Après les entraîneurs anglais, nullement diplômés mais bénéficiant jusqu’en 1940, du prestige conféré par le fait d’être originaires du « pays qui a inventé le football », vint le tour des Français. Eux étaient diplômés, grâce à Gabriel Hanot qui avait mis en place une formation et un examen depuis 1930, et se succédèrent en continu auprès des sélectionneurs : Herrera, Roessler, Baron, Pibarot, Bigot, Batteux et enfin Henri Guérin, qui unifia les deux fonctions en 1964.
L’inventeur du libero et du catenaccio
Helenio Herrera, nommé moniteur national dès décembre 1945, fut chargé de la préparation physique et mentale de l’équipe de France en 1947 et 1948, et contribua à ses bonnes performances de l’époque avant de partir en Espagne. Là, puis en Italie, il connut jusque dans les années 1970 une gloire sulfureuse qui en fit l’entraîneur le plus en vue dans l’Europe entière. Son nom fut synonyme de « béton » (ou « catenaccio » en Italie) et de « libero », arrière détaché derrière une ligne de 4, balayant toute la largeur du terrain. C’était un dispositif qu’il avait lui-même mis en place en tant que joueur en 1943, au Stade Français, et qu’il reproduisit à l’Inter de Milan avec Armando Picchi. Ce dispositif est aujourd’hui abandonné, même si les défenses à 5 existent. Mais elle sont organisées différemment [1].
Cette innovation défensive (se rappeler que, dans les années 1950 encore, on défendait à 3, selon le dispositif du WM) passa pour diabolique, antisportive , et valut à Herrera un déluge de critiques. Pourtant, Herrera ne faisait qu’inaugurer le jeu de contre-attaque, alignant à l’Inter 4 joueurs offensifs (Suarez, Corso, Jaïr et Mazzola) qu’appuyaient les montées de l’arrière Facchetti, précurseur des latéraux offensifs actuels. On est loin des 11 joueurs massés dans leur surface qu’on peut voir aujourd’hui, mais Herrera était en avance, on ne le lui pardonnait pas.
De Charleville à l’Inter Milan
Qui était-il ?
Fils d’un anarchiste espagnol exilé en Argentine d’abord (où il naquit en 1910, même si, par coquetterie, Herrera se déclara toujours né en 1916 !) puis au Maroc, Herrera vint jouer en France, perça au modeste club de Charleville, avec lequel il parvint en finale de la Coupe de France en 1936 (0-1 contre le Racing), fut naturalisé et glana 2 sélections en équipe de France militaire au Challenge Kentish 1936, puis remporta même la Coupe de France en 1942 avec le Red Star au poste d’arrière.
C’est alors, après avoir exercé une quantité incroyable de petits boulots, que Herrera se tourna vers la profession d’entraîneur, débutant avec le Stade Français de 1945 à 1948. Et c’est aussi à ce moment-là que Gabriel Hanot lui demanda de prêter son concours à l’équipe de France.
Considéré comme espagnol en Espagne, il y exerça pendant 12 années, glanant des titres avec l’Atletico Madrid (en 1951, il avait emmené avec lui Ben Barek) et le Barça (en 1959 et 1960, plus une C3, remportant 76 % de victoires, pourcentage très élevé) avant d’aller entraîner en Italie l’Inter de Milan. A la tête de cette équipe il gagna deux C1 (1964 et 1965 contre le Real et Benfica) et deux Coupes Intercontinentales (en 1964 et 1965 également, toutes deux contre Indépendiente Buenos-Aires).
En 1967, on évoque son nom comme sélectionneur
Outre l’équipe de France (j’ai analysé son apport au chapitre 11 de « Sélectionneurs des Bleus »), Herrera assista aussi l’équipe d’Espagne en 1962 pour la Coupe du Monde au Chili, aux côtés du sélectionneur Pablo Hernandez Coronado, et l’équipe d’Italie en 1967, avec Ferruccio Valcareggi. Enfin, son nom circula entre 1967 et 1969 pour reprendre l’équipe de France, au moment où elle était au trente-sixième dessous, mais la chose ne se fit pas. A la fois parce qu’Herrera suscitait de fortes réticences dans la presse française et dans le petit monde des entraîneurs français, et sûrement aussi parce qu’il ne souciait guère de passer d’une équipe de très haut niveau comme l’Inter, à une équipe complexée et faible (Kovacs commit cette erreur en venant de l’Ajax), se doutant par avance qu’il n’y gagnerait rien.
Mais plus que son palmarès, c’est l’apport d’Helenio Herrera à la fonction d’entraîneur que je veux souligner ici, à l’aide du texte d’une interview donnée à « Football-Magazine » en 1960, que je vais citer longuement.
Un rôle de meneur d’hommes essentiel
« J’ai compris dès mes débuts dans la carrière d’entraîneur que le rôle psychologique d’un meneur d’hommes était essentiel. En général, vous n’améliorez pas la technique d’un footballeur de 25 ans ; alors que reste-t-il ? Le souci d’un bon jeu collectif, d’une condition physique impeccable et d’un moral exemplaire : j’ai toujours attaché une importance capitale à la préparation psychologique d’un match.
Parce que, pour tirer le maximum d’une association exceptionnelle comme l’aile gauche du Stade français, Ben Barek-Nyers, s’entendant comme chien et chat, je dis à Larbi qu’il est le plus fort parce qu’il fait marquer des buts et que je dis aussitôt au Magyar qu’il est inégalable parce qu’il marque les buts ; parce que mes joueurs de Séville, avant d’entrer sur le terrain, chantaient et dansaient des flamencos endiablés dans les vestiaires ; parce que mes joueurs de Barcelone, eux, prêtaient serment sur le ballon de tout donner pour que triomphent leurs couleurs, pour tout cela, je passe pour un charlatan. »
Herrera savait parfaitement qu’on ne parle pas aux hommes de la même façon, tout dépend de leur culture et de leur tempérament, mais l’essentiel est de leur parler et de les galvaniser. Il ajoute : « Il faut que je parle beaucoup, que je trouve des slogans : Ritmo ! Ritmo ! ou : Attaca la balla ! ou : celui qui n’a pas tout donné n’a rien donné. Le verbe haut et la voix forte frappent dix fois plus les imaginations qu’une causerie longue et confuse. »
Des cahiers statistiques soixante ans avant les big datas
Son arrière fétiche Giacinto Facchetti rappelle en outre : « Le TV non erano quelle di oggi, ma noi, giocatori, sapevano tutto sugli adversari » (la TV n’était pas celle d’aujourd’hui [entendez, elle ne diffusait que peu de matches] mais nous, joueurs, savions tout sur nos adversaires [entendez , sans les avoir vus]). Pourquoi ? Parce qu’Herrera tenait des cahiers où il notait tout sur les joueurs et les équipes italiennes et étrangères, grâce à son réseau d’informateurs. Il faut imaginer que, quand les télévisions ne retransmettaient qu’au compte-goutte les matches, quand le magnétoscope n’existait pas (c’est-à-dire avant 1978), ni a fortiori les montages et analyses vidéo, ni les « big data » (nombre de kilomètres parcourus, de passes réussies , de duels gagnés, etc …) , tout adversaire était une énigme, on ne le découvrait sur le terrain qu’au fil du match, et ça change tout. Il y avait les entraîneurs qui se documentaient… et les autres.
On voit donc à quel point Herrera était en avance sur son temps, qui l’a bien mal jugé. Il connaissait l’importance des mots pour donner confiance, motiver, et sublimer des joueurs qui, même les plus talentueux, peuvent se laisser aller à des « non-matches », comme on les désigne aujourd’hui, pas rares, mais toujours aussi surprenants qu’agaçants.
A la suite d’une attaque cardiaque , au milieu des années 70 , Herrera prit la décision de se retirer, dans un palais vénitien donnant sur le Grand Canal, le palazzo Mocenigo delle Zogge.
Il est mort en 1997.