarement la ligne médiane ! Le taux de possession n’était alors pas mesuré, mais il a dû friser les 75 % pour les Italiens. On connaît par contre le nombre de tirs : 26 pour les Italiens, 10 pour les Français, dont deux seulement en seconde mi-temps, et encore, après la 80ème minute, quand les Italiens, fatigués et résignés, relâchèrent la pression.
Comment se fait-il, dans ces conditions, que les Azzurri ne parvinrent jamais à marquer ? Tout simplement à cause du gardien français Laurent Di Lorto, en « état de grâce », dans un de ces jours où il arrive que des gardiens paraissent invincibles. A son actif, pas moins de 18 parades décisives, dont 11 en deuxième mi-temps. Vittorio Pozzo dira : « Jamais l’Italie ne joua aussi facile, et je ne comprends pas qu’elle n’ait pas remporté une victoire qui pouvait se chiffrer par 6 à 0 ! »
Un rideau défensif français très serré
Le journaliste Maurice Pefferkorn livra une analyse plus complète : « L’Italie domina trop pour que la ligne d’avants put déborder ou percer. Elle avait acculé notre défense sur son but. Au centre, nos hommes étaient massés de façon si serrée qu’il était matériellement impossible de percer ce rideau épais. Alors, les avants jouaient latéralement. Ils se passèrent le ballon de long en large pour tenter de trouver un jour par où le shoot pourrait passer. » Un scénario bien connu aujourd’hui, mais à l’époque on ne parlait pas de béton, ça n’existait pas encore, et du reste, ce n’était nullement une tactique décidée à l’avance par Gaston Barreau qui mena les Bleus à rester massés derrière.
C’était la conséquence de l’ultra-domination italienne, qui générait une impossibilité presqu’absolue de relancer. Les Italiens, agressifs, étaient constamment les premiers sur le ballon, et interceptaient les malheureuses tentatives de relance françaises, menées à « l’emporte-pièce », comme se plut à le signaler la presse française.
On s’aperçoit donc que le mérite des Français fut simplement de tenir, et que Di Lorto fut le héros du match.
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Le Miroir des Sports du 14 juin 1938 (BNF Gallica)
12 juin 1938 : France-Italie, 1-3 (Coupe du monde)
Six mois plus tard, donc, la France (qui organisait la Coupe du monde) se retrouva, cette fois à Colombes, face aux mêmes Italiens pour le compte des quarts de finale, donc en match éliminatoire. Les deux équipes avaient été légèrement modifiées .
France : Di Lorto – Cazenave, Mattler – Bastien, Jordan, Diagne – Aston, Heisserer, Nicolas, Delfour, Veinante.
Italie : Olivieri – Foni, Rava – Serantoni, Andreolo, Locatelli- Biavati, Meazza, Piola, Ferrari, Colaussi.
Pozzo avait surtout changé ses deux ailiers, et l’on verra qu’il avait bien fait ! Pour le reste, la même tactique, les mêmes leaders techniques, Andreolo, Ferrari et Meazza, le même buteur d’exception, Piola.
Barreau avait changé la ligne de demis, en incorporant l’athlétique ex-autrichien Gusti Jordan au centre, dans un rôle défensif essentiellement, et en chargeant le long et souple Raoul Diagne de suppléer Delfour, avancé au poste d’inter, où il se montra hélas très brouillon. Enfin, il avait opté à droite pour un véritable ailier, du genre virevoltant, Alfred Aston.
C’est là qu’on allait voir qui avait tiré des leçons du 0-0 du mois de décembre 1937, et il est inutile de faire durer le suspens, car la victoire italienne (3-1) prouve amplement que c’est Pozzo, bien meilleur tacticien que Barreau, qui avait ajusté sa tactique.
Bourbotte et Diagne piégés dans leur dos
Ecoutons-le : « Nous nous sommes souvenus qu’en décembre, nous avions commis une grosse erreur en dominant avec trop d’insistance. Si on peut attirer les défenseurs à l’extérieur (de la surface, bien sûr), en les mettant en confiance, alors on diminue la puissance défensive de l’adversaire. L’équipe de France, cette fois, s’est laissé manœuvrer. » Traduction : l’Italie a laissé les Français jouer, pour les piéger en contre !
C’est ainsi que Bourbotte et Diagne ont lâché la surveillance de leurs ailiers pour monter appuyer leur attaque, et qu’ils furent pris dans leur dos par les plongées de Biavati et Colaussi, d’où dérivèrent les deux buts décisifs inscrits par Piola, sur lesquels je ne reviens pas, ce match faisant l’objet d’un chapitre de mon livre. L’arroseur se retrouvant arrosé, les Azzurri eurent beau jeu de se replier à leur tour pour préserver le score, une fois à leur avantage !
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Le Miroir des Sports du 6 décembre 1938 (BNF Gallica)
4 décembre 1938 : Italie-France, 1-0 (amical)
Qu’en est-il maintenant du troisième match, joué cette fois-ci à Naples, devant un public hostile ? Barreau a-t-il rendu à Pozzo la monnaie de sa pièce ?
Les équipes :
France : Llense – Vandooren, Mattler – Bourbotte, Jordan, Diagne – Aston, Ben Barek, Nicolas, Heisserer, Veinante.
Italie : Olivieri – Foni, Rava – Serantoni, Andreolo, Locatelli - Biavati, Demaria, Piola, Ferrari, Colaussi.
Pozzo aligne ses champions du monde, moins Meazza qui est blessé, et remplacé (numériquement seulement) par l’argentin Attilio Demaria. C’était, précisons-le, l’époque des « oriundi » en Italie, c’est-à-dire celle où les enfants d’Italiens émigrés en Amérique du Sud se voyaient attribuer la nationalité italienne automatiquement (la France ayant décidé de faire de même, avec les Cazenave, Duhart ou Lauri). L’équipe française, elle, est sacrément renforcée en attaque grâce au talent offensif du dribbleur marocain Larbi Ben Barek, qui ne dispose pas d’un passeport français, vu qu’il est sujet marocain (le Maroc était un protectorat et non, comme l’Algérie, un département français), mais qui est « assimilé » par la FFF, sans que la FIFA trouve à y redire !
Un but de rapine signé Biavati
La victoire revient encore aux Italiens (1-0), mais ce score est trompeur, car l’unique but inscrit par Amedeo Biavati (32ème minute) peut être qualifié de but de rapine. En effet, les vociférations hystériques et continuelles du public napolitain empêchèrent Jules Vandooren d’entendre l’ordre lancé par son gardien de but René Llense (« Laisse ! »), qui s’apprêtait à se jeter sur un ballon traînant aux 6 mètres : résultat, les deux coéquipiers se bousculèrent l’un l’autre, Vandooren trébucha et Llense ne put atteindre le ballon, que Biavati, lui, placé en embuscade, n’eut plus qu’à pousser dans les cages vides. Et ce fut tout pour les Azzurri, malgré un déluge de 13 tirs au but en première mi-temps… contre à peine 2 aux Français !
Ce fut un remake du match de l’année précédente, à la différence que cette fois-ci, le repli massif des Bleus en défense était volontaire, suivant la tactique de Barreau, qui ne visait que le match nul. Veinante le confirma : « En effet, nous avons joué toute la première mi-temps avec 8 hommes en défense et 3 en attaque. » A la différence des matchs précédents, Barreau avait donné des consignes de marquages strictes : « Comme Biavati et Colaussi avaient été les plus dangereux (sous-entendu, lors de la Coupe du monde), nous avions demandé à Bourbotte et à Diagne de ne pas les lâcher. » Quant à Piola, il était marqué à la fois par Vandooren, Mattler et Jordan, surveillé comme le lait sur le feu ! Par contre, les inters italiens, eux, étaient quasiment libres de leurs mouvements…
Pour Pozzo, il était impossible, devant le public napolitain, de laisser les Bleus dominer, sous peine de voir sa squadra impitoyablement sifflée : il fallait se lancer à l’assaut, pour être à la hauteur du titre mondial décroché à Paris, et des attentes d’un public très chaud. Du coup, les mêmes causes entraînèrent les mêmes effets qu’en décembre 1937, même si Llense était un gardien moins inspiré que Di Lorto (il a quand même eu 4 arrêts décisifs en première mi-temps, plus un autre dans la seconde). A un détail près, cependant : la chance fut du côté des Azzurri (qui ne l’étaient pas, ils jouaient en noir, ayant laissé le bleu aux… Bleus), avec cette aubaine exploitée opportunément par Biavati. Menant 1-0 à la pause, l’Italie pouvait voir venir.
Une comparaison cruelle entre Piola et Nicolas
En seconde mi-temps, Pozzo changea de tactique et laissa la balle aux Français, qui se montrèrent alors plus entreprenants : ils placèrent 7 tirs, contre à peine 5 à des Italiens semblant chercher un second souffle… ou se bornant à gérer leur avantage. Car l’attaque française, s’il faut en croire les journaux, « se réduisit toujours à un départ isolé de Heisserer, à une ouverture de Ben Barek, mais ne comportait aucune visée constructive entre demis et avants, et si peu d’union, d’esprit de collaboration », on dirait aujourd’hui si peu de jeu collectif. Et, devant, la comparaison entre l’Italien Piola, si agressif, et le Français Nicolas, qui craignait les duels et se « laiss(ait) dominer dans le jeu de tête », traduisez qu’il ne sautait même pas, était cruelle. Manquant de mordant, Nicolas gâcha ce qu’il est convenu d’appeler un « but tout fait » en fin de match, et la domination française resta stérile.
Demaria décevant, Ferrari s’épuisant à diriger le jeu tout en se repliant profondément, comme à son habitude (suivi par Ben Barek, dont c’était la consigne), Piola annihilé, les ailiers toujours marqués à la culotte par Bourbotte et Diagne qui avaient reçu pour consigne, eux, contrairement au match de juin 1938, de ne surtout pas monter et les lâcher, les Azzurri ne parvinrent pas à marquer davantage, mais la victoire leur revint quand même, sans pour autant satisfaire vraiment Vittorio Pozzo, qui avait la preuve que, sans Beppe Meazza, sa Squadra n’était plus la même…
Ce match passa pour héroïque et est entré dans la légende des Bleus, pour l’esprit de corps, patriotique, qu’ils démontrèrent sur le terrain… autant que leurs limites dans le jeu.
Les Français ne pouvaient rivaliser que sur le plan athlétique
Conclusion générale : la tactique défensive, involontaire en décembre 1937, volontaire par contre, en décembre 1938, permit aux Bleus de Gaston Barreau de sauver les meubles face aux champions du monde italiens, qui tenaient leur force de leur agressivité et du talent de leur stratège Meazza, et non d’une supériorité technique ou tactique. Athlétiquement, quand les Français étaient motivés, ils parvenaient à rivaliser. Par contre, dès qu’ils voulaient produire du jeu et se montrer offensifs, ce qui correspondait à la tradition française, non seulement ils se découvraient, mais se montraient bien trop individualistes et imprécis dans leur jeu de passes, improvisé, en fait. Le bilan comptable est sans appel : un seul but inscrit en 3 matchs pour les Bleus, contre 4 aux Italiens, qui n’étaient pas des champions du monde brillants, mais efficaces, organisés et disciplinés, coachés avec paternalisme par Vittorio Pozzo.
L’équipe de France n’était alors pas encore prête à rivaliser avec les meilleurs…