Moins de trois jours après son retour en France depuis Londres où il a suivi la finale Angleterre-Italie, Antoine Grognet a honoré le rendez-vous que nous nous étions fixés il y a trois semaines, alors que l’équipe de France préparait son huitième de finale contre la Suisse et que ni lui ni moi n’envisagions sérieusement qu’elle n’irait pas plus loin. Trois quarts d’heure de conversation comme toujours très instructive avec l’auteur de Mister George (Salto).
Combien de matchs as-tu suivi à l’Euro pour RFI, et quels reportages devais-tu produire ?
On avait prévu de suivre le match d’ouverture Italie-Turquie, histoire de déconfiner totalement le football européen parce que ça faisait longtemps qu’on attendait de revoir du foot de sélection avec du public. On a fait aussi les quatre matchs de l’équipe de France jusqu’à l’élimination en huitièmes de finale. Ensuite il a fallu se réorganiser car ni nous ni les Bleus ne nous attendions à une élimination aussi rapide dans la compétition. Puis on a suivi Angleterre-Ukraine, des collègues ont couvert Italie-Belgique, et enfin on a couvert les demi-finales et la finale à Londres.
On ajoute tous les sujets autour de l’équipe de France, et on a renforcé cette année la couverture avec des éléments plus longs : mon collègue Hugo Moissonnier s’est lancé dans une série de reportages sur le football et la musique. En Angleterre, ce sont deux parties indissociables de la culture anglaise qui s’entremêlent d’énormément de façons. En Hongrie, j’en ai profité pour faire un reportage sur l’aspect très politique donné au football par Viktor Orban. J’ai fait aussi un sujet sur le Bayern, maison des Français car il y a énormément de Bleus qui sont titulaires au Bayern, depuis Jean-Pierre Papin. On a cherché à avoir une couverture la plus vivante possible avec les directs et les intégrales, et aussi parler des à-côté de cet Euro car le format de la compétition permettait de parler de villes ou de pays où on ne va pas souvent.
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Avec ses onze villes hôte, réparties sur tout le continent, cet Euro était forcément atypique, surtout en y ajoutant les contraintes sanitaires très variables dans le temps et dans l’espace. En tant que journaliste, comment l’as-tu vécu ?
La part administrative a été très importante, beaucoup plus importante que d’habitude où on peut passer les frontières sans problème. En moyenne, j’ai dû passer un test PCR tous les deux ou trois jours pour prendre l’avion, pour entrer dans le stade en Angleterre… La part non sportive a pris beaucoup de temps. J’ai le souvenir après Angleterre-Ukraine à Rome, très tard après le match, à trois heures du matin, j’étais en train de remplir toutes les démarches demandées par le gouvernement anglais, acheter des tests PCR indispensables pour entrer sur le territoire. J’ai été assez surpris par la différence entre tous les papiers demandés et le peu de vérifications aux frontières. En Hongrie par exemple, il fallait cinq documents, et aucun n’a été vérifié. On a juste eu une prise de température frontale à l’aéroport. L’administration est beaucoup plus tatillonne que les douaniers.
« Tout ce qui était sanitaire nous a pris à peu près un quart du temps de la mission. »
En Angleterre par contre on a constaté que le niveau de vigilance était beaucoup plus haut. Assez paradoxalement, d’ailleurs, puisque la jauge de Wembley a été plusieurs fois augmentée, mais ils demandaient aux journalistes d’acheter des tests à 200 euros, qu’ils envoient à l’hôtel, et ce sont des autotests. Tu dois faire un test deux jours après ton arrivée et un autre huit jours après ton arrivée, et ils doivent être négatifs. Pour entrer à Wembley, il fallait à nouveau faire un autotest qui ne correspondait pas forcément aux dates des précédents. Tout ce qui était sanitaire nous a pris à peu près un quart du temps de la mission.
Mais ce qui était demandé aux journalistes n’était pas ce qui était demandé aux supporters locaux. En Hongrie, dans cette jauge à 100%, on sentait que les supporters locaux n’étaient pas fliqués comme pouvaient l’être les journalistes. En revanche, on a pu échanger avec des supporters de l’équipe de France comme les Irrésistibles Français, et pour eux, ça a été un vrai casse-tête. Certains supporters ont dû renoncer alors qu’ils avaient des places. J’ai rencontré un supporter italien le premier jour du tournoi, qui avait des places pour la demi-finale et la finale à Londres, et qui a dû renoncer. C’est assez terrible de se dire ça rétrospectivement.
As-tu découvert de nouvelles villes, et si oui, lesquelles t’ont le plus marquées ?
J’ai redécouvert Munich où j’étais allé en touriste il y a une dizaine d’années, et c’est une ville absolument formidable avec un des plus beaux stades de la compétition. J’ai découvert Budapest, le stade a été rénové à coups de millions d’euros il y a deux ans et on sent que l’acoustique a été travaillée, car le bruit que fait ce stade, je n’avais jamais entendu ça. Le match Hongrie-France est l’un des souvenirs qui m’a le plus marqué. Je n’ai pas senti d’agressivité particulière parmi les supporters, même s’il n’y a pas que des poètes, notamment parmi la Brigade des Carpathes. J’ai découvert Bucarest qui m’a fait penser à Budapest, mais la Roumanie n’a pas mis les mêmes moyens dans la rénovation de ses stades. Et puis j’ai découvert Wembley. Je n’y étais jamais allé, et faire une finale d’Euro, avec l’Angleterre, à Wembley, c’est certainement un des plus beaux moments qu’on puisse vivre en temps qu’observateur du football. Je comprends d’ailleurs que Vincent Duluc soit aussi amoureux du football anglais.
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Les suiveurs et les joueurs de l’équipe de France à Budapest se plaignaient de deux choses : de la chaleur et l’humidité insupportables et de l’hébergement en centre-ville apparement pas adapté à la compétition et qui avait été choisi par l’UEFA. Confirmes-tu ces impressions ?
Il y a deux choses : les hôtels UEFA pour les équipes qui se mettent au vert avant un match et qui était imposé. Pendant la Coupe du monde, les Bleus s’entraînaient à Istra, mais arrivaient la veille du match et dormaient dans un hôtel choisi par la FIFA. Après leur premier match à Budapest, les Bleus ne devaient pas rester en centre-ville, ils devaient aller à 45 minutes de là, à Gardony, qui est au bord d’un lac. La pelouse d’entraînement du complexe là-bas n’était pas en état, et ils ont décidé de rester une semaine à Budapest. Cette vie à l’intérieur d’un hôtel est compliquée. Passer une semaine dans les conditions de chaleur qu’on connaît et avec une clim capricieuse, ça a pu jouer sur leur moral et la vie de groupe. A Istra, c’était grand, ils pouvaient sortir, s’aérer, aller marcher par petits groupes. Là ils étaient sur deux étages, les uns sur les autres. La promiscuité est souvent un problème sur une longue durée.
« Pour les Bleus, il y avait finalement trop de signaux contraires. »
Il a manqué à mon avis des éléments comme Adil Rami, un Benjamin Mendy, un Florian Thauvin qui avait été très important à Kylian Mbappé avec qui il était très ami. Ousmane Dembélé faisait le lien entre Griezmann, Benzema et Mbappé, et sa blessure a changé les équilibres. Mais il n’y a pas que ça : Deschamps a travaillé à contre-emploi, lui qui a été habitué à construire une défense, alors que là il a été obligé de réfléchir à son attaque d’abord. Ce n’est pas comme ça qu’il a l’habitude de travailler. Il a passé l’Euro à tâtonner. Entre cette ambiance particulière de groupe, le fait de gérer des champions du monde dont le statut n’est pas le même qu’en 2018 plus les hésitations tactiques liées à l’arrivée de Benzema, il y avait finalement trop de signaux contraires.
On a senti d’ailleurs à l’entraînement que l’ambiance n’était pas du tout la même que celle de 2018. Mais en deux ans, Mbappé a pris deux semaines de vacances. Le calendrier a forcément à voir avec ça, surtout pour les joueurs qui jouent la Ligue des Champions. Le tirage au sort avec le champion du monde 2014, le champion d’Europe 2016 et la Hongrie à domicile, il n’y avait pas la place pour commencer pas trop fort comme contre l’Australie en 2018.
C’était peut-être tout simplement liée à la fatigue, fatigue des corps, fatigue des têtes. Mais il aurait mieux valu miser sur une troisième place de groupe avec une préparation physique un peu plus à la cool. Au dernier entraînement à Budapest, où Thomas Lemar et Marcus Thuram se blessent, on a vu les remplaçants faire des séances de fractionné alors qu’il faisait plus de trente degrés et 95% d’humidité. Nous on n’en pouvait plus sur nos fauteuils et on voyait les joueurs comme ça… Ça pose des questions pour la Coupe du monde 2022 au Qatar. C’est violent pour les joueurs ! On était dans une atmosphère de Coupe d’Afrique des Nations, niveau climat. Les Européens n’ont pas l’habitude de jouer dans ces conditions-là.
L’un des principaux reproches faits à l’UEFA c’est d’avoir outrancièrement favorisé l’équipe d’Angleterre, qui aura joué six fois sur sept à Wembley, avec très peu de déplacement et un climat plus favorable. Est-ce que ça a vraiment compté ?
Les demi-finales et la finale se sont finies en prolongations. Mais ce n’est pas un hasard si les deux finalistes Anglais et Italiens ont joué leurs matchs de premier tour à domicile, l’Espagne a aussi joué ses trois premiers matchs à Séville, et le Danemark a joué à Copenhague. Ce n’était pas fait sciemment pour avantager les nations du dernier carré, même si les équilibres politiques au sein de l’UEFA sont pris en compte. Mais ça a fonctionné. Les Anglais se sont préparés à 200 kilomètres de Wembley et ont fait des sauts de puce à chaque match. L’aspect physique a été flagrant lors d’Angleterre-Ukraine et pendant la première mi-temps de la finale, où les Anglais ont été impressionnants avant de baisser de pied en seconde période. Cet Euro s’est joué sur des critères physiques, même s’il n’a pas été désagréable au niveau du jeu.
Les graves incidents qui ont eu lieu à Londres et autour de Wembley le jour de la finale, y compris dans le stade, étaient-ils prévisibles ? Quelle était l’ambiance à Londres les jours entre la demi-finale et la finale ?
Dès neuf ou dix heures du matin, les supporters anglais ont enfilé leur maillots et sont déjà à la bière, alors que le match était à 20 heures en Angleterre. L’ambiance des stades anglais est liée à un état d’ébriété assez conséquent. On voit l’amour que les Anglais portent au football. Dès 15h, les abords de Wembley étaient noir de monde. Ils avaient attendu cette finale depuis 55 ans, mais c’était déjà le cas avant la demi-finale contre le Danemark.
« Les incidents sont regrettables, mais il aurait pu y en avoir plus que ça. »
Les incidents étaient plutôt prévisibles, mais leur nombre était assez réduit. Je pensais qu’il y aurait plus d’incidents que ça. Je trouve qu’il y a un british self-control quand même. Ailleurs ça ne se serait sûrement pas passé comme ça. Les autorités n’ont peut-être pas voulu serrer la vis de manière trop importante. On est dans une période politique assez compliquée partout en Europe. Boris Johnson a sans doute voulu permettre aux gens de faire la fête au maximum, quitte à être moins attentifs aux conditions de sécurité.
Tout s’était très bien passé lors de la demi-finale, pas de problème de supporters sans billets. A aucun moment les policiers sur place ne m’ont paru dépassés. Il y a une vidéo sur YouTube que les supporters italiens ont commenté en disant qu’ils se faisaient tabasser par des Anglais. Je pense que c’est plutôt des supporters anglais qui ont payé leur place très cher et qui attendent les gars qui entrent sans billet. Au final, vu à quel point tous les Anglais étaient derrière leur équipe, les incidents sont regrettables, mais il aurait pu y en avoir plus que ça.
Comment tes confrères étrangers percevaient l’équipe de France ? Le retour de Benzema la plaçait-elle automatiquement parmi les favoris du tournoi ?
Pas que des journalistes d’ailleurs, mais aussi des supporters étrangers. Avant les matchs, la réponse était toujours la même : « on va bien jouer, mais on va perdre contre la France ». Un journaliste hongrois me disait avant le match « si on ne s’en prend pas quatre, on sera content ». Et je ne l’ai pas revu après, malheureusement… L’équipe de France faisait peur, très clairement. Mais après avoir joué contre les Bleus, les Allemands ont eu des regrets. Après la Hongrie, les journalistes sentaient les Bleus trop confiants : « cette équipe-là ne marche pas aussi bien qu’elle le devrait, et elle est prenable. » Même si les Suisses étaient persuadés de perdre et espéraient ne pas prendre plus de trois buts, ça ne s’est pas passé comme ça. Pourtant, quand les Français ont joué, ils ont été très largement au-dessus. Mais ils ont montré une fatigue mentale, ils n’avaient pas le mental sur 90 minutes.
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Comment l’Euro est-il perçu en Afrique ? A-t-il le même impact que la Coupe du monde, sans les équipes africaines ? Ou la présence de nombreux joueurs d’origine africaine dans les sélections européennes suscite-t-elle l’intérêt ?
L’Euro n’est pas suivi en Afrique parce qu’il y a des joueurs africains, mais parce qu’on aime le football, tout simplement. Et des groupes de médias africains ont acheté les droits et c’était assez simple de suivre les matchs. Et surtout, l’Euro est très suivi car les joueurs qui le disputent sont vus toute l’année par les spectateurs africains qui suivent leurs clubs en championnat, notamment de Premier League.
« Cet Euro a mis en lumière malgré lui un certain nombre de dérives du foot business. »
Depuis quelques années, les tournois continentaux de sélections connaissent régulièrement des problèmes d’organisation : la CAN qui change de pays hôte au dernier moment, qui décale le tournoi de janvier à juin puis revient à janvier pour l’édition 2022, la CONMEBOL qui décale l’édition 2021 au Brésil, l’Euro éclaté dans 11 pays… Les sélections nationales ont-elles encore un avenir ?
Les sélections doivent avoir un avenir. Elles représentent beaucoup de choses au-delà d’elles-mêmes. En revanche, la question que doivent se poser les responsables du football, c’est est-ce que la surenchère actuelle d’une Coupe du monde à 48 ou d’un Euro à 32 est viable sur le long terme ? Quand on voit ce qui se passe avec la Ligue des Champions où les principaux clubs se désolidarisent pour des questions d’argent, ça interroge sur la manière dont ce football est géré. Est-ce vraiment nécessaire de passer l’Euro à 32, ou la CAN à 24 ? Ça pose la question du nombre de pays qui peuvent accueillir des mastodontes pareils. Le Covid complique encore les conditions de déplacements des supporters et les conditions de vie des équipes.
Faut-il de plus en plus d’équipes dans les compétitions continentales ou doivent-elles représenter le rendez-vous de l’élite ? Organiser un Euro à 32 reviendrait à organiser une Coupe du monde à 120 équipes. On voit que la multiplication du nombre de matchs fait que les diffuseurs ne peuvent pas suivre et sont obligés de se mettre à plusieurs, tout comme la multiplication du nombre d’équipes fait que les pays organisateurs ne peuvent plus suivre et sont eux aussi obligés de se regrouper. Les co-organisations posent énormément de problèmes logistiques. Cet Euro a mis en lumière malgré lui un certain nombre de dérives du foot business : à force de vouloir concerner tout le monde, on perd des supporters. Les seuls moments de ferveur étaient quand les équipes nationales jouaient à domicile. Cet Euro pourrait être l’occasion de mener une réflexion sur le format des compétitions. C’est le moment de la mener, après il sera trop tard.