Cet article est publié dans le cadre de la série de l’été 2019, C’était l’Euro 1984
Le contexte
Gagner le premier match d’un tournoi, ça facilite la vie : ce n’était plus arrivé aux Bleus depuis 1958. Mais la victoire arrachée au Danemark ressemble à celle de Pyrrhus : avec deux défenseurs sur le flanc (Manuel Amoros, expulsé, est suspendu pour trois matchs et ne pourra revenir éventuellement qu’en finale et Yvon Le Roux est blessé au genou), Michel Hidalgo ne dispose plus que de cinq joueurs de champ sur le banc.
Les titularisations de Thierry Tusseau à gauche et de Jean-François Domergue dans l’axe semblent acquises, mais le sélectionneur va tenter autre chose : il place Domergue à gauche à la place d’Amoros, fait glisser Battiston dans l’axe aux côtés de Bossis, et descend Fernandez d’un cran pour occuper le flanc droit et s’occuper de Frankie Vercauteren. C’est donc une ligne défensive inédite et bricolée qui se présente sur la pelouse de la Beaujoire.
En réalité, Luis Fernandez jouera à hauteur du milieu de terrain, où est reconstitué pour la dernière fois le premier carré magique, celui de 1982 avec Tigana en sentinelle, Giresse à droite, Genghini à gauche et Platini en pointe. Devant, Six remplace Bellone et a pour mission de changer d’aile aussi souvent que possible. Cette option, suicidaire si les Belges ont le ballon, va au contraire donner lieu à ce qui est sans doute le plus beau match de l’histoire de l’équipe de France.
Côté belge, Guy Thys a fait confiance à l’équipe qui a battu la Yougoslavie 2-0. Mais si son secteur offensif est brillant, avec le trio Vandenbergh-Vercauteren-Scifo, sa défense est très inexpérimentée : les défenseurs Eric Gerets et Walter Meeuws, suspendus suite à l’affaire de corruption du Standard de Liège, sont absents, comme quatre autres cadres de l’équipe. La ligne arrière composée de De Wolf, Lambrichts, Grun et De Greef cumule 16 sélections. Ils vont boire la tasse.
Le match
D’entrée, le ton est donné : les Bleus qui jouent en blanc pour la seule fois de cet Euro sautent à la gorge des Rouges qui ne tiennent jamais le ballon. Après 50 secondes de jeu, Enzo Scifo se fait voler la balle dans les pieds avec autorité par Platini. Fernandez se retrouve sur l’aile gauche et Six a percuté dans la surface. Le centre est dégagé en mode panique en corner alors que Lacombe était au second poteau.
On ne joue pas encore la troisième minute et Platini est balancé dans le dos par Vandereycken à une trentaine de mètres des buts de Pfaff. Un peu trop loin ? Pas pour Battiston : Platini lui décale le ballon sur la droite et le défenseur bordelais arme une mine qui va fracasser la barre de Pfaff. Le ballon revient dans la surface, rebondit en lobant les joueurs du mur belge et Lacombe, mais Platini a senti le coup, contrôle du droit et frappe instantanément du gauche aux 16,50 m. Le ballon rentre à ras du poteau droit de Pfaff. On joue depuis 3 minutes et 20 secondes et les Bleus viennent d’assommer les Diables Rouges.
Les minutes suivantes confirment bien que l’équipe de France joue à trois derrière, Luis Fernandez se situant à hauteur de la ligne médiane et n’hésitant pas à se projeter vers l’avant. D’ailleurs, à la 6e, Giresse trouve encore Fernandez sur l’aile droite. Six profite d’une erreur de De Greef pour tenter de dribbler Pfaff, mais celui-ci s’en sort.
Jeu court, jeu long, transversales : tout y passe
Au milieu, Platini est libre de ses mouvements et peu combiner comme il veut avec Tigana, Giresse et Genghini, alors que devant, Lacombe et Six permutent sans arrêt. Dans ces conditions, tout marquage en individuelle est voué à l’échec : ça va trop vite. Jeu court, jeu long, transversales, tout y passe, et un une-deux laser entre Giresse et Platini est encore sauvé par Pfaff (10e) qui fait office de ligne de défense à lui tout seul.
A la 13e, Platini sur coup franc tente une louche par dessus le mur belge pour Genghini, un poil (de moustache) trop court. Dommage. Le long de la touche droite, celle qui est à l’ombre, Vercauteren et Fernandez se chauffent les chevilles. A la 17e, Giresse s’offre un petit pont sur Claessen qui hérite d’un carton jaune pour l’occasion.
Le deuxième quart d’heure est plutôt belge : Scifo tente de tenir un peu le ballon au milieu. A la 19e, premier embryon d’occasion avec une passe en profondeur de Vandereycken pour Vercauteren dans la surface, mais Bats avait bien lu la trajectoire et sort sans problème. Les Bleus sont en contrôle. Ils gèrent leur avance sans être vraiment inquiétés, et à la 20e Max Bossis qui joue à domicile s’offre une percée dans la surface dont le centre en retrait est dégagé en catastrophe devant Pfaff.
A la 23e, le danger se rapproche : un corner de Vercauteren traverse la défense française. Ceulemans reprend le ballon de la tête et Fernandez le dégage juste devant Bats. Les Bleus répondent par une démonstration de jeu en triangle Giresse-Lacombe-Genghini puis Platini-Tigana-Gengini-Platini qui ouvre sur Didier Six un peu court, mais la défense belge est à deux doigts de remettre Bernard Lacombe dans le coup.
Comme face au Danemark, c’est lui qui a le plus de mal à suivre le rythme. L’avant-centre bordelais perd nombre de ballons, en position d’attaque mais aussi dans son camp comme à la 27e où De Wolf lui prend dans les pieds et arme une frappe lourde qui ricoche sur le haut de la transversale de Bats. Chaude alerte ! Et ça continue à la 31e avec une autre grosse occasion belge suite à un jeu en triangle Grun-Scifo-Vercauteren côté droit et un centre qui trouve Vandenbergh au second poteau. La tête meurt dans le petit filet de Bats.
L’axe Fernandez-Six
Il est temps de remettre le pied sur le ballon et de sortir de la torpeur qui s’installe. A la 33e, Platini intercepte un ballon dans son camp. Il sert Giresse, lequel remet à Luis Fernandez sur le côté. Il s’appuie sur Six qui a permuté à droite, récupère le ballon, trouve Tigana dans l’axe qui n’est pas attaqué, s’avance, sert Giresse qui lui remet instantanément. A cet instant, Tigana peut servir Platini, juste à côté, ou Genghini ou Lacombe à gauche. Giresse en profite pour plonger dans le dos de la défense belge, Tigana lui offre un amour de passe en profondeur dans la surface. Pfaff sort, Giresse feinte la frappe et pique le ballon au-dessus du gardien belge. 2-0.
Le temps fort belge est passé et Scifo gâche un bon coup franc en le tirant directement au-dessus (35e) au lieu de chercher la tête de Grun dans la surface. Juste après, Michel Platini s’amuse : depuis le rond central il tente de battre Pfaff, avancé. Trop bas.
Après un petit festival le long de la touche côté gauche (Platini en position de défenseur, Bossis qui talonne pour Genghini, Tigana qui se paie un grand pont sur Grün), les Bleus portent l’estocade au terme d’une action collective de toute beauté qui désarticule la défense belge dans la profondeur d’abord (Fernandez pour Six) puis dans la largeur (Six qui centre au second poteau pour Giresse, qui remet le ballon au premier poteau pour Fernandez). Ça fait 3-0 et c’est la séquence souvenir, une parmi tant d’autres cet après-midi-là.
Que peuvent se dire les Diables Rouges à la mi-temps, avec un tel écart, par une forte chaleur et contre un adversaire euphorique ? Qu’il faut essayer de limiter la casse, sans doute, et que tout se jouera lors du troisième match contre le Danemark. Ludo Coeck remplace Vandereycken. De leur côté, les Bleus peuvent gérer tranquillement la deuxième période. Ça ne démarre logiquement pas très fort, mais Giresse, d’un centre du gauche, est tout près de trouver Lacombe dont la tête passe au-dessus (49e) dans la foulée, Scifo réussit un beau numéro de virtuose au milieu de trois Français, s’offre un petit pont sur Platini (sacrilège !) et voit Fernandez couper la trajectoire comme un avion et lancer le contre.
Tigana, sept ans avant la naissance de N’Golo Kanté
A la 52e, Scifo sort, remplacé par Verheyen. Ce n’était pas son jour. Quant à Pfaff, il a mis une casquette blanche sur la tête. A la 54e, Platini et Giresse combinent dans l’axe, le premier sert le second à l’entrée de la surface, Giresse feinte la frappe, sert Platini qui est semble-t-il accroché par Lambrichts. Fausse alerte.
Au milieu, Tigana, placé plus bas que d’habitude, ratisse un nombre incroyable de ballons, et ce avant même la naissance de N’Golo Kanté (en 1991). Mais il ne fait pas que ça, il oriente le jeu, trouve des angles de passe, accélère et ralentit. Max Bossis aussi est phénoménal, ne laisse pas un mètre à Ceulemans, Vandenbergh (complètement transparent) ou Claesen, annoncé comme une terreur offensive. Et n’hésite pas à se porter à l’attaque comme à la 65e où il se retrouve à l’aile gauche pour un centre-tir sans conséquence. Rocheteau remplace Lacombe et quelques secondes plus tard, sur une passe en cloche de Platini, il est devancé par Pfaff qui relâche le ballon mais le récupère aussitôt.
A la 69e, voici encore une action d’école qui part de Tigana pour Rocheteau à droite, qui remet à Giresse lequel change pour Six qui sert Tigana qui trouve Rocheteau à l’entrée de la surface. Ce dernier décale Giresse sur la gauche donc le centre en cloche cherche la tête du même Rocheteau au second poteau. Nouveau gros dévissage de cervicales pour la défense adverse… Côté belge, hormis un double tir de Claesen puis Coeck, bien capté par Bats (71e), on ne tente plus grand chose et on apprécie la moitié du terrain à l’ombre. Un coup franc à 25 mètres tiré par Vercauteren ne donne rien.
Platini, un pénalty comme une formalité
Comme ça fait maintenant bientôt une demi-heure qu’ils n’ont pas marqué, les Bleus mettent un petit coup d’accélérateur toujours depuis Tigana dans son camp qui casse les lignes et sert Giresse, qui écarte sur Six qui s’appuie sur Genghini lequel le sert instantanément. Six arrive lancé devant Pfaff qui sort les pieds en avant. Pénalty. Platini s’en charge et met le ballon au milieu froidement, comme une formalité (74e, 4-0). Ça commence à ressembler à une démonstration, et ce n’est pas fini. Pourquoi s’arrêter là ?
La fin de match tourne à la passe à dix. On voit par exemple Fernandez déborder sur l’aile gauche, Platini jouer libéro avec Bossis et Battiston devant lui dans le rond central ! Ce match est dingue. Allez, encore une part de dessert ? Six récupère à trente mètres pour Giresse qui sert Platini lequel lui remet instantanément de la tête dans la surface. Frappe croisée du droit, Pfaff détourne (84e). Le public nantais chante « On a gagné », ce qui est pour le moins un euphémisme. Bossis, lancé en profondeur par Platini d’une passe laser s’offre encore une escapade sur l’aile gauche, mais sa combinaison avec Rocheteau et Six n’aboutit pas (86e). Un tir de la pointe de Vandenbergh laisse passer un dernier (petit) frisson le long du poteau de Bats.
On joue la 88e et cet après-midi n’en finit plus pour les malheureux Belges. Giresse en passe trois en revue au milieu et sert Battiston qui combine avec Fernandez et Rocheteau sur la droite. Faute de De Greef entre le corner et la surface. Coup franc tiré par Giresse, un peu du même endroit que contre la RFA à Séville au début de la prolongation. Le ballon est déposé à la perfection sur la tête de Platini à hauteur du point de pénalty. Frappe décroisée, poteau rentrant, but (5-0, 90e). C’est le premier triplé de Platini en Bleu qui rejoint Just Fontaine au classement des buteurs (30), c’est la plus large victoire française contre la Belgique (encore aujourd’hui), le plus gros écart des Bleus en phase finale. Et le septième clean-sheet d’affilée pour Joël Bats (en neuf sélections).
La séquence souvenir
Il ne reste que quelques dizaines de secondes avant la mi-temps et les Belges n’en peuvent déjà plus. Mais ce n’est pas fini : l’action qui va plier définitivement le match part d’une transversale de De Greef pour Vercauteren, mal dosée. Fernandez récupère le ballon sur la ligne médiane le long de la touche et trouve très vite Six à droite à la limite du hors jeu dans le dos de la défense belge. Six entre dans la surface, efface Pfaff d’un crochet du gauche et centre du droit sur la ligne de sortie de but, au-delà du second poteau. Giresse est à la tombée, contrôle, lève les yeux et dépose un amour de ballon sur la tête de Fernandez seul au premier poteau sur la ligne des 5,50 mètres. La défense belge, complètement désarticulée, réclame un hors-jeu de Six, ou de Fernandez, ou une sortie de but sur le centre, ou n’importe quoi. Mais ça fait 3-0.
Le Bleu du match : Luis Fernandez
On aurait pu mettre la moitié de l’équipe dans cette rubrique, et en particulier, encore une fois, Alain Giresse ou bien un phénoménal Jean Tigana, sans même parler de Michel Platini et son triplé historique. Mais comme Giresse a déjà été nommé dans cette catégorie face au Danemark et qu’on reparlera des deux autres lors des deux matchs suivants, j’ai choisi Luis Fernandez.
Auteur du troisième but juste avant la mi-temps, celui qui plie définitivement le match, le milieu parisien s’est tiré à merveille du rôle hybride confié par Michel Hidalgo : jouer théoriquement arrière droit, mais en réalité milieu droit quasiment à la hauteur de Jean Tigana. Dans ce 3-5-2 très inhabituel en équipe de France, et avec devant lui trois milieux offensifs et deux attaquants, le récupérateur parisien apporte son punch et son agressivité dans les contacts (ce qui a manqué à Séville deux ans plus tôt).
Vercauteren se frotte à lui en début de match, et après on ne le voit quasiment plus, alors que Fernandez est partout, en défense, au milieu, en attaque où il combine avec Six quand ce dernier permute à droite. La rentrée de Thierry Tusseau en fin de rencontre lui permet de monter d’un cran, mais il s’est tellement déplacé sur la largeur et la profondeur du terrain que ça ne change rien.
L’adversaire à surveiller : Enzo Scifo
A dix-huit ans et trois mois, le prodige du football belge attire tous les regards. Avec Anderlecht, il a débuté en pro quelques mois auparavant et a joué une finale de coupe UEFA contre Tottenham. Naturalisé belge (ses parents sont italiens), il arrive en sélection juste avant l’Euro contre la Hongrie et joue son troisième match international face aux Bleus, après avoir brillé trois jours plus tôt contre la Yougoslavie.
Mais à Nantes, il est submergé d’entrée par les vagues blanches. Platini lui prend un ballon dans les pieds (et un petit coup au passage) juste après le coup d’envoi, histoire de lui montrer qui est le patron. Et hormis quelques combinaisons intéressantes lors du temps fort de la Belgique dans le deuxième quart d’heure, le gamin regarde passer les ballons autour de lui, guère aidé par un entrejeu belge qui prend le bouillon. Finalement, Guy Thys le sort sept minutes après le retour des vestiaires. Ce n’était pas un match pour lui, mais il aura le temps de briller, notamment lors des quatre Coupes du monde auxquelles il participera entre 1986 et 1998. Il se distinguera aussi dans le championnat de France, où il portera les couleurs de Bordeaux (un an), Auxerre (deux ans) et Monaco (quatre ans).
La petite phrase
Michel Hidalgo : « croire au rêve, c’est souvent le seul moyen d’installer la réalité. Nous sommes favoris du tournoi et nous avons un peu d’audace par rapport aux autres ». Juste un peu, alors, pour tester une organisation de jeu inédite avec cinq joueurs offensifs et trois défenseurs centraux contre un des principaux adversaires pour le titre, avec l’Allemagne.
La fin de l’histoire
Cette deuxième victoire consécutive (et la sixième depuis le début de l’année) qualifie donc les Bleus pour la demi-finale : c’est la première fois de leur histoire qu’ils gagnent leurs deux premiers matchs d’un tournoi. Mais ce n’est pas tout : l’ampleur du score et la démonstration de leur supériorité renforcent leur statut de favoris de la compétition. Sur la lancée du match de Nantes, l’équipe de France battra la Yougoslavie (3-2), sortira du piège portugais en demi-finale et remportera la finale dans la douleur.
Côté Belge, l’Euro tourne court. Obligés de l’emporter à Strasbourg contre le Danemark dont la différence de buts est meilleure (5-1 contre 2-5), les Diables rouges démarrent fort et mènent 2-0 après 39 minutes, mais Frank Arnesen réduit le score sur pénalty juste avant la mi-temps. Les vagues danoises déferlent sur le but de Pfaff, et une fois encore la défense belge craque sur deux buts de Brylle et d’Elkjaer Larsen (2-3).
Cette génération brillera encore en 1986 au Mexique en atteignant la demi-finale de la Coupe du monde, perdue contre l’Argentine sur un doublé de Diego Maradona (0-2). Elle échouera au pied du podium en perdant à nouveau contre la France après prolongations (2-4).