C’est un livre important parmi ceux qui offrent une vision à la fois très large et très précise de l’histoire du football, semblable aux ouvrages de François da Rocha Carneiro, qui a visiblement fait école parmi les historiens du sport. Alexandre Joly, qui est de la génération de Pogba et Varane, a lui-même été arbitre amateur avant de faire des études pour devenir professeur d’EPS. Il a soutenu une thèse en 2021 intitulée Les arbitres dans le football professionnel français : de l’amateurisme au semi-professionnalisme (1955-1995), faisant de lui un historien du sport. Il a aussi écrit une série d’articles brefs sur l’histoire de l’arbitrage, publiés sur le site du SAFE (syndicat des arbitres du football d’élite). Michel Vautrot, sans doute le meilleur arbitre français de l’histoire, signe d’ailleurs la préface.

L’histoire de l’équipe de France s’est construite avec plusieurs milliers d’acteurs qui se sont croisés sur les terrains de jeu : ses internationaux évidemment, ses adversaires et aussi ses arbitres. Parmi les 550 à avoir dirigé les matchs des Bleus, certains sont entrés dans l’histoire pour de mauvaises raisons, comme l’Ecossais Ian Foote en 1976 (Bulgarie-France) ou le Néerlandais Charles Corver en 1982 (RFA-France), même si, lors des sept finales majeures qu’elle a disputée, l’équipe de France n’a pas à se plaindre de l’arbitrage.
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Du chef de gare bedonnant à l’athlète de haut niveau
Ce n’est pas celle histoire-ci que décortique Alexandre Joly, mais celle des arbitres français, et de leur évolution depuis plus d’un siècle : le chef de gare bedonnant et autoritaire qui trottinait dans le rond central est devenu un athlète de haut niveau équipé de gadgets technologiques, capable de courses à haute intensité. Et surtout, en ce qui concerne l’élite, il est désormais un professionnel à part entière, correctement rémunéré et pouvant se consacrer à temps plein à sa préparation physique.
Le livre, sorte de prolongement (en amont et en aval) de la thèse de 2021, est d’une très grande richesse documentaire, appuyée par les archives fédérales (FFF et FIFA notamment), médiatiques (L’Equipe, France Football, les vidéos de l’INA) et de nombreux témoignages d’acteurs directs. Parmi les quelques 350 pages, vous découvrirez 43 encadrés biographiques d’arbitres français (dont cinq femmes) et, plus original, le récit de quatre finales de Coupe de France en suivant les faits et gestes de l’arbitre (Pierre Schwinté en 1963, Robert Wurtz en 1976, Michel Vautrot en 1987 et Stéphanie Frappart en 2022). Rien de plus pédagogique et d’éclairant que ces tranches de vie dont François Da Rocha Carneiro est coutumier dans ses ouvrages.
Le débat éternel entre la lettre et l’esprit
Les hommes en noir du football aborde tant de points qu’il n’est pas facile d’en faire une liste exhaustive : la longue marche vers la professionnalisation (qui n’arrivera en France qu’en 2016, soit 86 ans après celle des joueurs), les changements dans les règles du jeu (du hors-jeu en 1925 à la VAR en 2018 en passant par les cartons rouges et jaunes, l’interdiction de la passe en retrait au gardien, l’introduction de deux, puis trois et maintenant cinq remplaçants, la Goal line technology), la lente émergence de l’arbitrage féminin, la médiatisation grandissante via les retransmissions télévisées, la syndicalisation, le contrôle et la surveillance, le débat éternel entre la lettre et l’esprit dans l’application des règles, les aptitudes physiques ou la formation des jeunes.
Henri Delaunay avait avalé son sifflet
Alexandre Joly parvient, et l’exercice n’est pourtant pas facile, à combiner les contraintes du travail universitaire (le plan rigoureux, les notes de bas de page, la bibliographie exhaustive) et l’accessibilité du propos, en nourrissant la grande histoire de petites, à l’échelle humaine : on apprend ainsi que Henri Delaunay, grand dirigeant qui a été brièvement arbitre, a dû cesser sa carrière d’homme en noir en 1905 après qu’un tir en pleine tête lui ait cassé deux dents et fait avaler son sifflet ! Ou, plus tragique, que Thomas Balway, premier arbitre français appelé à une Coupe du monde, a perdu son épouse lors de la traversée transatlantique du Conte Verde en juin 1930.
Quant à Robert Wurtz, sans aucun doute le plus spectaculaire arbitre français de l’histoire, il était célèbre pour sidérer les joueurs en les prenant de vitesse et en les encourageant au besoin pendant le match. Raymond Domenech, qui en connait un rayon côté spectacle, témoigne ainsi : « C’était un artiste. Il courait plus vite que nous, plus longtemps que nous. Il commentait les matchs en même temps. Il expliquait au mec ce qu’il aurait dû faire. »
Le livre s’achève par une réflexion sur l’avenir de l’arbitrage et le rôle de la VAR : « Dans un sport comme le football où les situations sont souvent à interprétation, la justice parfaite est-elle possible ? Le football est-il le sport le plus populaire au monde pour sa rationalité ou pour les émotions instantanées qu’il procure ? » Poser la question, c’est déjà d’une certaine manière y répondre.
Bonus : les arbitres français désignés dans les compétitions internationales
17 Français ont arbitré au centre en Coupe du monde :
– 1930 : Thomas Balway
– 1938 : Lucien Leclerc, Roger Conrié et Georges Capdeville (finale Italie-Hongrie)
– 1954 : Raymond Vincenti
– 1958 : Maurice Guigue (finale Brésil-Suède)
– 1962 : Pierre Schwinté
– 1966 : Pierre Schwinté
– 1970 : Roger Machin
– 1978 : Robert Wurtz
– 1982 : Michel Vautrot (quatrième arbitre à la finale Italie-RFA)
– 1986 : Joël Quiniou
– 1990 : Michel Vautrot et Joël Quiniou
– 1994 : Joël Quiniou
– 1998 : Marc Batta
– 2002 : Gilles Veissière
– 2006 : Eric Poulat
– 2010 : Stéphane Lannoy
– 2018 : Clément Turpin
– 2022 : Clément Turpin et Stéphanie Frappart
8 ont arbitré au centre à l’Euro (dont 6 l’ont également fait en Coupe du monde) :
– 1980 : Robert Wurtz
– 1984 : Michel Vautrot
– 1988 : Michel Vautrot (finale Pays Bas-URSS)
– 1992 : Gérard Bigué
– 1996 : Marc Batta
– 2000 : Gilles Veissière
– 2004 : Gilles Veissière
– 2008 : Stéphane Lannoy (4e arbitre)
– 2012 : Stéphane Lannoy
– 2016 : Clément Turpin
– 2020 : Clément Turpin
– 2024 : Clément Turpin et François Letexier (finale Espagne-Angleterre)