Si j’ai un souvenir très précis du premier match de l’équipe de France auquel j’ai assisté (celui d’octobre 1976 contre la Bulgarie à Sofia), je me souviens aussi de ce qui a été mon premier livre consacré au football. Il date de l’automne 1976 et je l’ai sans doute eu en cadeau à Noël, celui de mes dix ans. C’est l’Année du football, que les éditions Calmann-Lévy publient depuis 1973. Il est signé Jacques Thibert, alors rédacteur en chef adjoint à France Football.
Faire d’un match une tragédie, d’une saison une épopée
C’est une révélation, d’abord pour la richesse de son contenu (toute la saison 1975-76 est passée au crible, de l’équipe de France à la Coupe d’Europe en passant par la Coupe de France et le championnat d’Europe des Nations) et ses nombreuses photos, mais surtout par la qualité de l’écriture. Ainsi, il est possible de faire d’un match une tragédie, d’une saison une épopée et d’une équipe un organisme vivant qui naît, grandit, évolue, périclite et meurt !
Dans cet opus 1976, ce sont bien sûr les Verts qui jouent les héros : champions de France pour la troisième saison consécutive (et pour la septième fois en dix ans !), finalistes de la Coupe d’Europe des clubs champions (la C1, l’ancêtre de la Champions League), les Stéphanois de Robert Herbin écrasent tout sur leur passage, même si leur hégémonie touche à sa fin.
Les méchants sont incarnés par le Bayern Munich, vainqueur de la C1 pour la troisième fois également, et face à Saint-Etienne au cours d’un match devenu mythique tout autant que frustrant (imaginez un mix entre France-Allemagne 2014 à Rio et France-Portugal 2016 en finale de l’Euro).
Rocheteau successeur de Kopa. Vraiment ?
Curieusement, côté français le préféré de Jacques Thibert n’est pas Michel Platini, qui fait tout juste ses débuts en sélection au printemps (contre la Tchécoslovaquie en mars et la Hongrie en mai), mais l’attaquant stéphanois Dominique Rocheteau, qui cette année-là est un peu l’équivalent tricolore de l’Irlandais George Best ou, pour trouver des comparaisons contemporaines, une sorte de synthèse Griezmann/Mbappé. « Dominique Rocheteau est un phénomène rare, une sorte de James Dean du ballon rond propulsé au rang d’idole à l’âge où l’on passe son baccalauréat. »
Et, emporté par son élan, il en fait le successeur… de Kopa. « Le football français, depuis Kopa, n’avait plus de locomotive. Par une sorte de cristallisation autour de son personnage, de sa jeunesse et de sa fulgurante réussite, Rocheteau est devenu le héros de l’imagerie populaire, l’idole dont on rêve, le bel enfant du siècle ». Comme quoi, on peut être un très compétent observateur du football et passer à côté de l’émergence d’un des trois meilleurs joueurs français de tous les temps, voire le meilleur à mon avis. Je parle bien entendu de Michel Platini.
Une photo, page 56, m’a particulièrement marqué. C’est un plan très serré du visage de Rocheteau, vu de profil, les boucles noires ruisselantes. Son oeil droit est masqué par l’ombre en triangle produite par son arcade soucilière, et la couleur tire volontairement sur le vert. L’article à droite est titré 22 h 44 en enfer. Il raconte le quart de finale retour entre Saint-Etienne et le Dynamo Kiev le 17 mars 1976. 0-2 à l’aller, 2-0 au retour, prolongations. A la 112e minute, Patrick Revelli déborde sur la droite et centre pour Rocheteau qui, malgré les crampes, ajuste une volée à huit mètres. Et le stade se soulève, comme à Lens en 1998 après le but en or de Blanc, ou à Rotterdam en 2000 quand Wiltord égalise en finale au bout du temps additionnel.
C’est aussi ça, le football : une histoire sans cesse renouvelée, les matchs d’aujourd’hui rappelant ceux d’hier et les héros bleus contemporains prolongeant les exploits de leurs aînés verts aujourd’hui sexagénaires. L’Année du football imprimait la légende des uns en 1976, le Dico des Bleus inscrit celle des autres dans une histoire plus que centenaire.