Cet article est publié dans le cadre de la série de l’été 2019, C’était l’Euro 1984
Le contexte
Si nul ne sait comment les Bleus, et notamment les dix titulaires ayant joué les prolongations (Lacombe est sorti à la 66e), auront récupéré des efforts fournis contre le Portugal à Marseille, on se dit que les Espagnols ne vont pas être frais eux non plus au Parc pour jouer la finale : ils ont bataillé jusqu’aux tirs au but pour sortir le Danemark, et ils ont eu un jour de récupération en moins (deux contre trois pour les Bleus).
De plus, Michel Hidalgo dispose enfin de son effectif au complet : la suspension de Manuel Amoros, expulsé contre le Danemark lors du match d’ouverture, est enfin purgée. Va-t-il le réintégrer côté gauche ? Si oui, sortira-t-il Jean-François Domergue, ou décalera-t-il ce dernier en défense centrale, au détriment de Le Roux ? Finalement ce sera ni l’un ni l’autre : Hidalgo ne touche pas à son équipe, hormis Didier Six qui retourne sur le banc au profit de Bruno Bellone, comme pour le match face au Danemark. Et il maintient sa confiance à Bernard Lacombe, pourtant le titulaire le moins convaincant depuis le début du tournoi.
Côté espagnol, Miguel Munoz a largement rempli son contrat : après une Coupe du monde indigne à la maison en 1982, la Roja est passée par un trou de souris au premier tour de l’Euro (deux nuls contre la Roumanie et le Portugal (1-1), et une victoire dans le temps additionnel face à la RFA qui a tiré trois fois sur les poteaux) avant d’éliminer les magnifiques Danois au démonte-pneu en demi-finale (1-1, tirs au but).
Déjà privé de l’attaquant du Betis Séville Hipolito Rincon avant l’Euro (il est blessé), Munoz doit faire face à une autre défection de taille : celle du libéro blond Antonio Maceda (1,90 m) auteur de deux buts essentiels contre la RFA et le Danemark, mais suspendu pour avoir été averti deux fois. Il doit bricoler une nouvelle fois sa défense avec Camacho dans l’axe et Urquiaga à droite, alors que Senor monte d’un cran au milieu.
Et surtout, son plan consiste à couper les relations entre les quatre milieux français, notamment en mettant Camacho au contact de Platini et en provoquant sans cesse Luis Fernandez pour le faire sortir du match, soit psychologiquement, soit physiquement (expulsion). Et devant, bien sûr, il s’agit de trouver la tête de Santillana, l’attaquant du Real Madrid qui va jouer ce soir-là son 56e et dernier match en sélection.
Le match
Les Espagnols jouent en rouge avec des maillots manches longues pour ne pas être confondus avec les Bleus des Français (en manches courtes) : en 1984, il reste encore des téléviseurs noir et blanc. Platini et Lacombe engagent. Les Bleus se portent immédiatement à l’attaque et obtiennent un premier coup franc après 15 secondes sur lequel Giresse tente une frappe lointaine. Juste après, une percée de Tigana arrive sur Lacombe descendu à l’angle de la surface. Platini décale Giresse dont la frappe est contrée, revient sur Platini dans la surface qui est chargé. Corner. Les contacts sont très rugueux, Hristo Christov siffle tout, ce qui laisse augurer d’un match très haché. Un débordement de Urkiaga sur l’aile droite arrive sur Francisco dont le tir frôle le poteau de Bats (4e).
Les Espagnols font un pressing haut qui empêche les Bleus de sortir de leur moitié de terrain. Platini descend très bas, à hauteur des sa défense centrale, pour échapper au marquage de Camacho et orienter le jeu. Sur une balle longue de Giresse, Lacombe s’effondre au contact de Salva et obtient un bon coup franc joué par Bellone. Les Espagnols repoussent, mais dans la continuité, Bellone trouve Platini dans la surface qui cherche Giresse d’un retourné. Le Bordelais est lobé et Bellone tente une reprise du gauche, qui longe le but d’Arconada et sort (12e). Première occasion franche pour les Bleus.
Santillana de la tête, attention !
Les actions construites sont très rares. Les fautes se multiplient des deux côtés, ne laissant aucune chance au jeu de se développer. Au terme du premier quart d’heure, on se dit que le temps va être long quand sur un coup franc tiré par Senor, Santillana jaillit au second poteau au-dessus de Le Roux et cherche Victor au second poteau, mais, gêné par Tigana, celui-ci met le ballon au-dessus. Chaude alerte (18e).
A la 22e, voici un (rare) bon exemple de jeu vertical à la Bordelaise : du camp français, Giresse relance devant la surface pour Tigana qui retrouve Giresse dans un interstice dans le rond central, lequel ouvre immédiatement d’un extérieur du droit pour Lacombe dans la profondeur, mais ce dernier est contré par Salva.
Gallego-Fernandez, un partout}} Que ce soit dans leur surface ou dans celle des Espagnols, les Bleus ne touchent quasiment aucun ballon aérien. Ce n’est pas comme ça qu’ils marqueront, mais c’est peut-être de là que viendra le danger. En attendant, Bellone s’échappe à toute vitesse en poussant loin devant le ballon, et Gallego, qui sait qu’il ne pourra pas le suivre, se met en travers et récolte un jaune mérité (27e). Et comme Fernandez est venu mettre un petit coup de pied qui se voulait discret, il en prend un également. Un partout aux biscottes.
Pour le reste, c’est un spectacle très pauvre pour une finale, et dans le Parc, les sifflets se font entendre à chaque passe en retrait aux gardiens (et il y en a). Carrasco prend un jaune pour s’être frotté à Fernandez (30e). On s’occupe comme on peut...
C’est alors que les Espagnols vont se procurer une balle de match. Un centre de Julio Alberto est dévié en corner par Battiston. Carrasco le tire et trouve Santillana dont la tête est sauvée sur la ligne par Battiston, Bats semblant largement battu sur le coup (31e).
*Tigana opte pour le tricot et Carrasco pour le crochet
Tigana réagit immédiatement par un vertigineux tricot dans l’axe qui laisse deux Espagnols sur les fesses, mais son tir du droit à 20 mètres n’est pas cadré (32e). Dommage. Car juste après, Carrasco fait un festival côté gauche, élimine Le Roux d’un crochet extérieur et trouve Santillana qui esquive Bossis et frappe du droit, à un mètre du poteau.
Les coups pleuvent, sur Fernandez (par Victor) ou sur Tigana, dont Julio Alberto fait du petit bois juste avant la surface espagnole (40e). Mais les coups de pied arrêtés, que ce soit des coups francs ou des corners, ne donnent rien. En désespoir de cause, Giresse sert Bellone qui allume la tribune Boulogne (42e). Mi-temps.
A la reprise, rien ne change, il y a toujours trop de ballons perdus des deux côtés. Platini semble complètement à côté de son match, touchant peu de ballons ou alors très bas, et sans idée devant. A cet instant du match, on se dit qu’il faudra trouver quelqu’un d’autre pour sauver la patrie, ce soir. On se trompe.
A la 53e, une action confuse dans la surface espagnole, où Lacombe tente de servir Giresse en retrait, arrive jusqu’à Bellone qui place un tir de la pointe sans puissance sur lequel Arconada se couche. Puis Le Roux prend un jaune pour une faute sur Santillana. Lui aussi aura son importance plus tard.
Lacombe, ça tombe bien
Arrive alors le tournant du match, un fait de jeu et une mauvaise appréciation de l’arbitre (voir la séquence souvenir ci-dessous) qui donne un coup franc extrêmement généreux à Platini, lequel le transforme sur une énorme erreur d’Arconada (57e, 1-0). Aussi chanceux que le but contre le Danemark en ouverture (une frappe déviée par la tête d’un défenseur au sol et qui surprend le gardien).
Il reste un peu plus d’une demi-heure aux Bleus à tenir le résultat, voire à l’améliorer par sécurité. D’affrontement, le match devient un combat pour chaque mètre et chaque seconde de possession. Le Parc se met enfin à encourager son équipe. Il était temps !
Bernard Lacombe, qui va bientôt sortir et quitter les Bleus sur sa 38e sélection, tente sa chance du gauche sur une remise de Bellone. Pourquoi pas ? Mais Arconada s’interpose (61e). Platini toujours aussi peu inspiré, ce sont Tigana et Giresse qui orientent le jeu, tantôt en le ralentissant, tantôt en l’accélérant. C’est aussi ça, la force de cette équipe, beaucoup moins Platino-dépendante que les stats démentielles du Turinois semblent l’indiquer.
Amoros est de retour
Giresse a lui aussi l’occasion de faire le break sur une passe de Tigana, mais sa frappe tendue frôle le poteau droit d’Arconada (68e). Il reste désormais un quart d’heure à tenir et Amoros est rentré à la place de Battiston. Sur un centre de Francisco, Santillana devance Bossis et Le Roux pour une tête lobée au second poteau que Bats accompagne du regard au-dessus (76e).
Sur une belle action amorcée à gauche par Bellone, relayée dans l’axe par Platini puis Giresse, Lacombe sert en pivot Amoros côté droit dont le centre trouve la tête de Platini, un poil trop décroisée (79e). Le dixième but du Juventino n’était pas loin. Dommage pour le symbole.
Le carré magique 1982 reconstitué pour dix minutes
Un Bernard peut en cacher un autre : Genghini se prépare, il va remplacer Lacombe pour tenir le ballon lors des dix dernières minutes. Il aurait mérité bien plus de temps de jeu, mais pour quelques instants, et pour la dernière fois, le carré magique version 1982 est reconstitué.
Les Espagnols jettent leurs dernières forces dans la batailles, mais ils sont trop courts et piochent physiquement. Echaudés par la demi-finale contre le Portugal, les Bleus gèrent sans prendre de risque. Ce n’est pas le soir, pas le moment.
Le tournoi s’achève comme il a commencé : sur une fin de match en apnée, et avec une expulsion française. Cette fois c’est Le Roux, déjà averti, qui cisaille Sarabia à deux mètres de l’arbitre. Carton rouge et cinq minutes à dix contre onze. Mieux valait avoir un but d’avance...
Les Espagnols tentent le tout pour le tout. Sur un ballon envoyé dans la surface, Santillana est taclé sèchement par Domergue (86e). Jouez, fait signe l’arbitre. Une minute plus tard, Bats sort pour capter un ballon en cloche de Sarabia à destination de Roberto. Les Bleus souffrent, plient mais ne rompent toujours pas. Bossis nettoie la surface quand Carrasco s’infiltre (88e).
Le coup de grâce du gaucher monégasque, comme en 1998
Il reste une minute. Amoros a hérité d’un coup franc près de la ligne de touche. Il le dégage loin, le ballon revient. Mais l’arbitre siffle un nouveau coup franc devant la surface française, pour les Bleus. Bats cherche Bellone en profondeur, les Espagnols récupèrent mais se précipitent. Amoros intercepte, sert Tigana qui remonte jusqu’au rond central et lance admirablement Bellone entre Gallego et Urkiaga.
Comme le fera Emmanuel Petit quatorze ans plus tard, Bellone se présente devant Arconada et pique le ballon au moment où le gardien espagnol se couche (2-0, 90e + 1). C’est fini. Ce n’était pas beau, ce n’était pas brillant, mais les Bleus sont champions d’Europe, à l’italienne ou à l’allemande.
La séquence souvenir
Sur la première action un peu construite des Bleus en seconde période, le ballon circule de Domergue à Fernandez, puis Battiston, Giresse, Tigana, qui sert Platini dans la profondeur. Le capitaine des Bleus a vu Lacombe dans l’arc de cercle devant la surface, dos au but comme toujours, marqué par Salva. L’avant-centre Bordelais pivote, s’appuie sur le défenseur et plonge en avant. Faute ? Très discutable en tout cas, du même genre que celle de Brozovic sur Griezmann lors de France-Croatie 2018.
Le coup franc est idéalement placé, à 18 mètres juste à gauche de l’arc de cercle. Celui-là est évidemment pour Platini qui frappe en contournant le mur. Arconada est sur la trajectoire, il semble glisser un peu en se couchant et au lieu de bloquer le ballon dans le creux de ses bras, il tombe dessus. Suffisamment fort pour que le ballon soit éjecté un mètre en arrière et franchisse la ligne, même si Arconada plonge et le ressort du but (1-0, 57e).
Le Bleu du match : Patrick Battiston
Il livre un gros combat avec Carrasco côté droit mais n’hésite pas à monter dès le ballon récupéré par les Bleus. Il est pris en vitesse, ce qui est rare, par Julio Alberto (10e). Puis il supplée Joël Bats sur sa ligne lors de la plus franche occasion espagnole de la première mi-temps (voire de tout le match) en dégageant de la tête un ballon de Santillana qui allait rentrer.
En début de deuxième mi-temps, il joue beaucoup plus haut que Domergue, qui monte peu, comme quand il déborde bien côté droit et cherche Lacombe en retrait dans la surface (48e).
A la 71e, alors que Senor vient de tenter une frappe, il lève la main vers le banc. Blessé ? Michel Hidalgo appelle Manuel Amoros, qui s’était échauffé en début de deuxième mi-temps. Quand le sélectionneur demandera au sortant ce qu’il a, il ne lui dira pas tout de suite la vérité : il a simulé une blessure pour donner du temps de jeu à Amoros. Combien de joueurs seraient capables d’en faire autant en finale d’Euro à domicile ?
L’adversaire à surveiller : Santillana
L’attaquant du Real Madrid dispute ce soir-là son dernier match en sélection. Il aimerait bien fêter ça par un but et un titre, lui qui compte déjà six titres de champion et quatre coupes du Roi. Il se fait remarquer une première fois en chipant un ballon de la tête à Le Roux (à qui il rend près de 15 centimètres), mais heureusement il préfère chercher Senor plutôt que frapper directement au but (18e). C’est encore lui qui domine Fernandez sur le corner de Carrasco, mais sa frappe de la tête est sortie sur la ligne par Battiston (31e). Juste après, il élimine Bossis dans la surface et tire à côté. On ne le voit plus trop en deuxième mi-temps, mais il se crée la dernière occasion franche avec une tête lobée devant Bossis et Le Roux qui manque le cadre de peu (76e).
La petite phrase
On la doit à Michel Platini, en mode peace and love : « Je pense qu’on va nous respecter maintenant, parce que nous avons démontré qu’on pouvait remporter un titre en jouant bien au ballon et que nous étions capables, dans ce monde de violence, d’apporter un peu de poésie. » Avec deux expulsés en cinq matchs, quelques tacles bien appuyés et autres provocations verbales, cette équipe-là avait les atouts d’un caméléon : elle pouvait dans le même match jouer comme le Brésil, gérer le match comme l’Italie ou plier le résultat comme l’Allemagne. La poésie, c’était plutôt jusqu’en 1982.
La fin de l’histoire
Désormais champions d’Europe, les Bleus tournent leur regard vers l’Ouest et le Mexique, où se jouera la prochaine Coupe du monde. On se doute déjà que ce sera la fin de la génération Platini, celle des Bossis, Tigana, Giresse ou Rocheteau. Mais pour l’heure, arrive un nouveau sélectionneur, Henri Michel, qui vient de remporter la médaille d’or aux JO de Los Angeles. Avec lui, les Bleus gagneront la Coupe intercontinentale en août 1985 contre l’Uruguay mais caleront en demi-finale contre la RFA à Guadalajara. Michel Platini continuera encore une année et terminera sa carrière en mai 1987. L’âge d’or des Bleus s’achevait.
C’est juste après l’Euro que l’équipe d’Espagne va changer de niveau, avec l’émergence du jeune prodige Emilio Butragueno (20 ans), qui était d’ailleurs sur le banc au Parc lors de la finale du 27 juin. Avec quatre autres joueurs du Real (Sanchis, Martin Vazquez, Michel et Miguel Pardeza), il forme la Quinta del Buitre qui éclatera au plus haut niveau lors du Mondial 1986, avec une victoire brillante en huitième de finale contre le Danemark, encore (5-1, quadruplé de Butragueno). Mais elle échouera en quarts contre la Belgique de Scifo (1-1, tirs au but).
Et les Bleus deviendront, jusqu’en 2008, la bête noire des Espagnols en compétitions : l’équipe de France sortira la Roja en phase qualificative de l’Euro 1992 (3-1, 2-1), en quart de finale de l’Euro 2000 (2-1) et en huitièmes de finale de la Coupe du monde 2006 (3-1), avec aussi un nul au premier tour de l’Euro 1996 (1-1). La tendance ne s’inversera qu’à l’Euro 2012 (victoire espagnole en quart, 2-0), le terrain ayant été préparé par deux défaites françaises en amical en 2008 (0-1) et 2010 (0-2).