L’histoire d’un football national n’est évidemment qu’une part mineure de celle d’une nation, mais elle a cependant beaucoup à raconter. Et quand on en croise deux, et qu’elles sont entremêlées de façon inextricable depuis bientôt deux siècles, se révèle un paysage d’une richesse insoupçonnée. Dans Le football des immigrés, Stanislas Frenkiel relève brillamment un défi gigantesque : celui de raconter une histoire en partage, celle de la France et de l’Algérie via les centaines de footballeurs qui ont traversé la Méditerranée dans les deux sens, du Sud vers le Nord à partir des années 1930, et du Nord vers le Sud depuis la Guerre d’indépendance.
Pour cela, il lui a fallu du temps, de la patience et beaucoup de ténacité, autant de qualités indispensables à un historien qui travaille sur de la matière vivante. Car même si les pionniers d’avant-guerre ont disparu, ils sont encore nombreux à avoir vécu les années de la Guerre d’Algérie puis de l’Indépendance, de la construction d’une équipe nationale à l’affirmation sur la scène mondiale via la participation aux trois Coupes du monde 1982, 2010 et 2014 et les deux victoires en Coupe d’Afrique des Nations (1990 et 2019).
Le foot et l’Algérie, cela renvoie, selon les générations, à Rachid Mekhloufi et l’équipe du FLN, à Mustapha Dahleb, Rabah Madjer et Lakhdar Belloumi faisant plier la RFA un après-midi de juin à Gijon, au fiasco du France-Algérie d’octobre 2001, à la magnifique performance de Raïs M’Bolhi contre l’Allemagne à Porto Alegre en 2014 ou au triomphe au Caire face au Sénégal en 2019.
A la fin des années 1930, Ahmed Ben Bella à l’OM
Mais derrière ces arbres se cachent une forêt de trajectoires individuelles ou collectives, souvent marquées par la recherche d’un contrat professionnel et d’un avenir idéalisé en France, ou d’une reconnaissance au pays via un statut d’international. Mais avant l’Indépendance, il y avait l’équipe de France en ligne de mire pour les meilleurs joueurs algériens. Cette sélection en forme de creuset, cette « histoire en raccourci d’un siècle d’immigration », comme le dit Didier Braun.
L’équipe de France a d’abord accueilli ce qu’on appelait des Français d’Algérie, une trentaine jusqu’en 1959, de Serge « Sadi » Dastarac à Georges Lamia en passant par Félix Pozo, Ernest Liberati, Joseph Alcazar, Mario Zatelli, ou Célestin Oliver. Mais le tout premier footballeur algérien à porter le maillot tricolore, c’est Ali Benouna en 1936, suivi de près par Abdelkader Ben Bouali. Et pendant ce temps, le jeune Ahmed Ben Bella fait ses débuts (discrets) à l’OM. Un des nombreux exemples d’intersections entre la petite histoire du football et la grande des Nations.
L’hospitalité sincère des champions et la culture du secret
Avec sa soixantaine d’entretiens (d’une durée moyenne de trois heures, ce qui donne un aperçu de la quantité d’informations accumulées) et l’épluchage méthodique des archives de presse en France et en Algérie (ainsi qu’en Suisse, au siège de la FIFA), Stanislas Frenkiel réalise une prosopographie (comme l’a fait François da Rocha Carneiro pour sa thèse d’histoire consacrée à l’équipe de France), c’est-à-dire une biographie collective de ces footballeurs nés entre 1914 et 1985, issus de familles musulmanes et ayant tous joué dans le championnat de France de première ou deuxième division. « Ces joueurs constituent une élite, c’est-à-dire une minorité consciente de ses valeurs et de ses intérêts, facilement repérables sur la base exclusive de ses performances. »
Dans un souci constant d’accessibilité (le livre est d’ailleurs illustré de 70 photos, parfois inédites), l’auteur parsème le récit de ses périgrinations en Algérie, où il a passé quatre mois : « D’innombrables taxis collectifs sont empruntés vers Médéa, Mohammadia, Mostaganem, Oran, Saïda, Sétif et Tizi-Ouzou, donnant à cette recherche un inoubliable goût d’aventure initiatique, soumise aux galères. En terre étrangère, le manque de considération des officiels, les appels téléphoniques sans réponse et les rendez-vous non honorés suscitent l’inquiétude. Elle contraste avec l’hospsitalité sincère des champions. Il faut alors tenter d’apprivoiser la culture du secret comme mode de fonctionnement de la société algérienne. »
La Mercedes CLK 200 Kompressor de Madjer
Le récit de la rencontre avec la légende Rabah Madjer, fin juillet 2006 à Alger, est savoureux : « Un homme arrive dans une impressionnante Mercedes CLK 200 Kompressor [1]. C’est lui. Je monte. Il porte une chemise rose ouverte, une ceinture rouge tout comme son pantalon et des santiags. Ce célèbre footballeur africain a les cheveux mi-longs bien fixés en arrière sans oublier une chaîne, une montre, une bague en or et des lunettes blanches légèrement fumées. »
Au rayon légendes, il y a aussi un entretien très important (et dans un style beaucoup plus sobre), à Paris dans un café près de la Bastille, avec Rachid Mekhloufi. International français, star de Saint-Etienne, il avait fait partie de ceux qui avaient quitté clandestinement la France pour rejoindre l’équipe du FLN en avril 1958, juste avant la Coupe du monde en Suède qu’il aurait sans doute jouée. Son témoignage sur son arrivée en métropole, en août 1954, est étonnant : « Même s’il y avait quelques fachos, ils sont aussi d’une gentillesse extraordinaire par rapport à nos Français d’Algérie. Ils sont polis et m’appellent « Monsieur », ce qui n’arrive jamais en Algérie. Cette France est décontractée et fraternelle. » Comme quoi…
Le livre fait une large part au développement du football algérien après l’Indépendance, avec sa montée en puissance tout au long des années 1970 avec la prise en main de l’équipe militaire par Rachid Mekhloufi, qui va aboutir à l’exploit de 1982, et les arrivées progressives en équipe nationale des pros qui évoluent en France, comme Mustapha Dahleb (PSG), Nordine Kourichi (Bordeaux) ou Abdel Djaadaoui (Sochaux). A l’opposé, Farès Bousdira devient le premier Algérien depuis l’Indépendance à intégrer l’équipe de France de Michel Hidalgo en 1976, suivi d’Omar Sahnoun en 1977, fils de harki. L’après 1982 sera difficile à gérer avec les tensions grandissantes entre ceux contraints de rester au pays et ceux qui jouent en Europe et qui s’installent en sélection.
Les notes confidentielles des RG en septembre 2001
Il est aussi question, évidemment, du France-Algérie d’octobre 2001, auxquel Stanislas Frenkiel consacre un chapitre entier, intitulé « quarante ans d’arrêts de jeu », ce qui montre bien la dimension largement extra-sportive de l’événement. Il a recueilli plusieurs témoignages, dont celui du sociologue Mouloud Haddad, présent dans les tribunes, et les joueurs Rachid Djebaïli et Djamel Belmadi (auteur du seul but algérien, sur coup franc), lequel est devenu par la suite sélectionneur et a remporté la Coupe d’Afrique des Nations. Il rappelle aussi que des notes confidentielles des Renseignements généraux avaient prévenu du risque que la Marseillaise soit sifflée et que le terrain pouvait être envahi en cas d’affront au tableau d’affichage. Exactement ce qu’il s’est passé. « Le mythe de l’équipe de France « black-blanc-beur » s’effondre. Le football glorifié fut celui des publicitaires, non des citoyens […] La fable politique contemporaine accordant au sport un pouvoir intégrateur s’arrête net. »
Non content de faire ce travail de défrichage remarquable, Stanislas Frenkiel lance des pistes complémentaires pour l’avenir : les Européens d’Algérie, les migrations inversées des footballeurs binationaux et le devenir des joueurs algériens une fois leur carrière sportive terminée. Car, dit-il joliment, « l’histoire est une discipline cumulative, par essence inachevée. Si elle est sans doute une passion française, elle est aussi une science arabe. »