Lire l’article consacré à son dernier livre :
Les Bleus et la Coupe : quatre épopées mondiales vues par un historien
Lors de la soutenance de ta thèse, en janvier 2019, tu disais qu’il restait à raconter une histoire de l’équipe de France par les matchs. Dans ce livre, tu t’en approches tout en faisant la mise au point sur une compétition, à savoir la Coupe du monde. Pourquoi ce choix ?
C’est un choix de l’éditeur. Après avoir entendu parler de ma thèse à l’occasion d’un passage à la radio, La marche de l’histoire de Jean Lebrun sur France Inter [1]. Les Editions du détour m’ont contacté et m’ont demandé, après avoir lu ma thèse, d’écrire sur ces quatre Coupes du monde qui sont des temps marquants dans l’imaginaire collectif. Ça s’est construit comme ça. Pour faire l’histoire des matchs, je les place à l’intérieur d’une compétition, mais ce n’est pas encore une histoire de France par les matchs. C’est une histoire de l’équipe de France dans quatre compétitions différentes. Ça permet de faire un tableau du football français et du rapport de la France à son football et à ses footballeurs à un moment donné.
Une histoire de France par les matchs, ça prendrait quelle forme ? C’est déjà défini pour toi, ou ça reste à construire ?
C’est en cours de réflexion, mais ça reste à construire. Une histoire de France par les matchs aurait l’objectif de dresser un tableau du rapport d’un pays à son football, de l’intégration de ce sport dans l’histoire de son pays, mais en même temps, de raconter l’histoire de France en utilisant le match comme outil, comme une bande-son. Là ce serait une bande-foot.
On pourrait voir l’évolution du sport français et du foot français, mais aussi l’évolution du pays lui-même, son intégration dans une mondialisation accrue, le rythme des deux guerres, l’idée de professionnalisation, un métier qui se construit, qui passe par des conventions collectives,de mouvement de contestation des années soixante… Il y a beaucoup de choses à dire sur un pays en prenant l’exemple du football et des matchs internationaux.
Le plus étonnant à la lecture de ce livre, ce sont les parallèles qu’on peut tracer entre ces quatre époques. L’environnement médiatique, par exemple, qui semble systématiquement miser sur un échec, certes plus probable qu’un titre… Ces parallèles, tu les avais en tête avant d’écrire où ils sont apparus en travaillant dessus ?
L’un des plans que j’avais proposés à l’éditeur au moment de la commande était un plan thématique. L’idée, c’était de voir de manière systématique comment se préparait une Coupe du monde, comment elle se vivait par les matchs, par les joueurs, le groupe, comment elle pouvait s’interpréter. En sous partie, il y avait donc 1958, 1982, 1998 et 2018. L’éditeur a préféré l’autre plan, à savoir décrire chaque Coupe du monde systématiquement, et à l’intérieur de chacune, j’ai repris ces quatre parties.
Pour ce qui est de l’échec prévisible, dans certains cas c’est une construction médiatique : je pense à 1998 et 2018. En 2018, il y a une incertitude, les médias n’osent pas croire sérieusement dans les possibilités de victoire. En 1998, L’Equipe s’est autopersuadée de l’échec annoncé d’Aimé Jacquet, plus que de son groupe d’ailleurs. En 1958, l’expérience passée justifiait les doutes du moment, c’était le résultat d’années assez molles de l’équipe de France, avec un gros échec en 1954. Et s’il n’y avait pas eu le renoncement de 1950, on allait aussi probablement à l’échec.
Même chose avec le rôle, pas vraiment bienveillant, joué par les anciens, que ce soit en 58 avec Hanot ou en 82 avec Kopa, ou Dugarry en 2018… Comment expliquer cela ? De la jalousie ? Un effet générationnel ? L’influence des réseaux ?
Chaque cas est très différent. En 1958, Gabriel Hanot est l’un des principaux journalistes sportifs, fondateur de l’association des entraîneurs français, et l’adversaire déclaré du sélectionneur Paul Nicolas. C’est très dur pour lui d’accepter que le plan de Nicolas fonctionne. La personnalité de Gabriel Hanot est majeure. J’ose espérer qu’un jour on publiera ses oeuvres complètes, mais il faudrait un travail d’équipe, en mobilisant une vingtaine d’historiens dessus.
« On a peut-être du mal à admettre qu’un gamin de vingt ans puisse avoir raison. »
Kopa et Fontaine en 1982 ? Il peut y avoir la peur de perdre la gloire... Peut-être aussi l’expertise, l’envie de s’imposer comme expert par l’expérience… Il peut y avoir un doute à l’égard de l’équipe d’Hidalgo et du talent de Platini, notamment du côté de Kopa. Ce dernier l’avait lui-même subi avec Lucien Gamblin. Mais c’est aussi un tort qu’on peut avoir quand on atteint un certain âge, comme le mien, pour tout dire. On a peut-être du mal à admettre qu’un gamin de vingt ans puisse avoir raison.
Pour ce qui concerne Dugarry, la situation est proche de celle d’Hanot, sinon que Dugarry n’a pas du tout la dimension journalistique d’Hanot. Le premier est un animateur, le deuxième un maître du journalisme sportif, c’est très différent. Mais il y a peut-être une forme de jalousie. Hanot était l’adversaire d’un successeur direct, il quitte la sélection au moment ou Paul Nicolas y entre, alors que Dugarry et Deschamps étaient partenaires. Ils sont ensemble champions du monde.
D’où vient cette opposition ? Il y a quelque chose de trouble autour de Zinédine Zidane. Dugarry est son ami, mais Deschamps et Zidane ne semblent pas s’entendre si mal que ça. En 2018, il y a une pression médiatique avant la Coupe du monde. Manque de chance pour Dugarry, Deschamps réussit, et Zidane ne semble pas désavouer Deschamps, à quelque moment que ce soit. Cette opposition Dugarry-Deschamps, elle a sans doute à voir avec la personne de Zidane, qui probablement n’a rien fait pour.
La victoire de 2018 est arrivée alors même qu’étaient célébrés dans les médias les vingt ans du premier titre, celui de 1998. Finalement, hormis 1982 qui est décalé de quatre ans, cet intervalle de 20 ans semble être pertinent, une sorte de cycle comme il en existe en économie…
Non, ce n’est pas du tout pertinent. C’est le hasard. Il faudrait projeter ça sur le siècle suivant, on verra. L’équipe championne du monde de 1998, on la retrouve en 2006, en partie, et c’est une finale. Sont intervenues des guerres, d’où la naissance de la fédération, d’où le creux des années 40… Peut-être qu’en 1942 ou en 1946 on aurait gagner une Coupe du monde, on fait une très belle saison cette année-là.
« On est très prudents, en tant qu’historiens, sur l’idée de cycles. »
Les grosses équipes nationales comme l’Allemagne, l’Italie, le Brésil, celles qui sont régulièrement finalistes et qui gagnent souvent, ne fonctionnent-elles pas par cycles, ce qui serait la marque des grands ?
Des cycles, c’est possible. Des cycles réguliers, non. Ça dépend du grand joueur du moment, s’il est mis en valeur, s’il est servi par une équipe… Il y a plusieurs conditions, il faut un groupe en train de se construire. On est très prudents, en tant qu’historiens, sur l’idée de cycles. Il y a des hauts et des bas, mais pour autant, faut-il parler de cycles ? L’avenir me donnera peut-être tort. On aura peut-être une superbe victoire en Coupe du monde en 2038, peut-être qu’on l’aura en 2022.
Dans un tournoi qui dure un mois, auquel il faut ajouter les semaines de préparation, le rôle du sélectionneur semble déterminant. Batteux, Hidalgo, Jacquet et Deschamps avaient quoi de plus que les autres ?
En 1958, la personne fondamentale c’est Paul Nicolas, pas Albert Batteux. Qu’ont-ils de plus ? Pour certains, un charisme, enfin surtout pour Nicolas, peut-être moins les autres. Ce sont des coachs à qui le groupe doit d’exister. Des joueurs n’auraient jamais été sélectionnés si ce n’avait pas été Jacquet, Hidalgo ou Deschamps. Un sélectionneur, c’est fait pour sélectionner. Jacquet et Deschamps ont su écarter les meilleurs joueurs du moment. Dès lors, ceux qui sont retenus savent que le sélectionneur privilégie le groupe et non le seul talent individuel.
« Deschamps et Jacquet fondent leur management sur la priorité donnée au groupe. »
Comme autres qualités du sélectionneur, il peut y avoir le palmarès, des titres qui flambent, comme pour Deschamps. Hidalgo, lui, incarne une synthèse entre tous les courants du foot français des années 60-70. Il a été adjoint de deux sélectionneurs, fidèle à la fédération, mais aussi un représentant des joueurs par l’UNFP. Il a porté le dossier du contrat à temps, ce n’est pas rien. Deschamps et Jacquet sont plutôt des hommes d’expérimentation, fondant leur management sur la priorité donnée au groupe.
Tu dis dans le livre que la demi-finale de l’Euro 1996 est un tournant dans l’histoire du football français. Peux-tu revenir sur ce point ?
Parce que l’équipe de France devient un sujet pour le politique. Ce n’est plus seulement du sport. Jusqu’alors le politique pouvait bien récupérer ou accompagner l’équipe de France, mais ça n’allait pas au-delà. C’est en ça que c’est un tournant, dans l’extrasportif.
Aujourd’hui, on regarde les avant-matchs et on est choqué si un joueur ne chante pas la Marseillaise. Jusqu’au milieu des années 1990, cette question ne se pose pas, la quasi-totalité des joueurs sont bouche close pendant les hymnes. Encore aujourd’hui, quand on regarde l’équipe de France d’équitation aux Jeux olympiques de 2016, sur les quatre cavaliers titrés, trois ne chantent pas la Marseillaise. Je n’ai pas entendu parler de scandale à leur propos. Serait-ce parce qu’ils n’ont pas les mêmes origines socio-ethniques que les joueurs de l’équipe de France de football ?
Avec le recul, sur ces quatre compétitions qui ont en commun d’avoir vu l’équipe de France aller plus loin que prévu, quels sont les leviers qui ont permis les bons résultats ?
C’est d’abord la construction du groupe par le sélectionneur. Quand tout se passe très bien dans une phase finale, il y a dix à douze heures de jeu sur le terrain, sur une période de deux mois de vie commune. Ça fait une demi-journée sur soixante jours. Il vaut mieux que ça se passe bien pendant les cinquante-neuf autres. On n’en tient pas compte quand on critique les choix d’un sélectionneur.
« Le match le plus important en 2018 à mes yeux, c’est celui contre le Danemark. »
Le deuxième, c’est le fait de jeu : la victoire entraîne la bonne ambiance. Troisième levier la gestion et la qualité du banc, c’est essentiel. En 2018, Rami aurait assuré s’il avait dû entrer sur le terrain. Il a eu de très bons matchs en équipe de France. C’était un joueur clé de ce succès : ancien, sans aucune chance d’être sur le terrain, montrant son professionnalisme en s’entraînant scrupuleusement et mettant l’ambiance.
Le troisième match est très important aussi comme levier. Le match le plus important en 2018 à mes yeux, c’est celui contre le Danemark. Ça garantit la première place du groupe, obtenue avec des remplaçants qui ne bouderont pas sur le banc, mais ne livrant pas une prestation assez brillante ce jour-là pour contester les titulaires. On a le match parfait. On voit le résultat pour ceux qui n’ont pas tourné lors de ce troisième match, comme N’Golo Kanté qui a raté la finale.
Pourtant ce match a été attaqué très violemment par les médias, qui disaient que c’était une honte de jouer aussi mal, mais aussi par le public qui avait payé très cher pour faire le déplacement et assister à un seul match de Coupe du monde. On peut les comprendre…
C’est l’effet pervers du présentisme. Le football nous est exposé sous la forme du plus beau but marqué et on oublie tout le reste. Quand on regarde beaucoup de matchs ou qu’on est supporter d’une équipe, on est obligé d’accepter des matchs de piètre qualité, tactiques, fermés. Mais c’est aussi ça le football. C’est aussi la fermeture d’un jeu, c’est très stratégique.
A contrario, serait-il possible de voir venir, quelques mois avant une compétition, les prémices d’un échec probable, avec des tensions dans le groupe, un sélectionneur en difficulté, ou une sénatorisation des cadres ?
C’est ce que L’Equipe a voulu voir avec Jacquet, ça n’a pas marché. Ce n’est pas possible car il faut vivre le mois de préparation pour savoir ce qu’est le groupe, l’alchimie se fait par le contexte du moment, par l’enjeu… Ce n’est pas possible de prévoir ça. En 2002, il suffit que ça se passe bien contre le Sénégal pour qu’on dise que Lemerre avait raison de faire confiance aux cadres. Un but marqué à la troisième minute change complètement le match, et la suite de la compétition aussi.
« Soit on opte pour une lecture hygiéniste qui donne naissance à la VAR, soit on accepte le football tel qu’il est. »
Dans quelle mesure peut-on tirer des enseignements sur l’itinéraire d’une équipe nationale à l’échelle d’une compétition comme la Coupe du monde, alors que celui-ci dépend de facteurs imprévisibles comme la chance ou la malchance ?
J’évite les notions de chance et de malchance, comme les erreurs d’arbitrage. Il y a des faits de jeu. Ça fait partie du jeu de marquer ou pas, de mettre la balle sur le poteau, d’avoir une décision défavorable de l’arbitre… Ça reste un jeu. Bien sûr qu’il y a des enjeux économiques et médiatiques tellement forts qu’on aimerait que le jeu soit pur, mais il n’est plus jeu dans ce cas. Soit on opte pour une lecture hygiéniste qui donne naissance à la VAR et qui ne marche pas, soit on accepte le football tel qu’il est. C’est pour ça qu’on aime ce jeu, on peut tricher un peu de temps en temps, on peut pester parce qu’on n’a pas marqué alors que l’action était magnifique, mais c’est comme ça.
Quels sont les projets en lien avec l’équipe de France sur lesquels tu travailles ? Une version plus courte de la thèse ? D’autres livres comme celui-ci ? Le sujet est à peu près inépuisable...
La thèse, il faut que je la réécrive. Passer mes 750 pages de texte et 300 pages d’annexe en 350 pages, ça nécessite une réécriture quasiment complète. J’espère que ce sera à l’horizon 2022 pour Artois Presses Université. Il y a d’autres projets, mais rien n’est signé. Il y a toujours l’idée d’une histoire de France par les matchs, d’un travail sur des sources de presse en mettant en lumière des vies oubliées d’internationaux. L’idée serait de partir de la source, d’une évocation dans un journal et de retracer le parcours d’un joueur. Je voudrais montrer que l’équipe de France est une dévoreuse d’hommes, comme je le dis en conclusion du livre. Je voudrais travailler sur cette armée des ombres.
J’ai aussi des projets dans un cadre plus scientifique. Je prépare une intervention pour les Carrefours d’histoire du sport [2] sur la méthode prosopographique, à l’université d’Artois. Aux Rendez-vous de l’histoire de Blois [3], je vais proposer quelque chose sur les capitaines de l’équipe de France, car le thème de l’année c’est « gouverner ». Donc, je vais donner l’exemple d’un gouvernement par les pairs, le capitanat. Je dois aussi finir un article scientifique sur Raymond Dubly, pour revenir un peu sur les fantasmes et réalités de l’amateurisme. J’ai aussi le projet d’un article sur l’élitisme. L’équipe de France, est-ce une élite ?