Le jour où l’équipe de France est devenue un sujet de thèse

Publié le 28 janvier 2019 - Bruno Colombari

Six mois après son deuxième titre mondial, l’équipe de France a fait l’objet d’une thèse de doctorat, présentée par François da Rocha Carneiro à l’université d’Artois. La toute première du genre : impossible de manquer ça !

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Des livres sur les Bleus, il y en a eu des centaines. Le deuxième titre mondial de 2018 a contribué à surélever la pile [1], mais avant, entre les biographies de joueurs, les albums post tournois ou les révélations sur les heures sombres, il y avait déjà de quoi remplir plusieurs pans de mur. Mais côté études universitaires, c’était beaucoup plus clairsemé. Le sport en général et le football en particulier, et à l’intérieur de ce dernier, l’équipe nationale, ne semblait pas être un sujet suffisamment intéressant pour justifier d’y consacrer un travail de recherche.

C’est alors qu’arrive François da Rocha Carneiro. Les habitués de Chroniques bleues ont déjà vu ce nom quelque part ici, et pour cause : depuis mars 2018, je pratique sur lui un marquage en individuelle en mode Claudio Gentile sur Diego Maradona. Il faut dire que le professeur d’histoire-géo du lycée Jean-Moulin à Roubaix a tout fait pour attirer l’attention de Chroniques bleues : en publiant une photo de sa bibliothèque dans laquelle la tranche rouge du Dico des Bleus est aussi visible qu’un camion de pompiers, et surtout en annonçant qu’il travaillait sur une thèse intitulée Les joueurs de l’équipe de France de football, construction d’une élite sportive (1904-2012).

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Publication prévue courant 2019

En novembre dernier, une fois son travail achevé (756 pages de textes et 353 pages d’annexes), François da Rocha Carneiro a accepté de répondre à mes questions, histoire de calmer mon impatience à lire cette thèse qui ne sera accessible que dans le courant de 2019 en ligne, et sous forme d’un livre en presse universitaire. Le résultat, c’est une interview en forme de machine à remonter le temps, sûrement la plus fine publiée sur ce site.

Une fois connue la date de la soutenance, il ne me restait plus qu’à acheter les billets de train, poser trois jours de congés et embarquer pour ce Nord lointain, berceau (avec le bassin parisien) des toutes premières équipes de France. En embarquant au passage Matthieu Delahais, initiateur du Dico des Bleus et hôte attentionné (merci à lui) de cette escapade lilloise.

« Il y a eu assez peu de travaux académiques sur l’équipe de France », précise François da Rocha Carneiro en introduction. « En revanche, les journalistes se sont intéressés à cet objet depuis 1925 et un article du Miroir des sports intitulé « ce que sont devenus nos champions » jusqu’à la deuxième édition toute récente du Dico des Bleus ». Après deux minutes, autant dire d’entrée de jeu, le score était déjà ouvert. Etre cité en soutenance de thèse dans l’amphithéâtre François-Sys de l’université d’Artois à Arras, rien que cela valait le déplacement. Mais ce n’était que le début.

François da Rocha Carneiro (à gauche) à Arras avec Olivier Chovaux et Marion Fontaine, membres du jury.
François da Rocha Carneiro (à gauche) à Arras avec Olivier Chovaux et Marion Fontaine, membres du jury.

La méthode prosopographique

« C’est un terrain vierge de recherche qu’il nous appartenait de défricher, et nous avons choisi pour cela de l’étudier à ras du sol. » Ce qu’on appelle une méthode prosopographique. Et oui, il y a plus de chance d’apprendre des mots nouveaux en soutenance de thèse qu’en écoutant RMC Sports. La prosopographie, c’est l’étude d’un milieu social par le classement des personnes qui le composent. En l’occurrence, les joueurs de l’équipe de France, afin de définir ce qui les rassemble et s’ils forment une élite sportive.

« Il ne suffit pas de savoir quel joueur a disputé un match de l’équipe de France, mais de découvrir qui se cache derrière ce joueur. Et pour cela, les sources d’état-civil ont été un précieux secours pour tracer l’homme derrière le joueur ». L’apprenti médiéviste qu’était initialement François da Rocha Carneiro, rappelle que « les femmes et les hommes du Moyen-Age ont un immense avantage sur nos contemporains, c’est qu’ils sont morts ! On n’a pas besoin d’aller les interroger. » Il lui a fallu s’initier à l’histoire orale, et « se saisir du vivant, pour aller au plus près du terrain ».

Dépasser le syndrome de l’imposteur

Pas facile de recueillir des témoignages d’anciens joueurs (je peux en témoigner) : « il faut dépasser le syndrome de l’imposteur. Comment leur faire comprendre qu’au-delà de l’émotion du petit garçon face aux héros de son enfance, il y a la volonté d’un vrai travail scientifique ? » Il y a l’idéal, les listes que l’on dresse de personnes à interroger, et la réalité, avec laquelle il s’agit de composer.

«  Il faut faire le deuil de certains angles, de certaines périodes. La priorité a été donnée aux archives parisiennes et nordistes. Il faut accepter que certaines sources soient moins interrogées car moins faciles d’accès. »

Même chose pour les limites temporelles de la thèse : 1904 évidemment, puisque c’est la date du tout premier match de l’équipe de France (le 1er mai à Bruxelles contre la Belgique) et accessoirement la création de la FIFA, mais pourquoi 2012, qui ne marque aucune balise déterminante sinon la fin du mandat de Laurent Blanc ? « Nous nous sont arrêtés à l’Euro 2012 parce que c’est la dernière compétition internationale de l’inscription en thèse. »

Là aussi, ça peut être frustrant, tant la période 2012-2018, celle de Didier Deschamps sélectionneur, aura été riche et dense : dans la période actuelle, les compteurs tournent très vite. En six ans et demi, les Bleus ont disputé 89 matchs, et 44 nouveaux joueurs ont fait leurs débuts en sélection. Mais il fallait bien poser une date finale. Va donc pour juillet 2012.

Pourquoi Gérard Isbecque a renoncé aux JO de 1924

« Nous avons traité trois temporalités : le siècle, la génération, le match. Le passage en équipe de France est replacé au sein d’une carrière sportive et d’une vie plus large ». François da Rocha Carneiro cite ainsi l’exemple de Gérard Isbecque en 1923-1924, qui renonce aux Jeux olympiques de Paris pour soutenir sa thèse de médecine et qui abandonne l’équipe de France pour ne pas s’éloigner de ses patients. Et voilà comment, un joueur parmi 905 autres, et loin d’être le plus connu, cesse d’être une ligne dans un tableau pour devenir un homme singulier.

Au delà des individus, il y a bien sûr les générations : « Elles constituent un moyen de saisir sur le temps long la construction de l’élite sportive. On suppose qu’un groupe de joueurs appartenant plus ou moins à une même classe d’âge et sélectionnés dans une même période appartiennent de fait à une même génération. Ce sont des situations de générations comme pour Mai 68, dans lesquelles les joueurs les plus en vue comme les éphémères participent à une quête sportive partagée. »

L’équipe de France, dévoreuse d’hommes

Mais bien sûr, l’histoire de l’équipe de France ne saurait se résumer à une cinquantaine de grands noms que les magazines s’acharnent régulièrement à classer selon des critères plus ou moins obscurs. En bon historien, François da Rocha Carneiro accorde autant d’importance, sinon plus, aux oubliés :

« Derrière les joueurs les plus en vue se cache une véritable armée des ombres. Plus de la moitié des internationaux ont disputé qu’au maximum cinq matchs en sélection. L’équipe de France apparaît comme une dévoreuse d’hommes. A peine envisagés, à peine essayés, déjà écartés. Il faut pourtant s’intéresser aux éphémères autant qu’aux cadres. »

Le troisième temporalité, c’est le match, avec son dispositif théâtral et son unité de lieu, de temps et d’espace. « Ce temps caractérise le jeu, c’est le temps de l’histoire au ras du sol. C’est un exercice difficile, car le piège serait de faire une histoire par l’événement. Le match est un document qui livre sa part d’information. L’idée est de rendre possible l’histoire de l’équipe de France par ses matchs et non plus seulement par ses hommes. »

L’élite du football français

Et pourtant, la sélection est tout sauf un dispositif égalitaire : à la différence d’un club qui compte une vingtaine de joueurs parmi lesquels sont extraits les titulaires, une équipe nationale constitue l’élite du football de son pays :

« Elite vient du latin electus, élu, choisi, sélectionné. Nous considérons que le groupe est en soi élite, comme chacun de ses membres : la quête permanente de la meilleure équipe de footballeurs français du moment. »

Parce qu’il est conscient que son travail, même s’il fera date, est plus un point de départ qu’un aboutissement, François da Rocha Carneiro ouvre en conclusion de son intervention plusieurs champs possibles : « J’ai un un regret, celui de n’avoir pas avoir suffisamment fouillé les matchs. C’est la première piste : écrire une histoire de l’équipe de France par ses matchs. On pourrait aussi imaginer des comparaisons avec d’autres équipes nationales de football, ou avec d’autres footballs, que ce soit par le type de jeu, je pense au futsal, ou par le genre, je pense au football féminin. » A quelques mois d’une Coupe du monde féminine organisée pour la première fois en France et pour laquelle les Bleues de Corinne Diacre font figure de favorites, c’est en effet bien vu.

Et comme décidément le football mène à tout, « on termine par l’expression d’un rêve. Depuis quelques années fleurissent des histoires mondiales ou populaires de la France. Nous espérons que ce travail réalisé participe à la construction d’une histoire de la France par le football. »

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A l’unanimité du jury

Si le jury a souligné la très grande qualité du travail de François da Rocha Carneiro, et notamment « son écriture exigeante, accessible, faite d’émotion » selon Olivier Chovaux, directeur de thèse (Université d’Artois), il a aussi insisté sur le fait que ce travail ouvre quantité de pistes. Marion Fontaine, membre du jury (maîtresse de conférence à l’université d’Avignon), a ainsi souligné que cette thèse « est un merveilleux travail, et un point de départ pour les vingt années qui viennent. »

Pour elle, « l’historien répare le sentiment d’oubli par la collecte des témoignages » au sein « d’une élite à la fois visible et opaque. » Elle a souligné le fait que dès le début, les médias sont acteurs du spectacle sportif, et que la télévision marque une rupture. Enfin, elle s’est interrogée sur le poids des logiques familiales, l’existence d’une identité collective ou de l’enjeu politique que devient le football à partir des années 80.

Didier Rey (Université de Corse), qui n’a pas caché sa préférence pour les Bleus de la Squadra Azzura (nul n’est parfait), a apprécié « une histoire incarnée, faite de sang, de sueur et de larmes, avec des entretiens en annexe très émouvants ». Il s’est interrogé sur le fait que l’équipe de France fasse l’unanimité ou pas auprès des amateurs de foot, et sur l’existence de dissidences au sein de ceux-ci : « Qui soutient les Bleus, vraiment ? ».

En tout cas, il n’a pas fallu plus d’un quart d’heure de délibération au jury pour décerner à François da Rocha Carneiro le titre de docteur en histoire contemporaine, à l’unanimité. C’est tout juste s’il n’a pas eu droit à une ola en prime. Inutile de dire que les regards de tous ceux qui y ont assisté étaient braqués sur les quatre volumes posés sur la table, avec une furieuse envie de les embarquer discrètement, à la fois ravis et frustrés, un peu comme des cinéphiles découvrant une bande-annonce très prometteuse et écoutant des critiques disant le plus grand bien du film. Il faudra attendre quelques mois pour que cette thèse soit consultable en ligne, et sans doute un peu plus pour qu’elle soit publiée, dans une version courte, par des presses universitaires. J’en reparlerai à cet moment-là.

[1Y compris avec le Dico des Bleus, que j’ai coécrit avec Matthieu Delahais et Alain Dautel aux éditions Marabout.

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