Pourquoi ce match a priori obscur et oublié ? Eh bien, justement parce qu’il vient d’être sorti de l’oubli grâce à une courte vidéo de la SRF (radio-télévision suisse) retrouvée tout récemment, 3 minutes et 31 secondes qui ressuscitent ces joueurs dont les noms ne disent quelque chose qu’à une poignée de mordus des Bleus, à savoir : Darui, Frey, Dupuis, Jasseron, Jordan, Bigot, Bihel, Aston, Simonyi, Siklo et Vaast, pour la France.
Des noms que vous allez pouvoir associer à des visages, puisque les équipes sont présentées au commandant de l’armée suisse (oui, oui, il y en a une), flanqué de Jules Rimet, double président de la FFF et de la FIFA, et que le commentateur égrène leurs noms. J’en profite pour corriger ses erreurs (car oui, il y en a, le commentateur ne connaissait pas les joueurs) : ainsi le quatrième joueur français présenté comme étant Bihel est en réalité Dupuis, le sixième n’est donc pas Dupuis, mais Frey, et le huitième est cette fois-ci, Bihel ! Et vous noterez à quel point Siklo était petit : 1,58 m ! Je rappelle, au passage, que Siklo, qui veut dire serpent en hongrois, n’est qu’un surnom : le joueur s’appelle en fait Smid (prononcez Schmid, le « s » en hongrois se prononce « ch »).
L’Europe est à feu et sang, l’Armée Rouge assiège Berlin
Vous aurez noté la date : dimanche 8 avril 1945. La guerre n’est pas terminée, l’Europe est à feu et à sang, et on joue au foot comme si de rien n’était ? L’Armée Rouge assiège Berlin où Hitler est fait comme un rat dans son bunker, où il se suicidera bientôt avec Eva Braun, le camp d’Auschwitz vient d’être libéré (par les Russes…) le 27 janvier, mais celui de Buchenwald ne le sera que le 11 avril, soit 3 jours après France-Suisse, et Dachau le 29 avril seulement. Les Américains, secondés par l’Armée de Libération Française, progressent dans une Allemagne écrasée sous les bombes ; pour l’Armistice, qui mettra fin aux massacres, il faudra attendre un mois après le match !
Il faut dire que la Suisse est épargnée par la guerre ; le territoire français vient tout juste d’être libéré, l’Armée Française a franchi le Rhin le 2 avril et occupé Karlsruhe. Pas moins de 250.000 soldats français se battent, et vont conquérir la fameux « nid d’aigle » de Hitler à Berchtesgaden, puis converger vers la capitale autrichienne Vienne, que les troupes françaises occuperont, avec les Américains jusqu’en 1955 !
L’équipe de France à Lausanne avec 13 joueurs et 11 dirigeants
La question qu’on est en droit de se poser est donc : pourquoi envoyer en Suisse une délégation, forte de 13 joueurs et de…11 dirigeants (!) pour y jouer un match international, dans une telle atmosphère d’apocalypse ? Quel en est le sens, alors que la France se remet à grand peine des stigmates de l’Occupation, que l’épuration bat son plein, qu’on fusille à gogo — y compris l’ex-international Villaplane — que le rationnement est encore de mise (par exemple, pour la semaine du 8 avril, 10 grammes de fromage, mais 0 gramme de viande, sauf pour les J3, qui ont droit à 100 grammes) ? Pas de restrictions en Suisse, bien sûr, abritée derrière sa fameuse neutralité, que les nazis ont respectée parce qu’ils se servaient de ses banques…), un petit séjour au bord du lac Léman n’a rien de désagréable (d’où les 11 dirigeants), mais est-ce là une motivation, voire une justification suffisantes ?
Non, bien sûr. La Suisse, maintenant que les carottes sont suites pour Hitler, tend la main à la France, c’est elle qui désire ce match, comme le prouve bien la présence d’Henri Guisan, grand responsable de la défense du territoire helvétique depuis 1940. Les Français, interdits d’entrée dans ledit territoire helvétique depuis 1940 (il ne fallait pas froisser les nazis !) sont maintenant les bienvenus, l’accueil à Lausanne est chaleureux. Lausanne est en Romandie, canton de langue et de culture françaises (rappelons que la Suisse est une confédération forte de 23 cantons, et que 70 % de la population est de langue allemande).
Jules Rimet aussi en profite pour remettre les pieds en Suisse, siège de la FIFA (mais à Zürich, de langue et culture germanique). Cette FIFA où l’allemand (mais anti-nazi) Ivo Schricker, secrétaire général de la FIFA, a assuré la permanence depuis 1939… Est-il là, à Lausanne, ce dimanche d’avril ? La vidéo ne le montre pas ; c’est Rimet qui fait les honneurs de la présentation à Henri Guisan, avec la capitaine Alfred Aston.
Le verrou suisse, ancêtre du bloc bas
Il a fallu non seulement des passeports, mais aussi des visas pour entrer en Suisse, et Gaston Barreau rappelle qu’il a dû déposer une liste plus de 15 jours à l’avance, sans pouvoir tenir compte des blessures possibles, ni des variations de l’état de forme des joueurs. Car il apparaît, dans cette époque de privations, que certains joueurs n’avaient pas 90 minutes dans les jambes, et comment le leur reprocher ? Contrairement aux Suisses, bien nourris, eux.
Bien nourris, et bien entraînés , par ce vieux renard de Karl Rappan, un autrichien (1905-1996) qui avait inventé une tactique appelée le « verrou » (Riegel). Il ne s’agissait ni plus ni moins que du béton : une défense renforcée par la présence d’un verrouilleur (Ausputzer en allemand, c’est-à-dire balayeur) décroché derrière sa ligne d’arrières.
On ne parle pas encore de bloc bas, mais dans les faits, c’est exactement ça, et on peut très bien le voir dans la vidéo. Le verrouilleur, c’est le grand (1,93 m) Willy Steffen, qu’on voit très bien dégager à grand coup de botte, n’importe où, bien entendu. La défense comprend cinq joueurs en permanence, en position basse, et ne laisse que deux pointes devant (Numa Monnard et Hans –Peter Friedländer, qu’on voit justement à l’oeuvre lors du but suisse). Ce dispositif, qui ne surprendrait plus personne aujourd’hui, tant les équipes qui pratiquent la contre-attaque à partir d’un bloc bas pullulent, est alors au contraire spécifique aux Suisses ; personne d’autre ne la pratique encore… mais cela viendra ! Aussi les équipes qui s’y frottent s’y piquent-elles bien souvent.
Les journaux sportifs étaient frappés d’interdiction, en 1945 : pas seulement eux, mais on leur reprochait d’avoir paru sous l’Occupation, donc d’avoir pactisé avec les Allemands pour avoir du papier, et de s’être soumis à leur censure. Adieu donc l’Auto, l’Echo des Sports, le Miroir des Sports, etc…. Leurs remplaçants n’avaient pas encore vu le jour, ce qui signifie que le match n’a été chroniqué, brièvement, que par des journaux généralistes, lesquelles ne paraissaient que sur une page, recto-verso ! On trouve donc des compte-rendus de Suisse-France dans Combat, Franc-Tireur ou Ce Soir, et France-Soir.
Un marquage français relâché, les Suisses dominent de la tête
Que disent-ils ? Ils s’accordent à penser que la défense française a fait un bon match, et l’attaque un mauvais match : Jean Eskenazi dit qu’elle ne « fabriqua qu’une pauvre dentelle ». Et le journal suisse, le Journal de Genève, enfonce le clou : « Les avants français perdent trop de temps à se passer et repasser le ballon (…) selon les meilleures traditions du football, surtout d’Europe centrale, car ils sont en majorité originaires de cette partie de notre continent. » Faut-il y voir une petite pique ? En effet, Simonyi et Siklo sont hongrois d’origine et de cette culture footballistique, axée sur le jeu court, et Jordan, autrichien. Curieux, quand on constate que, dans les rangs suisses, Walaschek était né à Moscou d’un père tchèque, et avait été apatride, ou que le buteur Friedländer était né allemand à Berlin ! Mais passons…
Le match ne fut perdu que sur un score minimal, et la vidéo permet parfaitement d’analyser le but suisse : Friedländer, servi par une balle en lob de Pegaitaz, dévie cette balle à l’aveugle, quoique marqué par Dupuis ; Jasseron est lobé, et Monnard, aux 6 mètres, au lieu de piquer lui-même la balle de la tête pour tromper Darui, la rabat au centre pour un Friedländer qui a suivi intelligemment, et tire de volée. Bilan : les Bleus ont été battus deux fois de la tête, et leur marquage était bien peu serré, comme on peut le constater sur la vidéo !
Le milieu de terrain est un no man’s land
Pourtant la tactique se voulait défensive, et Barreau l’assume dans Combat : « c’est pour limiter les dégâts que j’ai recherché un système défensif », d’où le recours à Jasseron en quatrième arrière, la mission confiée à Bigot de surveiller Walaschek, et il explique : « Nous ne pouvions gagner avec les éléments dont il m’a fallu donner le nom à l’avance pour les passeports. » Ah bon ? pour jouer à Wembley un mois plus tard, Barreau a reconduit la même ligne d’attaque , à l’exception de Simonyi, qui paya finalement les pots cassés… Bref, une équipe de France défensive joue une équipe de Suisse… défensive !
Verra-t-on du jeu ? Bien peu, en fait, quoi d’étonnant : on voit bien dans la vidéo que le milieu de terrain est une sorte de no man’s land parcouru en portant la balle, et pas du tout une zone de construction, comme aujourd’hui. Chaque joueur court, accompagné de celui qui le marque, sans véritable opposition jusqu’à la surface de réparation, où les défenseurs sont massés. Pas de débordements par les ailes, ni de tirs de loin. Combien de tirs voit-on, dans cette vidéo ? Un seul côté français, par un Bihel curieusement placé par Barreau à droite, alors que c’est un avant-centre de type démolisseur, deux du Suisse Bickel, un de Courtat, sans compter le but, bien entendu. C’est peu.
Ce Soir nous informe bien qu’à la 87 ème minute, Simonyi « fonça après avoir dribblé deux adversaires et arriva seul devant le but suisse, mais le goal Ballabio réussit à plonger avant qu’il ne puisse shooter » : on en déduit que c’est là, sur cet effort solitaire, la principale occasion de but des Bleus (encore qu’on comprend que Simonyi a poussé trop loin son ballon), mais la vidéo ne le montre pas : dommage ! Il faut donc bien constater l’échec de l’attaque des Français, qui est due à l’efficacité du verrou suisse.
Le rationnement affaiblissait les organismes
Cette tactique du bloc bas et de la contre-attaque ne surprend personne aujourd’hui, le nombre des équipes qui se contentent de ce jeu de fermeture est considérable, mais à l’époque, les Suisses étaient les seuls, on a du mal à l’imaginer, et ils en piégeaient plus d’un ! L’excuse de l’équipe de France, c’est qu’elle n’a pas joué de véritable match international depuis 1939, même si elle a disputé deux parties en 1942 (perdues toutes deux, 0-2 contre les Suisses et leur verrou, déjà puis les Espagnols 0-4) et une en 1944 (gagnée contre les Belges 3-1), mais le rythme n’avait rien à voir avec celui d’un véritable match international. Il faut se rappeler que le professionnalisme avait été suspendu, dans une France divisée en zones étanches, que l’entraînement avait quasiment disparu, que le rationnement affaiblissait les organismes, et qu’en conséquence, le niveau de jeu avait sérieusement régressé, Barreau le déplorait ouvertement.
En Suisse, par contre, rien de tout ça : entre 1940 et 1943, l’équipe de Suisse a disputé pas moins de 18 matches, contre des pays de l’Axe, traduisez Allemagne, Hongrie, Croatie, Slovaquie, tous dans le camp nazi… L’offensive russe de 1943 avait mis fin à ces parties, et la Suisse renouait donc avec les matches internationaux contre la France, en avril 1945, sans doute pour faire oublier ses contacts précédents ! C’était donc un match très diplomatique, un match de reprise.
Sur les 3’31 de vidéo, à peine deux de football, c’est peu, mais c’est précieux, au vu de la rareté d’un tel document et de la qualité des images. Pour information, les maillots suisses sont plus clairs que les maillots français, cela permet de repérer qui est qui, après un petit temps d’adaptation. Une seule action vraiment construite, c’est celle du but, et à elle seule elle vaut le coup de regarder cette vidéo. Image par image, même, on se rend mieux compte de l’intelligence de son élaboration. Car, pour ce qui est des actions françaises… c’est brouillon ! Mais qu’importe, le soleil était radieux, la foule amicale a envahi le terrain à la fin du match pour manifester son enthousiasme, la Suisse a gagné, mais la France n’a pas été humiliée, le match a été bon enfant (on ne voit aucun choc, pas vraiment de tacles). Que demande le peuple ?
Le football fonctionne comme un dérivatif
On n’a pas l’impression qu’à 200 kilomètres de là à peine, les bombes tombent sur les villes allemandes, les balles sifflent ; qu’Hitler, terré dans son bunker, n’a aucune intention de capituler et préfère l’Apocalypse ; que Pétain, réfugié à Sigmaringen, près de la frontière suisse, va essayer de la passer, avant d’échouer et de se résoudre à se rendre, en France, le 25 avril. Le football fonctionne comme un dérivatif, la France et la Suisse renouent des relations diplomatiques et oublient un passé gênant. Sportivement, ce match n’a aucune importance : la presse ne tirera pas sur Barreau à boulets rouges après cette défaite qui indiffère tout le monde ; politiquement, il en a davantage, comme tous les matches conclus à cette époque : en 1944, il s’agissait des retrouvailles avec les Belges ; à Wembley, après l’Armistice, de fêter ça avec nos alliés ; en décembre 1945, ce sera le Commandement militaire de l’Armée d’occupation qui mettra sur pied un match en Autriche. Barreau n’a jamais le choix, il doit bricoler des équipes, avec un mélange d’anciens (ici Jordan, Aston et Bigot), qui n’ont plus la fraîcheur d’avant-guerre, et de jeunes, inexpérimentés au niveau international (Vaast, Siklo). La France est en fait en représentation.
Les images de l’équipe de France sont rarissimes, avant les années 1950 ; il faut se contenter de celles tournées à l’occasion de la Coupe du monde 1938. C’est pourquoi cette courte vidéo de 1945 présente un grand intérêt, en dépit de l’intérêt, plus limité, du match lui-même.