La demi-finale de Séville a été analysée dans l’Histoire tactique des Bleus (pages 136 à 144) comme un duel perdu par Michel Hidalgo contre son homologue allemand Jupp Derwall : j’y renvoie le lecteur.
Mais il est intéressant de la comparer avec la seconde demi-finale de Coupe du monde disputée contre les mêmes Allemands en 1986, qui, en général, passe aux oubliettes parce qu’on préfère mettre en exergue le brillant match contre le Brésil au tour précédent…
Lire l’article 25 juin 1986 : RFA-France
Le scénario n’est pas le même : pas de drame avec Schumacher, toujours présent dans les cages allemandes, de même que Battiston, pas de « remontada » allemande à 3-3, pas de tirs au but ratés : une faute de main de Bats laissant échapper un coup-franc tiré par Brehme au coin droit de la surface, un assaut continuel des buts de Schumacher, mais stérile, et un second but allemand à la dernière minute, quand tous les Bleus étaient montés, laissant Rudi Völler se présenter seul devant Joël Bats et le lober pour une défaite ne souffrant aucune contestation, cette fois-ci (0-2).
Mais qu’en est-il tactiquement ?
Les deux entraîneurs ont changé : Michel Hidalgo a laissé place à Henri Michel et Jupp Derwall à Franz Beckenbauer, la plus grande vedette du football allemand, les deux hommes s’étant d’ailleurs croisés sur un terrain comme joueurs en 1973.
Platini quasi avant-centre, jeu long vers Stopyra
Michel a opté pour un 4-3-3, là ou Hidalgo préférait un 4-4-2 avec un quatuor de milieu de terrain très offensif, dont il subsiste trois éléments en 1986, Giresse, Platini et Tigana. Mais Platini, cette fois-ci, occupe une position plus haute, presque d’avant-centre, de sorte que son influence sur la construction du jeu est moindre ; c’est surtout Giresse qui mène le jeu. De plus, avec Luis Fernandez au milieu, à la place de Genghini, la défense est incontestablement renforcée… au détriment de l’attaque.
Moins de combinaisons de passes au milieu, plus de jeu long, vers Stopyra notamment, dont le jeu de tête est perçu comme un atout mais qui sera dominé par Dittmar Jakobs. Résultat : Harald Schumacher n’aura que deux arrêts décisifs à opérer, une manchette sur un tir de Platini, une parade au pied devant Stopyra. C’est tout : malgré une pression constante, les Bleus n’arriveront pas à marquer un seul but, alors qu’ils en avaient mis trois en 1982. C’est donc la panne, pour une équipe réputée offensive !
Défensivement, par contre, Michel avait eu l’idée de placer Ayache en second stoppeur sur Klaus Allofs, la surveillance de Karl-Heinz Rummenigge étant confiée à Max Bossis, lequel était associé à Battiston en défense centrale. Ce dispositif a fonctionné, mais il a privé les Bleus des montées offensives dans son couloir de William Ayache, un couloir droit inoccupé, puisqu’il n’y avait pas d’ailier droit, ou d’attaquant capable d’animer le côté droit… dommage !
Papin restera sur le banc, Völler sera décisif
Coaching ? Giresse, qui reconnut : « Nous n’avions plus rien dans les chaussettes, ni dans la tête », fut remplacé par Vercruysse à 20 minutes de la fin, sans bénéfice notable ; mais surtout, Henri Michel n’osa pas lancer Jean-Pierre Papin en pointe. Son excuse était que Papin à cette époque jouait un peu comme un chien fou, et tirait partout… sauf dans le cadre ; il n’empêche qu’il était bien le seul à posséder le sens du but, et que, maladroit ou pas (on sait qu’il progressera beaucoup par la suite), il était capable, par son audace, son punch, de dynamiter la défense allemande. Michel rata donc son coaching.
Beckenbauer, lui, réussit le sien en remplaçant à la 57 ème minute un Rummenigge usé par Völler, attaquant du type renard de surface, qui marqua un second but opportuniste ; et il avait déjà eu la bonne idée de titulariser son chien de berger Rolff, commis à la garde de Platini (et qu’il eut d’ailleurs peut-être le tort de retirer en finale , car il aurait pu neutraliser Maradona comme il avait neutralisé Platini…)
Le reste dépend de la tactique allemande. Le double témoignage de Schumacher et de Beckenbauer est à cet égard éclairant. Que dit Schumacher, qu’on aurait tort d’assimiler à une brute ? Ceci, après avoir vu (et admiré) le jeu offensif des Bleus face au Brésil, en quarts de finale : « Seul défaut, dans les deux camps, la défense. Chaque équipe faisait son jeu et laissait l’autre faire le sien. » Et que dit Beckenbauer ? Après avoir confié que, en tant que spectateur, il adorait le jeu technique des Français, mais qu’en tant qu’entraîneur, son devoir était de le contrer, il en a précisé la méthode : « En les empêchant de s’épanouir, de jouer leur football dès le début, en les perturbant. » Marquage à la culotte de Rolff sur Platini, de Matthäus sur Giresse, plus les plongées d’Eder sur le côté droit français dégarni ; densification du milieu de terrain, afin de casser le rythme et de neutraliser le jeu offensif des Bleus…
Un 5-3-2 allemand négatif mais pas inoffensif
C’est une tactique négative que Beckenbauer a donc choisie, conforté par l’avance heureuse acquise dès la 9ème minute grâce à la réussite (imprévisible) de Brehme. Un 5-3-2 négatif certes, mais pas inoffensif, loin de là : Bats a eu 4 arrêts difficiles à exécuter (en plus des deux tirs cadrés qui ont fait mouche), soit 6 occasions de but allemandes !
La raison ? La Mannschaft cru 1986 est une équipe poussive, sans génie. Au premier tour, elle a même été battue 2-0 par le Danemark, et ne s’est qualifiée que de justesse ; puis elle a peiné face au Maroc, ne gagnant 1-0 qu’à la 88ème minute, et enfin face au Mexique en quart de finale. Là où les Bleus ont séduit la terre entière en tenant tête au Brésil (1-1) , puis en se qualifiant aux tirs au but, Pelé lui-même déclarant que c’était un des plus beaux matchs qu’il avait vus, les Allemands arrachaient une pénible qualification aux tirs au but, eux aussi, mais à l’issue d’un peu emballant 0-0. Beckenbauer était conscient des limites de ses joueurs, d’où sa tactique pragmatique. Côté français , on était sur un nuage, à mille lieues de penser qu’on ne prépare pas un match contre les Allemands comme on prépare un match contre les Brésiliens …
Cette nouvelle défaite en demi-finale de Coupe du monde la seconde consécutive contre le même adversaire, elle a été beaucoup minimisée, voire gommée en France : on préfère se rappeler le match contre le Brésil… Elle est mise sur le compte de la fatigue physique générée par les prolongations, et la fatigue émotionnelle due aux tirs au but, sauf que… les Allemands ont connu exactement la même chose face aux Mexicains, leur état de fatigue est le même : la différence, c’est l’euphorie, côté français, absente chez les Allemands en manque de confiance, mais déterminés à se battre.
Kampfkraft schlug Klasse
La vérité donc c’est que les leçons de la défaite de 1982 n’ont pas été tirées. Par contre, écoutons ce qu’Harald Schumacher écrit dans son livre « Anpfiff » (Coup d’envoi) : « A Séville, nous avons gagné parce que les Français, après avoir mené 3 buts à 1, ont sous-estimé nos capacités de réaction dans l’adversité. A Guadalajara, nous avons triomphé parce que nous avons adopté la bonne tactique de jeu en perturbant l’adversaire, en le déstabilisant dès le départ, en cassant son rythme, en l’empêchant de jouer pour l’art, pour l’esthétique. » Et Beckenbauer d’ajouter : « Kampfkraft schlug Klasse. » Kampf, le combat ; Kraft, la force, ont battu la classe… laquelle ne suffit pas, Beckenbauer, joueur de très grande classe, était bien placé pour le savoir. La Coupe du monde 1974, qu’il avait gagnée, c’était déjà grâce à cette fameuse « Kampfkraft » spécifique aux Allemands, au marquage impitoyable de la star hollandaise Cruyff par le chien de berger Vogts.
Furieux de cette nouvelle défaite, Jean Tigana a eu ce commentaire qu’il qualifie lui-même de dur, mais lucide : « Les champions, les vrais, parviennent toujours à leur but. L’équipe de France n’est donc pas un grand. » L’Allemagne coachée par Beckenbauer ne parvint certes pas à gagner en 1986 face à l’Argentine de Maradona (2-3), mais elle ne perdit pas deux fois de suite : en 1990 , elle retrouva sous les ordres de Beckenbauer en finale de la Coupe du monde la même Argentine, menée par le même Maradona… et elle gagna 1-0 ! Les « grands », effectivement, sont ceux qui parviennent à leur but. Beckenbauer, joueur, avait perdu la finale de 1966, puis gagnée celle de 1974 ; entraîneur, il perdit celle de 1986 mais gagna celle de 1990.
Il faudra attendre 1998 pour que la France soit grande, mais avec une tactique plus proche de celle de Beckenbauer que d’Hidalgo ou Michel !