Bruno Colombari : « En 1982, un fil invisible reliait les Bleus »

Publié le 26 septembre 2016 - Matthieu Delahais - 1

Nouvel entretien avec l’un des auteurs du Dico des Bleus. Cette fois, c’est Bruno Colombari qui apporte son éclairage sur la période 1982-1986, celle qui a tout changé grâce entre autres à l’invention du carré magique. Les questions sont posées par Matthieu Delahais et Alain Dautel.

14 minutes de lecture
Quel est ton premier souvenir des Bleus ?

Sans aucune hésitation, c’est Bulgarie-France à Sofia en octobre 1976. Ça fera quarante ans tout juste dans quelques jours, et c’est aussi pour ça que je vais voir le France-Bulgarie de Saint-Denis bientôt… J’avais dix ans à l’époque, et quelques mois d’intérêt pour le foot par le biais de l’épopée des Verts, évidemment. Il y avait d’ailleurs beaucoup de Stéphanois en équipe de France, avec Janvion, Lopez, Bathenay, Synaeghel, Larqué et surtout Rocheteau, qui était un peu le Griezmann de l’époque, à tous points de vue.

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Bulgarie-France a eu lieu un samedi après-midi, ce qui était assez rare à une époque où les matches internationaux avaient plutôt lieu le soir en semaine. Je me souviens très bien qu’il y avait des poteaux carrés comme à Glasgow, et en plus l’arbitre était Ecossais. Thierry Roland l’a fait passer à la postérité, d’ailleurs… Les commentateurs parlaient des Bulgares comme de notre bête noire, ce qui me semblait bizarre d’autant qu’ils jouaient en blanc.


 

« Les poteaux carrés ont parfois du bon ! »

Je vais revoir le match en intégralité dans les prochains jours pour en faire un article, mais le souvenir que j’en ai, c’est que les Bleus étaient largement supérieurs. Dans des conditions normales, c’était un match gagnable 3-1 sans problème… D’ailleurs il y avait déjà 2-1 à la mi-temps. Puis, après la pause, il s’est passé plusieurs choses étranges. Un pénalty flagrant refusé à Platini (croc en jambe du gardien), puis un but accordé aux Bulgares malgré deux positions de hors-jeu et enfin un pénalty pour les locaux après un plongeon de Bonev dans la surface. Autrement dit, le 3-1 possible aurait pu se changer en 2-3… D’où la fureur de Thierry Roland. Et alors, pas de Mundial argentin en 1978. Mais ces Bleus-là étaient protégés par une bonne étoile puisque Bonev l’a tiré à côté, alors qu’une de ses frappes de la tête avait été repoussée par la barre un peu plus tôt. Comme quoi, les poteaux carrés ont parfois du bon !

Il y a tout de même un paradoxe à cette époque. L’ASSE, l’équipe que tu soutiens, domine le football français et atteint même la finale de la Coupe d’Europe en 1976. Pourtant, la sélection n’a pas su utiliser cette ossature stéphanoise. Et les Bleus n’ont commencé à briller que par la suite, sans utiliser un fort contingent de joueurs venant d’un même club. Comment l’expliques-tu ?

Michel Hidalgo commence par s’appuyer sur l’ossature de l’ASSE, qui ne comptait, comme tous les autres clubs à l’époque, que deux joueurs étrangers (le gardien Curkovic et le stoppeur Piazza). Stefan Kovacs l’a d’ailleurs fait largement avant lui. Mais il y renonce très vite. D’abord parce qu’à partir de 1977, les Verts ne dominent plus la scène française. Ensuite parce que Nantes envoie massivement des joueurs en sélection (Bossis, Bertrand-Demanes, Amisse, Tusseau, Baronchelli, Michel, Sahnoun…). Enfin, parce que l’émergence d’un joueur de classe mondiale, le premier depuis Kopa, incite le sélectionneur à bâtir l’équipe en fonction de lui. Or Platini se sent à l’aise avec Lacombe, qui joue à Lyon, avec Six, qui joue à Lens puis à l’OM, avec Battiston qui évolue à Metz…

Cette habitude de constituer l’équipe nationale à partir de quatre ou cinq joueurs du même club va durer encore un peu : il y a eu la période nantaise à la fin des années 70, la période monégasque puis bordelaise au début des années 80, et même au début des années 90, parisiens et marseillais étaient largement représentés. Entre 1991 et 1992, il est arrivé plusieurs fois que les Bleus comptent 7 joueurs de l’OM au coup d’envoi, ce qui n’a jamais été le cas avec Hidalgo pour aucun club, même Saint-Etienne.

Transposer l’ossature du meilleur club national en sélection part d’une bonne idée, mais elle se heurte à deux écueils : depuis l’arrêt Bosman (fin 1995), il est très rare que l’effectif d’un champion soit composé majoritairement de joueurs locaux (Barcelone à la fin des années 2000 étant l’exception qui confirme la règle), et ce choix oblige le sélectionneur à calquer son équipe sur celle d’un autre, ce qui n’est pas une garantie de succès. Au début des années 80, Hidalgo dispose d’une génération tellement forte que la question de l’ossature ne se pose plus : il fait jouer les meilleurs autour de Platini, point.

Comment expliques-tu la montée en puissance de la sélection au début des années 1980 ?

Sur la lancée de la nomination de Michel Hidalgo et surtout de l’arrivée de Michel Platini, les Bleus progressent très vite, se qualifiiant pour le Mundial, battant l’Allemagne et le Brésil et faisant trois nuls à l’extérieur au Brésil, en Argentine et en Italie. Pas mal, quand même ! Puis il y a un coup d’arrêt en juin 1978 avec les deux défaites contre l’Italie et l’Argentine, qui ne sont pas honteuses, loin de là, mais où l’équipe de France paie son manque d’expérience. Juste après, Platini se blesse, et les problèmes commencent. De l’été 1978 à l’automne 1981, tout semble aller de travers, avec une terrible défaite contre la RFA en novembre 1980 à Hanovre (1-4). Platini est même sorti sous les sifflets du Parc contre Stuttgart en août 1981, une année à cinq défaites pour les Bleus. 

« Avoir la possession, jouer à une touche de balle »

Les seuls points positifs sont l’arrivée de Jean Tigana en 1980 et le retour d’Alain Giresse en 1981. La sortie de crise pour Michel Hidalgo se profile en avril 1981 dans un match décisif contre la Belgique au Parc. Platini n’est pas là, mais il tente un 4-3-3 très offensif en associant Tigana, Giresse et Genghini au milieu. On gagne 3-2 et on se donne un peu d’air, jusqu’en novembre et un quitte ou double contre les Pays-Bas. Deuxième coup de poker, avec un milieu Genghini-Giresse-Platini encore plus culotté. Et ça marche encore (2-0) ! Ce n’est pas encore le carré magique, puisque Tigana remplace Platini, mais on s’en rapproche… Plutôt que d’équilibrer le milieu en ajoutant aux techniciens virtuoses des joueurs plus physiques, genre René Girard ou Jean-François Larios, l’idée est au contraire de construire une équipe capable d’avoir la possession et de jouer à une touche de balle.

C’est d’ailleurs parce que Michel Hidalgo écarte Jean Tigana au début de la coupe du monde que l’équipe de France passe tout près de l’élimination au premier tour. Mais l’absence de Platini contre l’Autriche réactive le trio Tigana-Giresse-Genghini aperçu en 1981, et tout s’améliore d’un coup. Le grand mérite d’Hidalgo, c’est de prendre acte et d’oser ajouter Platini à ce trio en enlevant un attaquant, en l’occurence Bernard Lacombe. Le premier carré magique est en place, et ça va donner un 4-1 contre l’Irlande du Nord, puis le 3-3 de Séville contre la RFA. 

Tu parles de possession, de jeu à une touche de balle, de carré magique... Quelles sont à tes yeux les principales caractéristiques techniques de cette équipe ? Comment le carré magique a-t-il fini par se mettre en place ?

J’ai revu récemment pour un article l’action de la 89e minute de France-RFA à Séville qui se termine par le tir d’Amoros sur la barre. C’est une merveille de jeu collectif à une touche, avec plusieurs changements de côté, six joueurs impliqués et dix passes. On a l’impression qu’un fil invisible relie les joueurs français et que le ballon circule sur ce fil que les Allemands ne voient pas. Avoir cette lucidité et cette qualité de passe-là dans la dernière minute d’une demi-finale à haute intensité, c’est extraordinaire.

Le changement que le carré magique introduit, c’est qu’il n’est pas utile d’avoir une équipe de golgoths, comme on dit aujourd’hui, pour affronter un adversaire qui mise sur le combat physique. Il faut se souvenir à quel point la RFA de Schumacher, Kaltz et Briegel jouait dur, allait au contact pour faire mal. Quand tu voies le gabarit de Genghini et de Tigana à côté d’eux, ça fait peur. Et pourtant, Briegel, qui était un ancien décathlonien, a fini par sortir complètement rincé, pendant que Tigana continuait à courir partout. Et Platini et Giresse étaient loin d’être des monstres physiques. Simplement, ils avaient une immense intelligence de jeu, qu’on pourrait comparer à Xavi et Iniesta dans la période récente. Et qui manque encore à Pogba.

Autrement dit, au début des années 80, Michel Hidalgo n’a toujours pas de gardien indiscutable, et sa défense centrale est bancale. Son attaque Rocheteau-Lacombe-Six n’est pas mal, mais pas décisive. Son point fort, c’est le milieu de terrain. Aucune équipe au monde n’est aussi bien lotie, à part sans doute le Brésil de Tele Santana avec Cerezo, Falcao, Socrates et Zico. Donc, jouons sur notre point fort ! 

« En 1983, le carré devient un losange »

En 1982, ça a failli marcher, il s’en est fallu de peu, même si on peut penser qu’une finale contre une Italie ultraréaliste aurait été très compliquée à jouer. Après l’Espagne, le chantier consiste à renforcer la défense. Luis Fernandez arrive dès le mois d’octobre et prend très vite la place de Bernard Genghini. Joël Bats s’installe dans le but des Bleus un an plus tard, à la rentrée 1983, et ça change tout. Le nouveau carré magique est encore meilleur que le premier, car Fernandez apporte une grinta bienvenue et permet aux trois autres de se décharger des tâches défensives. 

Le carré devient un losange, avec Platini placé très haut, juste derrière les deux attaquants. L’année 1983 est encore hésitante, mais à partir de 1984, tout est en place et les rôles sont bien répartis. Résultat : douze victoires consécutives et 13 buts pour Platini qui devient intouchable, et une défense qui ne lâche que quatre fois. Le seul regret qu’on peut avoir rétrospectivement, c’est que c’est tombé l’année d’un Euro et pas d’une coupe du monde. En 1982, c’était trop tôt, et en 1986, ce sera trop tard. Et surtout, les deux fois Platini joue blessé…

Cette équipe est passée près de deux finales mondiales mais n’a pas réussi à atteindre cette dernière marche. Tu évoques les blessures de Platini. Mais qu’a-t-il manqué d’autre aux Bleus pour atteindre cette étape ?

En 1982, c’est clairement un mauvais choix d’Hidalgo sur les remplaçants. Rappelons qu’à l’époque, il y a 22 joueurs dans la liste mais seulement 16 sur la feuille de match. Un gardien remplaçant et quatre joueurs de champ, donc. Pour France-RFA, le sélectionneur choisit deux défenseurs, Lopez et Battiston, et deux attaquants, Soler et Bellone. Et aucun milieu, alors que René Girard et Jean-François Larios sont en tribune. 

Quand Genghini se blesse à la 50e, il fait entrer Battiston, puis Lopez dix minutes plus tard. Lopez, libéro de formation, habitué à jouer derrière ses trois défenseurs, et qui fera de son mieux pendant 70 minutes au milieu de terrain. Platini a dit récemment qu’il s’en voulait de ne pas avoir demandé à Janvion, qui jouait stoppeur, de monter d’un cran car il avait fait ses débuts au milieu de terrain. Effectivement, Lopez aurait sans doute été plus utile aux côtés de Trésor en défense. Mais paradoxalement, c’est quand ils avaient cinq défenseurs que les Bleus ont encaissé deux buts en prolongation.

« A 3-1 contre la RFA, la séquence de passe à dix est hallucinante »

Ce qui a aussi manqué aux Bleus, c’est de l’expérience pour gérer le 3-1 en prolongation. Quand on revoit le match, la séquence de passe à dix dans le camp allemand qui précède le contre sur lequel Rummenigge marque le but du 3-2 est hallucinante. On dirait la fin d’un match amical… Certes, il y a deux fautes non sifflées sur Giresse et Bossis, mais au lieu de mettre le ballon en touche, les Bleus discutent avec l’arbitre pendant que les Allemands attaquent. Jamais on ne verra une chose pareille en 84 ou en 86, sans même parler de 98 !

En 1986, je dirai que Giresse, avec tout le respect que j’ai pour lui, joue le tournoi de trop. Jusqu’au huitième contre l’Italie, ça va, mais contre le Brésil il n’y est plus, ça va trop vite pour lui, d’ailleurs Henri Michel le sort avant la prolongation. Et en demi contre la RFA, pareil, il a bientôt 34 ans et avec l’altitude et la chaleur, ce n’est plus possible. Le problème, c’est que ni Ferreri ni Vercruysse qui le remplacent ne confirment les espoirs placés sur eux. Le banc était un peu juste, et du coup il n’y a pas eu assez de rotation pour économiser les cadres dans une équipe de trentenaires.

En attaque, Stopyra fait un très bon tournoi, comme Rocheteau, mais ce dernier est forfait contre la RFA. Bellone le remplace sans se mettre au niveau. Peut-être aurait-il fallu tenter Papin, qui avait arrosé les tribunes au premier tour mais qui aurait apporté de la fraîcheur… Mais le Brésil-France de Guadalajara était trop grand, trop fort, trop tout pour enchaîner sur la revanche de Séville. Il s’en est fallu de peu pour que les Bleus affrontent le Mexique en demi, et là, ça aurait probablement été plus facile. 

Mon sentiment, c’est que les Bleus ont perdu le Mundial 86 trois mois plus tôt, en mars, quand José Touré se blesse au genou contre l’Inter Milan avec Nantes. Touré en attaque contre le Brésil, qu’est-ce que ça aurait été beau ! Contre l’Uruguay en 1985, il avait été superbe. C’est la même chose qui est arrivé à la génération 2002 avec le forfait de Pirès, ou à celle de 2016 avec l’absence de Varane.

A quel moment cette équipe a atteint ses sommets en terme de jeu ?

Sans aucun doute le 16 juin 1984 à Nantes contre la Belgique. Les Diables rouges sont très forts cette année-là, avec Scifo, Gerets, Vercauteren, Pfaff... Les Bleus se présentent avec une défense bricolée sans Amoros, suspendu et Le Roux, blessé, après un match d’ouverture très difficile contre le Danemark (1-0). Hidalgo installe Battiston dans l’axe avec Bossis. Domergue entre à gauche et Fernandez joue arrière droit.

Du coup, Genghini revient au milieu, ce qui est très intéressant car on se retrouve avec le premier carré magique, celui de 82, plus Fernandez. Le résultat est incroyable, avec une première mi-temps où les Belges sont débordés de partout par le jeu tourbillonnant des Bleus. Fernandez se retrouve même en position d’avant-centre sur le troisième but après une action torticolis avec Six et Giresse.

« C’est là que Platini change vraiment de dimension »

A 3-0 à la mi-temps, on pourrait penser que ça allait se calmer, mais Platini trouve encore moyen de marquer deux buts de plus, sur penalty et d’une tête décroisée. C’est là qu’il change vraiment de dimension avec une emprise totale sur le jeu et son premier triplé en sélection. Le deuxième suivra trois jours plus tard.

Ce 5-0 contre la Belgique reste encore le score le plus large des Bleus en phase finale. Avec la manière, et contre une des trois meilleures équipes européennes du moment. Il y aura de très grands matches dans les mois qui suivent, mais contre le Portugal à l’Euro et le Brésil au Mondial 86, les Bleus n’auront pas une telle maîtrise du jeu. Ils gagneront en puisant dans leurs ressources après avoir vu la défaite de près.


 

Cette équipe nous a aussi fait vivre quelques matches d’une très grande intensité. Pourrais-tu nous parler des matches qui t’ont fait le plus vibrer et nous dire comment tu les as vécus ?

Le trio majeur, je ne serai pas original, c’est évidemment RFA 1982 à Séville, Portugal 1984 à Marseille et Brésil 1986 à Guadalajara. Dans quel ordre ? Difficile à dire. Ce sont trois matches et trois contextes tellement différents qu’il est très compliqué de les départager. Le point commun, c’est qu’à chaque fois l’équipe adverse a mené au score, et qu’à chaque fois les Bleus ont renversé le résultat, même si en 1982 ça s’est mal terminé. Mais qu’en seulement quatre ans on ait eu droit à trois loopings émotionnels de cette puissance et avec un niveau de jeu aussi élevé est miraculeux. Tiens, fais le test et trouve-moi ne serait-ce qu’un lointain équivalent depuis 2012. France-Ukraine en barrages 2013 ? Le France-Allemagne du dernier Euro ? Il y avait certes de l’intensité et une très grosse pression, mais techniquement, ça reste quand même bien loin derrière…

Le point commun entre ces trois matches-là, c’est que ce ne sont pas des finales. Et ce n’est sûrement pas un hasard. Il arrive qu’un match de premier tour soit de très grande qualité, comme celui contre la Belgique en 1984 par exemple, l’URSS en 1986 ou la République tchèque en 2000. Mais là où il se passe des choses vraiment exceptionnelles, c’est lors des matches à élimination directe, en particulier les quarts et les demi-finales. Ce sont des rencontres où il ne faut pas calculer, et où, pour peu que le score soit ouvert rapidement, tout peut arriver. Si tu compares la RFA 82, le Portugal 84 et le Brésil 86 avec le France-Italie 2006, le France-Brésil 1998 ou le France-Espagne 1984, honnêtement il n’y a pas photo. Et je ne parle même pas du France-Portugal 2016 ! Une finale stérilise le jeu, privilégie le calcul et la prudence, engendre la maladresse et parfois des choses incompréhensibles, comme les expulsions de Desailly et de Zidane ou la sortie par épisodes de Cristiano Ronaldo. Va faire de bons souvenirs avec ça…

« L’équivalent de se prendre une baignoire d’eau glacée sur la tête »

Ces matches hors normes, comment je les ai vécus ? Avec une frustration énorme en 1982, bien entendu. C’était tellement incroyable, tellement fabuleux, tellement mérité aussi à 3-1 que finir par perdre ce match, c’était l’équivalent de se prendre une baignoire d’eau glacée sur la tête. Je suis certain de n’avoir pas dormi cette nuit-là. A la limite, on s’en fichait de jouer la finale derrière, ce qu’on voulait c’est que ce match ne s’arrête jamais et que les buts s’empilent dans les cages de Schumacher. J’avais 16 ans, et cette soirée de juillet avait le goût salé des chagrins d’amour.

En 1984, l’année du bac français, je suis tombé sur un extrait de Jacques le Fataliste, de Diderot, entre la demi-finale de Marseille et la finale au Parc. Et c’est à ce moment-là justement que la fatalité a été rompue, avec cette invraisemblable prolongation au Vélodrome, alors que le Portugal qui semblait au bord de la rupture une demi-heure plus tôt dansait sur le cadavre des Bleus. A 1-2, il y a eu un contre assassin mené par Fernando Chalana qui trouve Nene lancé tout seul contre Bats. S’il marque, on ne revient plus, c’est sûr. Bats gagne le duel et après le match bascule. On avait tous tellement eu peur !


 

Enfin, en 1986, je me souviens avoir couru dans les rues d’Aubagne avec mon frère qui avait 9 ans et qui était ravi de pouvoir faire le fou à pas d’heure au milieu des voitures qui klaxonnaient avec des mecs accrochés aux portières, le drapeau au vent. Comme un avant-goût du 12 juillet 1998… On venait de battre un très grand Brésil, qui aurait probablement écrabouillé la RFA en demi et qui était beaucoup plus complet que l’Argentine de Maradona, autrement dit un champion du monde en puissance. Ça me faisait d’ailleurs de la peine pour Socrates, Edinho ou Careca. Et quant on revoit ce match, on se dit qu’on a eu un maximum de réussite, un peu comme contre l’Allemagne à l’Euro.

Tu dis que la fête suite au quart contre le Brésil était un avant-goût de 1998. La génération Platini, c’est celle qui nous a fait rêver par son jeu. La génération Zidane, c’est celle qui a tout gagné. Pourquoi la première a presque tout gagné alors que la seconde l’a fait ?

Je dirai une culture tactique différente. Entre 1982 et 1986, tous les internationaux français jouent dans l’Hexagone, sauf Didier Six (Bruges, Stuttgart) et Michel Platini (Juventus). Et à l’époque, les deux pays dominants en Europe sont l’Angleterre pour les clubs et l’Allemagne pour les sélections. Le foot français n’arrive pas à percer au niveau européen, hormis Bordeaux qui atteint les demi-finales de la C1 en 1985.

En 1998, dans la foulée de l’arrêt Bosman qui a engendré un énorme brassage de joueurs, tout a changé. L’équipe de France est de culture italienne avec Desailly (Milan AC), Deschamps et Zidane (Juventus), Thuram (Parme) ou Djorkaeff (Inter) et sait s’y prendre pour tenir un résultat ou pour faire le dos rond quand ça ne passe pas devant. Ça donne des matches assez vilains à regarder (Pays-Bas et République tchèque en 1996, Italie en 1998) mais c’est efficace. 

« L’état de forme du joueur-clé au moment décisif »

Et la génération Zidane a une culture de la gagne très supérieure à celle de Platini : en 1998, Barthez, Deschamps, Desailly et Karembeu ont déjà gagné la Ligue des Champions. Le romantisme, très peu pour eux. On retrouve d’ailleurs ce discours intact chez Deschamps aujourd’hui.

Le dernier point, c’est l’état de forme du joueur-clé au moment décisif. Zidane était diminué par son accident de voiture lors de l’Euro 1996 et forfait pour les deux premiers matches de 2002. Il était au top en 1998 et en 2000, et a fini sa carrière en état de grâce en 2006. Platini a joué les coupes du monde 1982 et 1986 en étant blessé, alors qu’il marchait sur l’eau en 1984. C’est conjoncturel, mais ça fait toute la différence entre un tournoi brillant et une compétition gagnée.

A la suite de la coupe du monde 1986, l’équipe de France a progressivement chuté dans la hiérarchie mondiale. Comment expliques-tu cette dégringolade ?

Pour qu’une équipe nationale atteigne le plus haut niveau et s’y installe, il faut idéalement trois facteurs simultanés : un sélectionneur qui ait du temps devant lui pour expérimenter et façonner un groupe, une génération de joueurs homogène avec en gros trois tranches d’âge de niveaux relativement équivalents (un quart de moins de 25 ans avec une grosse marge de progression, un quart de trentenaires très expérimentés et une moitié de joueurs entre 25 et 30 ans dans la plénitude de leur carrière), et si possible un super-crack.

Après 1986, Henri Michel s’est retrouvé face aux départs de Bossis, Battiston, Giresse, Rocheteau, Tigana, et n’a pu compter sur un Platini finissant que pendant neuf mois. Là, il a dû faire des choix, alors que pendant les deux premières années, il était resté dans la lignée de Michel Hidalgo, hormis l’arrivée de Papin ou de Ayache. Et derrière, ça n’a pas du tout suivi. Boli, Ferreri, Vercruysse, Bravo, ce n’était pas le même niveau, et avec Cantona ça a très vite dérapé.

Dommage qu’il n’y ait pas eu de jonction entre la génération Platini et celle de Cantona (ils se sont manqué pour un match à l’été 1987), mais rien ne dit que ça aurait marché. La génération de la fin des années 80 était moins forte aussi : Kastendeuch, Sonor, Passi, Micciche, Thouvenel, Fargeon... De bons joueurs de club, mais qui n’avaient pas le niveau international. Et ceux qui sont restés, Amoros, Bats, Fernandez, Stopyra, n’ont jamais retrouvé leur niveau du Mondial mexicain. C’était une fin de cycle, tout simplement, celui de la génération 1976-1986.

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Vos commentaires

  • Le 10 janvier 2021 à 21:19, par Jean PIERRE En réponse à : Bruno Colombari : « En 1982, un fil invisible reliait les Bleus »

    « Après 1986, Henri Michel s’est retrouvé face aux départs de Bossis, Battiston, Giresse, Rocheteau, Tigana, et n’a pu compter sur un Platini finissant que pendant neuf mois. »
    Pas tout à fait vrai, seuls Bossis, Giresse et Rocheteau ont annoncé leur départ de l’équipe de France après le Mundial mexicain. Patrick Battiston (jusqu’en 1989) et Jean Tigana (jusqu’en 1987 puis pour une pige en 1989 à la demande Platini, si je ne dis pas de bêtise) ont continué leur carrière en bleu tout comme Platini jusqu’en 1987.

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