François da Rocha Carneiro : « le football est vraiment une culture, et elle est vraiment populaire »

Publié le 19 septembre 2024 - Bruno Colombari

Auteur du livre « Un peuple et son football » (éditions du Détour), l’historien François da Rocha Carneiro poursuit son travail de recherche entamé avec sa thèse consacrée à l’équipe de France. Il s’exprime ici sur les droits télé, Didier Roustan, les Bleus et la politique ou encore la chute de Bordeaux.

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Quatre événements récents et postérieurs à l’écriture du livre viennent interroger son propos. Le premier, c’est la demande médiatique faite aux Bleus de prendre position au moment des législatives, alors qu’ils étaient engagés dans l’Euro. Il y a eu des prises de position très prudentes et très formatées, hormis celles de Mbappé et de Marcus Thuram. Il était question d’un communiqué commun qui n’a jamais abouti. Parce que, comme disait Desailly en 2022, « les joueurs ne sont pas amenés à faire de la politique » ?

FRANÇOIS DA ROCHA CARNEIRO : De mon point de vue, ce qui est intéressant c’est pourquoi se sent-on obligé de leur demander une réaction ? Ce sont des personnalités publiques, mais leur champ d’action n’est pas celui de la politique. Il y avait cependant une possibilité de réagir liée à une situation politique exceptionnelle, avec le risque d’arrivée au pouvoir d’une majorité d’extrême-droite, qui n’est d’ailleurs pas écartée, loin de là. Et cette situation a pu inciter certains joueurs plus conscientisés que d’autres à réagir, parce qu’ils pourraient être visés par une politique qui s’appuierait sur un racisme militant.

Mais cette pression qu’on leur a mise alors qu’ils sont en pleine compétition, on ne l’a pas mise sur des chanteurs, par exemple, ou sur les athlètes olympiques qui se préparaient aux JO. Mais les footballeurs doivent montrer davantage de conscience, et qu’ils sont bien des citoyens français. Finalement, ce sont encore les idées de Le Pen qui ont marché.

Quand on voit la difficulté qu’ont pu avoir les représentants de quatre partis à trouver un terrain d’entente pour une coalition, on n’a pas à regretter qu’il n’y en ait pas eu, de la part d’une vingtaine de jeunes, chacun pouvant avoir des positions très différentes. On a sûrement aussi sifflé la fin de la récré à un moment donné, en leur disant : « vous êtes à l’Euro, vous ne faites pas de la politique. »

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Crédits : Stéphane Dubromel/Hans Lucas
Deuxième événement, le feuilleton à épisodes des droits télé pour la L1, qui débouche sur une offre, par la chaîne britannique DAZN, poussant les fans à lancer un mouvement de boycott. Et de mettre en place une stratégie de contournement plutôt efficace : piratage, écoute des matchs à la radio ou abonnement au stade. Que penses-tu de ce mouvement de rébellion des amateurs de foot ?

C’est une réaction certainement populaire face à l’ultralibéralisme en action dans le monde du foot. On est dans une bulle spéculative depuis des années, et cette bulle arrive à un tel degré de non-sens aujourd’hui. Elle est fondée sur le pire exemple européen, le modèle espagnol qui est en faillite avec un championnat construit sur du sable.

« A la radio, on nourrit par l’imagination une forme de romantisme du football que la télé nous fait perdre. »

Et ce moment arrive dans un moment particulier, qui est celui des JO. Aux JO, beaucoup de spectateurs ont découvert des sports aussi fascinants que le football, parfois beaucoup plus spectaculaires. Et le service public a peut-être sa carte à jouer en montrant les autres sports, comme le rugby à sept, très rapide et où il se passe beaucoup de choses. A la place des dirigeants de clubs de Ligue 1, je réfléchirais à deux fois avant de persister dans cette bulle spéculative-là.

Autre chose : ça fait du bien d’écouter des matchs à la radio. J’en écoute beaucoup, et je suis ami avec Xavier Monferran, de France Info. C’est bien souvent meilleur que l’image ! Quand on est supporter de foot, on est souvent frustré de ne voir qu’une toute petite partie du terrain à la télé. On ne voit rien en fait. A la radio, on nourrit par l’imagination une forme de romantisme du football que la télé nous fait perdre. Pour moi, une belle action ce n’est pas qu’un but, ce sur quoi se focalise la réalisation télé. C’est un tacle réussi, c’est un placement d’un milieu, ça va être Manu Koné contre la Belgique bien plus que Dembélé peut-être.

Troisième événement, l’effondrement des Girondins de Bordeaux. La sauvegarde du FC Sochaux en 2023, coulé par Peugeot puis par des actionnaires chinois, grâce à une mobilisation des supporters et des investisseurs locaux, préfigure-t-elle ce que pourrait être celle des Girondins de Bordeaux, relégué en National 2 après plusieurs années de gestion calamiteuse ?

Les Girondins ne seront pas le dernier club à s’effondrer, il y en aura d’autres. On est dans les limites là encore de la gestion ultra-libérale à ce qui était un football capitaliste. D’un football de chefs d’entreprises locales excessivement investis dans le club (Aulas ou Nicollin, ou Peugeot) à un gouvernement anonyme du football, des fonds de pension qui prennent le foot pour une valeur d’investissement et qui la jette dès qu’ils n’ont plus les moyens.

La reprise via les socios façon Sochaux est-elle l’avenir ? C’est l’un des avenirs possibles, mais est-il viable avec le très haut niveau ? Pas sûr du tout. Il y a la concurrence de l’élite européenne. C’est un écosystème qui ne peut plus fonctionner sur lui-même : on ne pourra pas attirer de grands joueurs en ayant des socios un peu partout. Ça ne suffira pas à sauver de grands clubs. Ça peut aller pour le National ou la Ligue 2, au maximum pour le bas de la Ligue 1.

Quatrième événement, le décès de Didier Roustan. Figure très populaire du foot à la télé, engagé auprès des joueurs, mais acteur du système médiatique pour de grands groupes (TF1, Canal +, L’Equipe). Etait-il une sorte de Thierry Roland de gauche, l’autre face de la médaille ?

Je parle de Didier dans le chapitre sur Thierry Roland justement. C’était un commentateur dont Thierry Roland disait qu’il n’était pas doué pour ça, et je ne suis pas d’accord. Mais ce n’est pas dans ce registre qu’il semble s’être le plus éclaté. Didier était de gauche, oui, je peux le certifier. C’était avant tout un amoureux du football, quelqu’un de très timide. L’image que j’en ai en tant que voisin, on a habité un temps la même rue, c’est de quelqu’un très doux, très timide, très discret, pas du tout une star médiatique. Populaire, je ne sais même pas s’il cherchait à l’être. Il vivait son football.

J’ai du mal à répondre à cette question, je n’ai pas le recul nécessaire. Plutôt que le présenter comme un présentateur de gauche, je le vois plutôt comme quelqu’un comme Antoine, ou Brel, qui prend le large, l’air du foot comme certains prennent l’air de l’océan. On ne se voyait plus depuis une douzaine d’années et on s’est croisés en avril dernier à la Part-Dieu, on allait prendre notre train. On était contents de se retrouver, on a discuté cinq minutes et les chemins se séparent de nouveau.

« Il est plus difficile de devenir joueur professionnel de football que d’entrer à Normale Sup. »

L’ascension sociale que tu évoques est-elle encore d’actualité aujourd’hui, quand des joueurs encore mineurs sont recrutés dans des grands clubs et gagnent très tôt des sommes considérables, ce qui n’est pas sans conséquence sur leur entourage et sur leur santé mentale ?

lls se retrouvent au milieu d’une bulle, et si ça ne marche pas, la bulle éclate en plein vol. C’est valable pour les joueurs qui sont repérés et payés très cher, mais aussi pour ceux qui entrent en centre de formation et qui font partie des 999 sur mille qui ne réussissent pas. Il faut lire la thèse de Hugo Juskowiak, sur la part de l’incertitude et de l’échec dans le parcours du footballeur.

L’ascenseur social existe encore. Même si le joueur de football n’est pas statistiquement issu majoritairement des quartiers les plus défavorisés des quartiers populaires, mais plutôt d’une petite classe moyenne, comme Mbappé, on a quand même des gars qui viennent de la très grande pauvreté. Ça reste quand même un vecteur d’ascension sociale. Mais, je le redis, il est plus difficile de devenir joueur professionnel de football que d’entrer à Normale Sup.

Un aspect qui traverse ton livre sans être traité spécifiquement dans un chapitre, c’est le lien entre le football et la politique, avec tout ce que ça peut comporter de récupération. Macron est très interventionniste, notamment auprès de Mbappé et Ruffin a été sanctionné en 2017 pour avoir porté le maillot d’un club amateur de la Somme à l’Assemblée nationale. Le foot peut-il devenir un enjeu politique ? Ou l’est-il déjà ?

Il l’est déjà, c’est le sport le plus populaire, suivi par des millions de personnes et des centaines de groupes différents. Parler aux footballeurs, c’est parler au monde du football. Mais la majorité de ce peuple n’est pas dupe face au football-washing. Ce n’est pas parce qu’on se présente en belle chemise blanche en train d’essuyer les larmes de Mbappé ou d’une judokate qui n’a pas la médaille d’or qu’on va rencontrer des succès électoraux. Tout le monde n’est pas le général De Gaulle.

En revanche, c’est différent sur la politique locale, sur l’engagement des collectivités territoriales qui peuvent s’apparenter à une forme de séduction par le football, de propagande au sens de publicité politique. L’exemple de Lens est très parlant. Pendant des décennies, le RC Lens est le club de la municipalité socialiste. Et ça permet de faire société. Je pense que le peuple du football peut se laisser séduire par ce clientélisme-là. On verra si Pierre Hurmic sera ou pas réélu maire de Bordeaux, s’il ne se montre pas attentif au sort des Girondins et surtout du stade. Il peut encore y avoir des relations ténues entre le foot et les politiques locales, via les stades, les subventions qu’on donne aux uns et pas aux autres.

Ruffin dans l’hémicycle, c’est de la politique locale, en tant que député de la Somme. C’est la part locale de la politique qui peut encore se vivre par le football.

« C’est le rôle de l’historien de déconstruire le mythe. »

Dans un chapitre consacré au RC Lens, tu démontes avec des éléments historiques précis le mythe du club populaire et du « meilleur public de France ». Mais le propre des mythes n’est-il pas d’être une construction historique ? Et si ce club est, en France, plus populaire que, mettons, le LOSC, est-il nécessaire que cette popularité s’appuie sur des données objectives ?

Je suis tout à fait d’accord. Je ne dis pas que ce n’est pas un vrai club populaire. C’en est un. Seulement, c’est une construction. C’est un mythe, et c’est le rôle de l’historien de démonter, de déconstruire le mythe. J’ai beaucoup de tendresse pour les supporters lensois. Ce chapitre, malgré le chambrage, car je suis supporter lillois, il faut le lire comme une défense des supporters lensois. Ils sont honnêtes, ils y croient. Mais ils sont l’objet d’une instrumentalisation de petits bourgeois. On a une bourgeoisie établie prête à payer très cher pour voir le peuple en animation, et elle est réelle. Mais c’est devenu un spectacle comme on va voir des fauves au zoo.

Ce « meilleur public de France », c’est aussi celui qui élit des députés RN au premier tour. Le livre a été écrit juste avant les législatives de 2024. Et le Nord a été le premier à voir se généraliser le vote populaire pour le RN. C’est le même peuple. Et ça ne retire rien aux supporters du RC Lens. C’est un vote que je combats, mais je ne les combats pas en tant que personnes.

Observe-t-on en France le même mouvement de gentrification des tribunes à l’œuvre en Angleterre généré par une augmentation forte du prix des billets, une hausse de la fréquentation de stades devenant quasiment des salles de spectacle et renvoyant les supporters de base devant leur télévision ?

Ce n’est pas la même chose qu’en Angleterre, sauf dans le cas parisien où il fallait régler le problème des ultras, par l’augmentation très forte des prix. Mais elle n’est pas systématique. A Lille, les tarifs pour les abonnés n’ont pas beaucoup augmenté, même si le passage à 18 clubs et à tarif constant a fait monter le prix par match joué à domicile, forcément. Je ne parlerai pas de gentrification, même si les places debout ont disparu dans les populaires. Je parlerais plutôt d’américanisation des stades. On va à la buvette, on achète des goodies, il y a des écrans géants. Ce qu’il n’y a pas encore, c’est la permanence du bruit : quand le ballon sort du terrain, on reste focalisé sur le jeu. Au basket, un arrêt de jeu entraîne immédiatement la musique à fond. Ça, on ne l’a pas encore.

« Des stades sont devenus des centres d’affaires, on y noue des contrats. »

Une bonne partie du public, nourri à la télécommande, vient pour voir des buts, sauf que dans un match de foot, il n’y en a pas beaucoup. Ils veulent du spectacle, et entre deux buts, il faut bien les occuper. D’autres aiment bien l’ambiance. Et il y a aussi des stades, en particulier à Pierre-Mauroy, qui sont devenus des centres d’affaires. A l’étage des VIP, il se noue des contrats. Le but assumé, c’est d’y faire des affaires.

Le peuple des populaires n’a pas disparu, il est toujours là, du moins s’il est abonné. Simplement, c’est plus difficile d’acheter une place au dernier moment. Ça existe encore au niveau amateur, plutôt. A Bonal (Sochaux), en National, il y a entre 7 et 10.000 personnes sur un stade qui en compte 18.000. Le reste du public viendra si le club remonte en Ligue 1, mais pas forcément pour voir du football.

Quand tu évoques l’homophobie dans le football, et « ses propos insupportablement insultants », inclues-tu les chants de supporters qui ont fait l’objet de polémiques récemment, lesquels supporters se défendent de toute homophobie en parlant d’humour et de culture du supportérisme ? Comment faire la part des choses ?

Il faut avoir le sens de l’histoire. Aujourd’hui, c’est de considérer que « enculé » est une insulte homophobe. Que des groupes de supporters ne le comprennent pas, c’est bien dommage. De même qu’il y a des choses qu’on ne peut plus dire à propos des femmes, et c’est tant mieux, il y a des mots qu’on ne peut plus lancer comme ça. Je ne comprends pas le débat de la part des supporters. On a plein d’autres insultes possibles ! Dirait-on que lancer des insultes simiesques, ce n’est pas raciste ? Non. Traiter un joueur de singe, c’est raciste. Traiter un joueur ou un arbitre d’enculé, c’est homophobe. Je suis féministe, je suis publié par une maison d’édition féministe, pour moi, il n’y a pas de débat et pas de place pour l’homophobie. Il faut une vraie politique d’éducation et de prévention, mais l’affichage de lutte contre l’homophobie par les instances un jour par an en mettant un brassard, c’est de la foutaise.

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François da Rocha Carneiro était l’invité de l’émission de France Inter Le téléphone sonne, animée par Fabienne Sintes, le lundi 16 septembre 2024 (cliquez sur l’image pour accéder au podcast).
En écrivant ce troisième livre, es-tu tombé sur des éléments qui mériteraient d’être développés spécifiquement, dans un prochain ouvrage ?

Il y en a beaucoup, et pas spécialement par moi. Un livre, c’est une façon d’ouvrir des portes et des fenêtres, pour que d’autres aillent par exemple fouiller la place de l’alcool dans le football. Pour moi c’est un des deux chapitres importants du livre, l’autre étant la construction du masculin populaire. Ce sont des dossiers de fond qu’il faudrait approfondir, peut-être par un colloque, ou par un ouvrage scientifique plus dense. J’explique que le football est vraiment une culture, qu’elle est vraiment populaire. Ce qui explique aussi son dénigrement par une élite établie.

C’est le rôle de l’historien, être un producteur de savoir, mais ce savoir, on ne le confisque pas. Au contraire, surtout dans un livre grand public comme ceux que publient les éditions du Détour. A vous de vous en servir. Faites-en ce que vous voulez.

pour finir...

François da Rocha Carneiro, Un peuple et son football, éditions du Détour. 206 pages, 19,90 euros.

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