Jean Degouve, deux sélections en 1913 et 1914, s’appelait de son nom complet Jean Gaston Louis Degouve de Nuncques. Cette famille d’origine arrageoise comporte des noms illustres, dont celui du peintre belge William Degouve de Nuncques. Malgré la particule, il ne s’agissait nullement d’une famille noble, mais de bourgeois ayant accolé à leur nom celui d’une terre : cela se faisait beaucoup au 19 ème siècle, et l’exemple le plus connu est celui des… Giscard d’Estaing.
Il est né à Bléharies, village frontalier du Nord de la France le 19 août 1889 d’un père français ayant émigré pour fuir l’occupation prussienne. Si l’on sait que la guerre de 1870, stupidement déclarée par susceptibilité (la dépêche d’Ems), fut aussi stupidement perdue quand Napoléon III, se promenant en avant de la ligne de front, fut capturé ; si l’on sait qu’elle coûta à la France l’Alsace-Lorraine pour 48 ans, on sait peu que l’Armée prussienne occupa une partie du territoire français pendant près d’un an, et notamment le Nord, et que certains Français préférèrent émigrer, comme Gaston, le père de notre footballeur, qui n’alla certes pas s’installer bien loin, mais se maria à Bléharies. Plus tard, il revint en France et s’installa à Arras, où le jeune Jean s’initia au football au Racing Club d’Arras dès 1903.
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L’Auto du 10 mars 1913 (BNF Gallica)
Contre la Suisse, il effraie les attaquants adverses
Ses études de droit le menèrent à Lille en 1909, et il rejoignit les rangs de l’Olympique Lillois, où il s’imposa à l’arrière, en raison de son gabarit. Il faut dire qu’il mesurait 1,80 m à une époque où la taille moyenne du conscrit était de 1,63 m, autant dire qu’aujourd’hui cela équivaudrait à 1,90 au moins ; il est d’ailleurs qualifié de « colosse » dans la presse, car, si l’on ne connaît pas son poids exact, on voit bien sur les photos qu’il n’est pas négligeable. Détail amusant, il est écrit que lors de son premier match international contre la Suisse, il « effraya » les attaquants helvétiques ! C’est que l’homme charge à fond, dans les limites du règlement d’alors (du moins en principe !), c’est-à-dire à l’épaule, et que, dans les duels, il bouscule ses adversaires, qui n’y sont pas habitués.
Le football a été codifié en 1863 pour rejeter les contacts physiques rudes, et plus encore les brutalités : tous les coups étaient permis auparavant, pour simplifier la situation, d’où de nombreuses blessures et fractures. Cette « purification » du football a vivement déplu à ceux qui préféraient des mêlées où s’échangeaient toutes sortes de horions, et ont fondé en 1871 la fédération de « football-rugby » en se détachant de celle de « football-association ».
Le football de 2024 est bien plus proche du rugby qu’il ne l’était alors, car la violence y a été réintroduite dans les tacles et les duels ; mais avant 1914, la seule violence permise était la charge à l’épaule, et le jeu de passes dans les intervalles diminuait les occasions de choc, car le pressing était inexistant, et on défendait en reculant. Dans la surface de réparation, par contre, il fallait s’imposer physiquement, et c’était la tâche dévolue à l’arrière dit « fixe », toujours choisi en raison de son gabarit. L’exemple-type de ce joueur, c’était Lucien Gamblin (17 sélections de 1911 à 1923), qui n’avait ni la taille, ni le poids de Degouve, mais qu’on n’appelait pas « Lulu la Matraque » pour rien ! Et quant à Degouve, on sait qu’il pratiquait la boxe, et qu’il a croisé les gants avec Georges Carpentier !
Jean Degouve (le premier debout en partant de la droite) avec l’Olympique Lillois le 30 mars 1913 (photo Agence Rol, BNF Gallica)
Une première sélection due à une grève des Parisiens
Toutes ces précisions pour donner une idée du jeu de Jean Degouve : dégager la balle de volée le plus loin possible, charger le porteur du ballon, et enfin décider de la mise hors-jeu de l’adversaire en avançant. L’arrière fixe, un costaud, faisait toujours la paire avec un arrière plus léger, plus mobile, dit « volant », au contraire de ce qui se passe aujourd’hui, où la paire d’arrières centraux est taillée sur le même moule, qui est celui d’un Degouve ou d’un Gamblin.
La première sélection de Degouve, pour s’en aller affronter les Suisses à Genève le 9 mars 1913, est due à une grève des sélectionnés parisiens, en l’occurrence Pierre Chayriguès, Lucien Gamblin, Maurice Bigué et Eugène Maës. Ne leur jetons pas la pierre trop vite : ils réclamaient une prime, oui. A cette époque d’amateurisme officiel, cela ne se faisait pas, la sélection devait être vécue comme un honneur… et donc bénévole. Mais ni l’avion, ni le TGV n’existaient, et le trajet Paris-Genève, en tortillard, prenait 16 heures, avec des changements, le train n’étant même pas direct. On travaillait 6 jours sur 7 alors : seul le dimanche était chômé ; donc les joueurs avaient à demander un congé à leurs employeurs, qui, même s’ils l’accordaient, ne payaient pas les journées non faites.
Les joueurs réclamaient donc d’être remboursés de leur manque à gagner : refus indigné du CFI, cascade de forfaits, les joueurs n’ayant aucune obligation contractuelle. Le comité de sélection dut rafistoler l’équipe à la dernière minute, ce fut le grand dirigeant nordiste Henri Jooris qui s’en chargea, en convainquant Bournonville, Degouve, Dujardin, Montagne et Eloy : le match fut gagné 4-1 !
Deux bouteilles de champagne en guise de prime
Savourons au passage cette déclaration d’Henri Jooris : « J’avais promis une belle prime à mes hommes. A notre retour, je m’exécutai. Les huit gars du Nord sabrèrent à ma santé les deux bouteilles de champagne qu’ils avaient gagnées. » Les multimillionnaires du foot d’aujourd’hui accepteraient-ils de porter le maillot bleu pour deux coupes de champagne chacun ?
Dès le match suivant, les récalcitrants retrouvèrent leur poste de titulaire, aux dépens de ceux qui avaient dépanné… sauf que le problème se reposa un an plus tard, quand il s’est agi de se rendre à Luxembourg le 8 février 1914. Il s’est compliqué du fait que les demandes de permission pour les militaires (Pierre Chayriguès, Raymond Dubly, Gabriel Hanot, Henri Lesur) ont été présentées trop tard, bref ce fut de nouveau une équipe rafistolée de bric et de broc qui s’aligna ; par contre, Degouve avait été sélectionné d’emblée cette fois-ci, devant faire équipe avec Gamblin. Une paire de costauds qu’on aurait aimé voir à l’œuvre, mais Gamblin se défila encore.
Le score fut beaucoup moins satisfaisant que la fois précédente : défaite 4-5, face à une équipe des plus modestes ; l’avant-centre luxembourgeois Jean Massard marqua deux pénalties dans les 20 premières minutes, et même si ce n’est pas précisé dans les compte-rendus, il paraît très probable que c’est Degouve qui, aux yeux de l’arbitre, avait abusé de sa force physique en chargeant Massard … Quoi qu’il en soit, il ne fut pas resélectionné pour jouer les trois matchs encore au programme avant la Guerre.
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L’Auto du 9 février 1914 (BNF Gallica)
Une manœuvre fatale avec une hélice d’avion
Détenteur du certificat de capacité à conduire les véhicules automobiles (ancêtre du permis), Jean Degouve a d’abord conduit des ambulances militaires, mais, attiré par l’aviation, qui fascinait alors beaucoup (ne pas oublier que la traversée de la Manche par Blériot ne date que de 1909), il a déposé une demande pour devenir pilote. Mal lui en a pris, car en septembre 1915, au Crotoy, en manoeuvrant une hélice afin de démarrer le moteur, son bras gauche a été gravement touché, au point qu’il a fallu amputer. Et que penser de ce que rapporte la revue Sporting : « Trait admirable, et qui dépeint bien ce caractère solidement trempé, Degouve a refusé de se laisser endormir et a supporté l’ablation du membre sans une plainte, sans un murmure. ». On a un peu de difficulté à croire ce genre de trait édifiant, mais c’est écrit tel que…
Le football actif était fini pour lui (encore que l’uruguayen Hector Castro, gagnant de la Coupe du monde 1930, était manchot, lui aussi), mais on a revu Jean Degouve à la tête de la Commission fédérale des Affaires Sociales de 1957 à 1969. Date ultime qui nous donne une indication, car on ignore la date de décès du joueur.
[mise à jour :]
Un grand coup de chapeau aux lecteurs des Chroniques Bleues (en particulier @gaoutte sur Twitter), qui ont réagi dans les minutes qui ont suivi la publication de l’article, et nous ont appris que Jean Degouve n’est pas décédé en 1969, mais dix ans plus tard , puisqu’il est établi de source sûre (revue France Football Officiel n°1712 du 18 avril 1979) qu’il a été enterré à Arras le 12 avril 1979. Les recherches se poursuivent pour trouver la date exacte de décès.
Les 2 matchs de Jean Degouve avec l’équipe de France
Sel. | Genre | Date | Lieu | Adversaire | Score | Tps Jeu |
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1 | Amical | 09/03/1913 | Genève | Suisse | 4-1 | 90 |
2 | Amical | 08/02/1914 | Luxembourg | Luxembourg | 4-5 | 90 |