Avant 2024 et un tournoi olympique très attendu, il y avait eu à Paris en 1924, un tournoi olympique que la participation de l’Uruguay a rendu mémorable. C’était avant la Coupe du monde, dont la première édition ne s’est disputée qu’en 1930 comme chacun sait, qui s’est affirmée depuis comme LA compétition mondiale de référence ainsi qu’un évènement planétaire, et le tournoi olympique représentait alors depuis 1900 la seule compétition mondiale de football existante, plus ou moins développée.
La question se pose donc de savoir si on peut considérer le tournoi olympique de 1924 comme une Coupe du monde avant la lettre.
Une différence organisationnelle, et philosophique
Tout d’abord, posons bien la différence entre les deux compétitions. Elle est d’abord organisationnelle : les Jeux olympiques sont l’affaire du CIO (Comité International Olympique), et la Coupe du Monde, celle de la FIFA. Même si, en 1924, par délégation la FIFA organise techniquement la compétition de football, c’est le CIO, et le COF (Comité Olympique Français) qui ont la charge matérielle et financière de l’organisation des Jeux (stades, hébergements, etc…). Pour la Coupe du monde, même si cette charge est déléguée à l’association nationale qui a fait acte de candidature, la FIFA n’est pas déchargée de toute responsabilité, notamment financière : elle signe des contrats avec des diffuseurs, des équipementiers, etc… Elle est aux commandes !
Elle est ensuite philosophique : la charte olympique stipule que les Jeux sont réservés aux amateurs. Ce n’est plus le cas depuis 1984, mais ça l’était en 1924. La notion d’amateurisme, entendue au sens strict avant 1914, avait commencé à évoluer après la Guerre, n’excluant que le professionnalisme déclaré, c’est-à-dire validé par un contrat. En 1924, cette règle, appliquée avec souplesse, n’excluait que les Britanniques (qui refusèrent d’engager leur équipe amateur, comme ils l’avaient fait jusqu’alors) et les Autrichiens.
La Coupe du monde, elle, a été pensée dès l’origine pour être « open », c’est-à-dire ouverte aux amateurs comme aux professionnels, sous contrat ou non. C’est même la position de plus en plus intransigeante du CIO, lorsque son fondateur, Pierre de Coubertin, laissa la place au Belge Henri de Baillet-Latour, qui poussa la FIFA à envisager de créer sa propre compétition, selon sa propre philosophie. Le résultat, au grand dam du CIO, s’avéra que le tournoi olympique de football en fut grandement dévalorisé, et c’est toujours le cas : celui de 2024 n’est ouvert qu’aux U23, plus trois « guest-players », comme Mbappé éventuellement par exemple, mais cela ne suffit pas à redonner au tournoi olympique le prestige qu’il avait jusqu’en 1928, avant la rupture FIFA-CIO.
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L’Auto du 10 juin 1924 (BNF, Gallica)
Encore une tolérance pour l’amateurisme marron
Mais en 1924 on est encore loin de cette évolution, Coubertin est encore à la tête du CIO et il tolère les « amateurs marron », qui sont rétribués ou défrayés, mais sans contrat professionnel. Aussi les Hongrois, Tchèques, Italiens, Espagnols et les Français, qui ne sont pas des amateurs au sens strict, et perçoivent de l’argent de leurs clubs et même de leurs fédérations, pour revêtir le maillot national (c’est le cas des Bleus, avec la notion de « manque à gagner ») sont-ils parfaitement tolérés, et par la FIFA , et par le CIO.
On peut donc déjà dire que la dévalorisation du tournoi olympique, effective à partir de 1936, et encore accentuée par la restriction aux U23, décidée pour 1992, par rapport à la Coupe du monde, n’existe pas en 1924. Le tournoi olympique constitue encore la compétition majeure, qui autorise une comparaison avec la future Coupe du monde, et même, on le verra, un lien avec elle. La différence, c’est que la FIFA n’est pas vraiment aux commandes, même si elle est impliquée.
Plus de la moitié des affiliés à la FIFA participent au tournoi
Abordons maintenant un second point : le caractère réellement mondial de l’épreuve. Je m’explique : en 1912, dernier tournoi olympique d’avant-guerre, les 11 participants étaient tous européens. Impossible, dans ce cas, de considérer les JO de 1912 comme une compétition mondiale. La Coupe du monde, dès son origine, a eu ce caractère mondial : en 1930, on y trouve des représentants d’Amérique du Sud, du Centre (Mexique), du Nord (USA) et des Européens, en petit nombre certes, mais ils sont là.
Qu’en est-il en 1924 ? 23 associations nationales se sont inscrites (22 participeront effectivement, le Portugal déclare forfait faute de financement pour le déplacement), sur les 42 que comporte la FIFA. C’est, et de loin, le chiffre le plus important : il n’y avait que 14 inscrits pour les JO 1920 d’Anvers, et il n’y en aura que 17 pour ceux d’Amsterdam 1928. Pour mémoire, la Coupe du monde 1930 ne rassemblera que 13 équipes !
De plus, pour la première fois, une équipe d’Amérique du Sud fait le déplacement et participe ; elle fera même bien plus, puisqu’elle gagnera, et c’est l’Uruguay. On compte aussi une équipe d’Afrique : l’Egypte, tout juste indépendante (1922) par rapport à l’Angleterre, et même une équipe d’Asie, la Turquie, elle aussi récemment indépendante, suite au démantèlement de l’Empire Ottoman (rappelons que la Turquie, aujourd’hui rattachée à l’UEFA, a longtemps été rattachée à la Confédération asiatique). On compte aussi la présence des Etats-Unis.
Un tableau très diversifié, même pour les Européens
Quant aux pays européens, on remarquera la participation de pas moins de 9 pays nouveaux : les Baltes, mais aussi les Bulgares, les Roumains, les Polonais, les Yougoslaves, et même l’équipe d’Eire, puisque l’Irlande vient juste d’être scindée en deux, et si les Britanniques refusent de participer, les Eirois, eux, s’empressent de le faire, pour y gagner une reconnaissance internationale. Bref, on n’a jamais encore vu un tel tableau, avec autant de diversité.
Le tournoi de 1924 a donc non seulement un caractère mondial, mais il a aussi un caractère européen beaucoup plus divers, qui ne se limite plus aux « Centraux », à l’Italie, l’Espagne, la France, et aux pays du Nord, Scandinaves, Belges et Hollandais. Mais allons plus loin encore : 1924 constitua la première occasion où une sélection d’Amérique du Sud put affronter une sélection européenne. Avant Uruguay-Yougoslavie du 26 mars, cela n’était jamais arrivé. Des clubs européens, comme le Teplitzer FK (Tchéquie), ou le Genoa (Gênes, Italie) avaient fait des tournées en Amérique du Sud, en 1922 et 1923, de même qu’une sélection régionale espagnole (Guipuzcoa), mais jamais une équipe nationale. A noter que l’équipe d’Uruguay avait rencontré chacune de ces formations européennes et les avait battues : 4-0 et 3-1 (Guipuzcoa) 2-1 et 5-1 (Teplice), 2-1 (Genoa) ; Scarone et Romano avaient joué tous les matchs.
Un tournoi olympique qui fait du prosélytisme
Quant à l’Egypte, elle avait joué deux matchs lors du tournoi de 1920 (Italie 1-2 et Yougoslavie 4-2), et le tournoi olympique représentait pour elle la seule opportunité de se frotter à des équipes de haut niveau. Pour ce qui est de la Turquie, elle n’avait joué qu’un seul match international (Roumanie 2-2 en 1923) avant de participer au tournoi olympique de Paris. Les Etas-Unis, pour leur part, participaient pour la première fois à une compétition mondiale, si l’on excepte les Jeux Interalliés de 1919.
On voit donc à quel point 1924 constitue une date dans l’histoire du football international, et il faut aussi souligner qu’il a joué un rôle de prosélytisme : les équipes d’Amérique du Sud, encouragées par le succès de l’Uruguay, ont afflué ensuite en Europe : qu’on songe aux tournées de clubs brésiliens, argentins, en 1925 et 1927, de l’étonnante équipe dite du « Chili-Pérou », etc...
Reste maintenant à évaluer la qualité de ce tournoi. Fut-il du niveau d’une Coupe du monde, avec des chocs, des surprises, des favoris qui trébuchent, des outsiders qui se révèlent, et un vainqueur incontestable, invaincu, qui allie la manière au résultat ? La réponse est oui !
Un changement de paradigme
Les chocs n’ont pas manqué. Dès les préliminaires, destinés à réduire le nombre de participants de 22 à 16, l’Espagne trosième des JO 1920, est tombée, à la suite d’un remake dramatique du choc de 1920, contre l’Italie. A Anvers, les Espagnols, malgré l’expulsion de Zamora, avaient gagné 2-0 ; cette fois-ci, à Paris, ils laissèrent la victoire aux Italiens, sur un but marqué contre son camp par l’arrière Pedro Vallana (présent à Anvers) à son gardien, qui était encore le théâtral Zamora.
Mais ce n’était pas fini : les Belges, champions olympiques 1920, étaient sortis par les Suédois, sur le score étonnant de 8-1 ! Quant aux Tchèques, finalistes de 1920 (disqualifiés) et avides de revanche, ils tombaient sur l’os suisse (1-1, puis 0-1). Est-ce enfin fini ? Non ! La Hongrie, qui passait pour favorite, avec sa pléiade de joueurs mythiques, les Orth, Guttman, Hirzer, Opata, Eisenhofer (qui joua à Marseille), se fit laminer par… l’Egypte 5-0. C’était en fait la faillite d’un football devenu vieillot, basé sur la passe redoublée et la possession, mais trop lent, trop latéral, pour surprendre des équipes mois techniques, certes, mais très rapides et plus verticales. On assistait, au cours du tournoi parisien, à un changement de paradigme.
Les outsiders, c’étaient d’abord les Uruguayens. Inconnus, ils arrivaient cependant précédés de la rumeur de leur tournée espagnole, 9 victoires consécutives, 25 buts marqués dont 10 d’un buteur dont on découvrait le nom, Pedro Petrone. Ils avaient certes gagné la Copa América 1923, mais en Europe nul ne s’en souciait. La télévision n’existait pas, alors on ignorait tout de leur jeu, le public et les medias les attendaient comme une bête curieuse. Et on vit. Que vit-on ? Un AUTRE football. Certaines Coupes du monde sortent du lot parce qu’elles ont permis la révélation d’une grande équipe, ce fut par exemple le cas de celle de 1958, qui révéla le Brésil de Pelé et Garrincha ; eh bien le tournoi olympique de 1924 appartient à cette catégorie, très rare, il faut en convenir.
La virtuosité technique des Uruguayens
Non seulement la Celeste a pulvérisé la Yougoslavie 7-0, les Etats-Unis 3-0, la France 5-1, la Suisse 3-0, n’étant accrochée qu’en demi-finales par la Hollande (2-1), marquant vingt buts et n’en concédant que deux, mais son jeu a enchanté le public et les médias, dithyrambiques. Il est bien dommage qu’on n’en garde que de rares images, et un mauvais film montrant la finale, de façon hachée. Il faut donc faire confiance aux textes. Ceux-ci mettent en avant la virtuosité technique des Uruguayens, et notamment du demi Andrade, qui devint la coqueluche du public.
Mais c’est réducteur : le jeu uruguayen était basé sur le mouvement permanent, le démarquage systématique autour du porteur du ballon, le ballet des joueurs jusqu’à trouver l’ouverture en profondeur destinée à Petrone, des principes avalisés par tous les entraîneurs aujourd’hui, qui ont notamment animé le fameux « tiki-taka » espagnol des années 2010, on n’invente rien, on redécouvre ! Et la cerise sur le gâteau, c’était l’efficacité ; le défaut de ce genre de football d’ultra-possession, c’est le risque accru de stérilité, parce qu’il laisse le temps aux défenses adverses de se regrouper et de cadenasser les espaces.
Mais en 1924, les tactiques défensives consistant à se masser à dix devant la surface de réparation n’étaient pas encore de mise. Hollandais et Suisses, conscients de leur infériorité technique, avaient misé sur l’épreuve physique, imposant aux Uruguayens des duels constants sur chaque ballon, qui les obligèrent à simplifier leur jeu, ce qu’ils parvinrent à faire, car la « garra » n’est pas un vain mot, en Uruguay ! La défense ne céda pas et l’attaque trouva le chemin du but, parce qu’elle ne se reposait pas seulement sur un buteur hors norme, Petrone (7 buts) mais aussi sur Cea et Scarone (5 buts chacun) et Romano (4 buts).
Et pourtant, ce n’était pas la meilleure Celeste possible
Quelques mots, pour finir, sur cette Celeste. Et pour dire, tout d’abord, que cette équipe n’était pas la meilleure que l’Uruguay aurait pu aligner ! Etonnant, non ?
En effet, depuis 1922, un schisme divisait le football uruguayen : d’un côté l’AUF, la fédération affiliée à la FIFA, de l’autre la FUF, dissidente. Or, si le Nacional de Montevideo était resté fidèle à l’AUF, ce n’était pas le cas de l’autre club mythique, le Penarol, dont les joueurs étaient devenus inéligibles pour l’équipe nationale, et dont aucun ne joua à Paris. Pas de Jose Piendibene donc, la star absolue du football uruguayen, 40 sélections et 20 buts, pas d’Antonio Campolo non plus, l’ailier gauche (qui sera là en 1928 cependant, le schisme étant terminé). Mais si Piendibene avait été là, Petrone, lui, ne l’aurait pas été… et il marqua 17 buts ! Le football uruguayen était riche, au point de pouvoir se passer sans problèmes des joueurs de son meilleur club.
D’autre part, n’allez pas imaginer que cette équipe qui bouscula tout sur son passage était formée de vieux briscards , à l’exception d’Angel Romano (56 sélections) et Hector Scarone (26) ; des joueurs comme le gardien Mazali, l’arrière Arispe ou l’ailier Naya connurent leur première sélection à Paris ; Urdinaran, la deuxième ; et quant à des vedettes entrées dans l’Histoire du football, comme l’arrière Nasazzi, le demi Andrade, l’inter Cea ou l’avant-centre Petrone, ils en étaient à leur quatrième et cinquième sélections seulement !
Et puisqu’on parle de Petrone, il faut savoir qu’il jouait… dans les buts pour le petit club de Solferino jusqu’en 1923 ! Les dirigeants d’un autre petit club, le Charley FC, ayant remarqué la puissance de ses dégagements, le convainquirent de jouer en attaque, où il n’hésitait pas à tirer de 40 mètres, ce qui révolutionnait le jeu de l’avant-centre, jusque-là un stratège comme Piendibene.
C’était donc une équipe jeune et plutôt inexpérimentée qui avait traversé l’Atlantique sur le Désirade, une équipe en laquelle les médias uruguayens ne croyaient pas du tout, et dont le séjour européen n’a été financé que par les recettes des matchs disputés en Espagne avant de rallier Paris. Mais c’était également une équipe d’avenir, qui le prouva en réussissant un triplé exceptionnel : Jeux olympiques 1924 et 1928, Coupe du monde 1930 ; Nasazzi, Andrade, Scarone et Cea ont gagné les trois compétitions…
Un tournoi qui a aidé la création de la Coupe du monde
En conclusion, non seulement on peut affirmer que le tournoi Olympique de 1924 a bien été une Coupe du monde avant la lettre, mais on peut ajouter qu’il s’est agi d’une grande compétition, qui a marqué l’histoire du football mondial. Sa réussite, tant sur le plan sportif, médiatique (1500 journalistes de 50 pays) que financier a contribué à déterminer Jules Rimet, président de la FIFA, à donner corps au projet de Coupe du monde qui circulait dans les coulisses, sans qu’on ose tenter de le mettre en œuvre.
La filiation entre 1924 et 1930 est évidente, et, dans son Histoire merveilleuse de la Coupe du monde, Jules Rimet écrit : « Il nous manquait encore, pour convaincre les sceptiques (de la viabilité financière et médiatique d’une Coupe du monde organisée hors Jeux olympiques), une preuve tangible. Ce fut le tournoi de football des Jeux olympiques disputés en 1924 à Paris, qui nous fournit cet argument décisif. »