Knysna : le nom de cette station balnéaire d’Afrique du Sud restera pour toujours lié au pire épisode de l’histoire des Bleus. Plus que la piteuse élimination de cette Coupe du monde 2010, c’est la mutinerie des joueurs, la grève de l’entraînement qu’on retient, et qui constitue une tache indélébile. Les joueurs ont été vilipendés, honnis, qualifiés de traîtres : pourtant, les Portugais en avaient fait autant qu’eux en 1986, mais la presse mondiale n’en avait pas fait tout un plat !
Qu’est-ce qui explique la différence ? L’exposition médiatique. Toutes las caméras ont filmé cet autobus, où les Bleus sont restés enfermés trois quarts d’heure, après avoir signé des autographes aux enfants massés pour la circonstance, et ne sont pas allés s’entraîner comme prévu sur le terrain du « Field of Dreams », qui jouxtait le Pezula Resort, l’hôtel où résidaient les Bleus. L’altercation entre le capitaine Patrice Evra et le préparateur physique Robert Duverne (qui jeta son chrono de rage par terre), la lecture d’un communiqué par Raymond Domenech lui-même furent les temps forts de cette tragi-comédie, avant que le car (dont Domenech avait confisqué les clés) ne finisse par redémarrer en direction de l’hôtel… situé à 200 mètres.
Dix ans plus tard, c’est toujours l’omerta
Déjà chauffée par la révélation, en termes crus, des invectives prêtées à Nicolas Anelka à l’encontre du sélectionneur à la mi-temps du match contre le Mexique, qui s’étalaient à la une de L’Equipe la veille, l’opinion publique s’est enflammée, l’affaire s’est politisée, avec l’intervention de la ministre de la jeunesse et des sports Roselyne Bachelot, et a même fini devant une commission d’enquête au Parlement ! Des sanctions ont été prises, après une rapide enquête, et ont frappé trois des vingt-deux grévistes (Evra, Ribéry, Toulalan) en plus d’Anelka, déjà exclu du group et dans l’avion du retour quand la grève s’est produite.
Mais l’enquête n’a pas révélé qui a dit exactement quoi, qui a décidé quoi, quelle a été la part prise dans les évènements par chacun des 23 protagonistes, sans compter tout le staff, et ceux qui gravitaient autour des joueurs. Dix ans plus tard, malgré des témoignages lâchés au compte-goutte, et parfois contradictoires, l’omerta continue de régner sur ce qui s’est dit le soir du 19 juin 2020, dans la salle de réunion du Pezula Resort, entre 20 et 22 heures approximativement, portes closes, entre les 23 joueurs exclusivement…
Et si, dix ans plus tard, ils sont unanimes (à l’exception d’Anelka, qui assistait, mais ne votait en principe pas) à dire que c’était « une grosse connerie », aucun ne se décide à dire qui a eu l’idée d’une grève de l’entraînement, qui a voulu un communiqué, qui l’a rédigé, qui a voté pour, qui a voté contre… Même les mots exacts prononcés par Anelka ne sont pas établis !
Essayons d’y voir plus clair.
D’abord, les injures d’Anelka : selon L’Equipe (qui affirme avoir croisé au moins trois sources concordantes), ce fut : « Va te faire enculer, sale fils de pute ». Mais Anelka a toujours contesté, au point de faire un procès : en fait, on s’aperçoit que, ce qu’il conteste, c’est la fin de la phrase (« sale fils de pute »). Sur Netflix, il dit : « T’insultes la mère d’un coach, là, ils ont été à l’étage au-dessus ». L’étage en-dessous, donc, c’est « enculé ». Raymond Domenech affirme que c’est ce qu’il a entendu, et tout porte à la croire. C’est donc un premier point de réglé.
En 1996, Jacquet avait tranché avec Cantona
François Manardo, attaché de presse auprès de la FFF alors, apporte des explications qu’il dit tenir de la bouche d’Anelka le matin même de la grève, alors que le joueur avait été prévenu (par une « taupe » de plus) de la teneur du titre à publier par L’Equipe. Il raconte que Raymond Domenech serait allé le voir à Londres avant la Coupe du monde pour lui demander de jouer en pointe : « Je lui ai dit que ce n’était pas mon jeu, que j’étais un joueur qui avait besoin de dézoner ». Bref, selon Anelka, le sélectionneur lui aurait demandé l’impossible, de jouer contre nature, et c’est pourquoi il avait vécu les critiques, dans le vestiaire, comme une injustice insupportable. Soit.
On remarquera, au passage, qu’Aimé Jacquet avait fait la même démarche auprès de Cantona en 1996, avait reçu la même réponse, mais avait fait un choix différent au final : il s’était carrément passé de Cantona pour l’Euro et la Coupe du monde 1998 ! Domenech aurait été avisé d’en faire de même avec Anelka : quand un joueur n’adhère pas, il est inutile de vouloir l’y forcer.
Ensuite, la grève : on sait qu’initialement, Raymond Domenech avait choisi de garder Anelka dans le groupe, mais sans le faire jouer ; mais que, dès que l’altercation des vestiaires avait fuité, il était devenu inévitable de prendre une sanction supérieure, l’exclusion. Et c’est ce que les coéquipiers d’Anelka ont vécu, eux, comme une injustice supplémentaire. Anelka n’était pas exclu pour ses propos, mais parce que la presse les avait dénoncés ! D’où solidarité, comme à l’école, parce qu’un groupe de footballeurs réagit comme une classe à l’égard du prof. Face à lui, elle le respecte ; mais dans son dos, il arrive qu’elle l’injurie ; elle accepte dans ce cas les sanctions, mais pas la délation.
L’avis du capitaine
Qui a pris l’initiative ? Dans son livre, Tout seul, Raymond Domenech raconte avoir demandé à Djibril Cissé qui était en faveur de la grève : « Deux ou trois joueurs au départ, pas plus », répond-il. En 2015, il en dira un peu plus : « Il y a des cadres qui étaient là, dont un capitaine. Ce capitaine décide de taper du poing pour montrer qu’on est solidaires, il décide qu’on ne s’entraîne pas ; ça discute, certains ne veulent pas, mais c’est lui le capitaine, donc il prend la décision. Et on suit. » Ledit capitaine, Patrice Evra, jure ses grands dieux que c’est faux : mais une telle décision pouvait-elle être prise sans l’aval du capitaine, ou si le capitaine était contre ?
On tient donc un élément de réponse : un groupe de « cadres » a initié la réunion du 19 au soir, qui était improvisée. Domenech ironise : « Il a fallu rameuter ceux qui étaient déjà remontés dans leur chambre » (à l’issue du repas), sans percevoir que ces joueurs, qui remontaient dans leur chambre, n’étaient pas au courant du projet de grève ! Sidney Govou confirme : « Certains étaient convoqués à des réunions en petit comité (comprendre : dans la journée du 19, avant la réunion du soir), d’autres pas. Il y a eu des réunions à 2 ou 3, 5, pas plus » (comprendre, là encore, que Govou, pas plus que Cissé, n’en était !).
Les clés du camion pas données aux bonnes personnes
Allons plus loin. Un groupe de footballeurs est toujours structuré, hiérarchisé, même. Il y a des « cadres », expérimentés, qui exercent une influence, ont été adoubés par le sélectionneur, qui les utilise comme relais. Capitaine, vice-capitaine, leaders de vestiaire, ambianceurs, etc… Evra avait été promu capitaine à la place de Gallas, qui en concevait de l’amertume ; Henry, longtemps la vedette n°1 (après le retrait de Zidane), boudait parce qu’il n’était plus titulaire, mais il gardait un cercle d’influence, dans lequel se trouvaient Anelka, Abidal, Ribéry, etc… Mais pas Govou (ni les Lyonnais, Lloris, Toulalan), qui glisse, à propos de Domenech le Lyonnais : « Je lui reprocherais seulement de ne pas avoir donné les clés du camion aux bonnes personnes. »
Voilà qui en dit long : tout le monde ne pèse pas le même poids, dans un groupe de footballeurs, c’est ce qu’ont confirmé Valbuena (« Je n’ai pas de statut, rien. Je me fais emporter par le vent »), ou bien Ruffier (« Il y a des joueurs qui n’ont pas voulu faire ça. J’ai suivi le groupe parce que je venais d’arriver (le 17, deux jours plus tôt) et que ce n’était pas évident de faire quelque chose à côté. On ne se détache pas d’un groupe. ») Et Govou ? « Sur un groupe de 23, il y en a 10 qui disent oui, quelques-uns qui disent peut-être, et les autres, ils suivent. » On parie que Govou se situait dans le second cas ?
Une menace sur le match contre l’Afrique du Sud
Et le communiqué ? Toulalan en a assumé la paternité, tout en disant qu’il n’a pas été le seul à y travailler ; Govou a reconnu en avoir été, et il y a eu des réécritures, par des personnes extérieures au groupe. Mais, dans la mesure où Evra, le capitaine, n’a pas trop insisté pour le lire (« Si j’avais été le lire devant la presse, j’aurais eu l’air d’un grand imbécile »), on comprend que ce n’était pas son projet.
La grève a été le projet des cadres, le communiqué, celui d’un autre groupe : chacun des deux groupes a concédé à l’autre son projet. Ceux qui n’étaient pas chauds pour la grève ont accepté à condition qu’on lise le communiqué, et ceux qui n’en avaient rien à faire de ce communiqué, l’ont subi pour que tout le groupe suive… Evra a même révélé qu’à l’origine, la grève devait porter, non sur un entraînement que les joueurs croyaient à huis clos, comme tous les autres, donc sans répercussion médiatique, mais… sur le match contre l’Afrique du Sud, du moins comme menace (« Oui, j’ai évité la grève du match », dit-il en 2016).
Il a aussi révélé que les joueurs n’ont pris conscience qu’après leur décision que la séance d’entraînement était ouverte au public et aux journalistes, ce qui changeait tout ! Il semble donc qu’initialement, le projet était de ne pas bouger de l’hôtel… C’est ce que confirme Anelka, qui dit qu’Evra l’a appelé au téléphone au Cap, où il attendait son avion de retour, pour lui dire que, finalement, les joueurs sortiraient, pour aller signer des autographes aux enfants, mais qu’ensuite, ils remonteraient immédiatement dans le bus pour rentrer à l’hôtel en zappant la case entraînement.
Et c’est ce qui a fait tout la différence, car l’impact médiatique n’était pas le même !
Dernier point à évoquer. Au micro de Michel Denisot, Didier Deschamps a reconnu : « Sans trahir de secret, la veille, je savais qu’il allait se passer quelque chose. » Et, quand Denisot objecte : « Vous n’avez pu rien faire ? » Deschamps répond : « Non, de quel droit ? », ce qui signifie qu’il a voulu ne rien faire… Bien sûr, « se passer quelque chose » ne veut pas dire que Deschamps savait pour la grève, mais prouve que les fuites (toujours les « taupes » !) continuaient, et que d’autres devaient être informés, également.
Toulalan, qui se considère comme une victime, et a refusé toute sélection après 2010, lâche cette énigme, quand on lui reparle du fameux communiqué : « Si je donne un nom, ça fera du mal à cette personne ». « A ce point ? » lui tend-on la perche ; et il répond : « Ah ça, oui ! » Quel peut donc bien être ce nom ? Forcément celui d’une personne qui dispose d’un statut dans le football français ; le saura-t-on un jour, l’omerta sera-t-elle levée ?
Le mot de la fin pour Steve Mandanda : « On était persuadés de faire quelque chose de bien. » Et c’est là tout le malentendu. Pour les joueurs, Knysna était un acte de solidarité pour protester contre une injustice. Pour l’opinion publique, une trahison, une honte.