Les deux frères Denis, nés à La Gorgue (Nord), Julien le 20 mars 1886, Victor le 12 janvier 1889, présentent la particularité de se partager une de leurs rares sélections, le 10 mai 1908 à Rotterdam, contre la Hollande (1-4) !
En effet, Julien Denis, déjà appelé contre l’Angleterre en mars, a cédé sa place à son frère Victor à la mi-temps du match ; on lit dans L’Auto : « Denis est blessé, très sportivement le capitaine hollandais (Hejting) offre à Royet (le capitaine français) de faire jouer un remplaçant, c’est Victor Denis qui remplace son frère. » Rappelons que les remplacements sont conditionnés par un accord entre les capitaines, à l’époque, qui sont tout-puissants. Ils ne sont pas explicitement interdits : le règlement stipule juste qu’il ne peut y avoir plus de 11 joueurs dans la même équipe, mais néglige de préciser s’il s’agit des 11 mêmes ! Il est donc loisible, en cas de blessure uniquement, de procéder à un changement, sur accord du capitaine adverse mais c’est rare, et uniquement en match amical, sans enjeu.
Un aveu quarante ans plus tard
Le problème, c’est le mensonge, qui est gênant quand on considère le fair-play du capitaine hollandais. Julien Denis a simulé une blessure, abusant à la fois son propre capitaine, Marius Royet, qui n’aurait certainement pas accepté de plaider pour un remplacement de pur caprice en mentant à Karel Hejting, et ce dernier. On ne l’aurait jamais su, d’ailleurs, si Victor Denis n’avait fini par l’avouer 40 ans plus tard, dans France-Football, le 26 avril 1949, à l’occasion d’un autre match France-Hollande, disputé lui aussi à Rotterdam, et qui s’est terminé, coïncidence supplémentaire, par le même score (1-4) !
Victor et Julien Denis (photos La Vie sportive du Nord et du Pas-de-Calais et L’Auto, BNF Gallica)
Il se confesse dans un assez long article, dont j’extrais les lignes suivantes, Victor, remplaçant, s’adressant à son frère avant le match : « Tu sais, dis-je alors qu’il va pénétrer sur le terrain, n’hésite pas à faire appel à moi si tu es blessé ou fatigué ! Comme j’insiste, il me rassure : « mais oui, c’est entendu ». Et lorsque sonne l’heure de la pause, il n’attend pas que je le harcèle de questions : je suis un peu fatigué, tu prendras ma place. »
Le récit est incomplet, car il omet le passage où il a fallu mentir à Royet, de façon à ce qu’il sollicite Hejting, mais il est révélateur. Victor Denis y avoue qu’il a « harcelé » son frère pour pouvoir jouer, alors que les sélectionneurs (dont André Billy était le chef, et il était du Nord, comme les frères Denis) avaient préféré son frère Julien comme titulaire !
En 1984, Battiston simulera aussi pour laisser entrer Amoros
Si on résume, le duo fraternel abuse tout le monde : sélectionneurs, coéquipiers, adversaires…Et, 40 ans plus tard, tout ce que Victor Denis trouve à dire, en commentaire, est : « Mon grand, tu as eu tort ! Il ne fallait pas te rendre aux prières déplacées, voire cyniques, de ce gamin ambitieux, et même un tantinet présomptueux. »
L’exemple n’est pas unique : Battiston a bien simulé lui aussi, abusant Michel Hidalgo lors de la finale de l’Euro 84, pour permettre à Amoros (expulsé face au Danemark, suspendu et pas réintégré par Hidalgo, qui avait trouvé Domergue) de disputer quelques minutes de cette finale. Il avait pris un grand risque, car le score n’était que de 1-0, et en plus, Le Roux avait été expulsé à son tour à la 85e minute !
Julien Denis a fait toute sa (courte) carrière au RC Calais, club ne disputant que le championnat maritime du Nord, l’opposant à Boulogne et Dunkerque et, en finale du championnat du Nord, à Roubaix ou Lille, dans un anonymat presque total dont il n’émerge qu’en 1908 justement, en mars. C’est à l’occasion du match Paris-Nord, qui est LE match de la saison, une sorte de match de présélection aussi, puisque l’équipe de France d’alors n’est composée quasiment que de Nordistes et de Parisiens.
« Fort comme un Turc, meilleur dans la défense que dans l’attaque »
Le nom de Denis apparaît donc subitement en 1908, lors de la présentation de l’équipe du Nord : « Denis, un Calaisien qui s’est particulièrement révélé cette année. D’un jeu sûr et prompt, chipant admirablement la balle. » Et, en effet, lors du match, « Denis ne laisse pas un moment de répit à Allemane. » En 1913, Julien Denis, qui a alors 27 ans et dont c’est la neuvième saison au RC Calais est qualifié de : « Fort comme un Turc, meilleur dans la défense que dans l’attaque, c’est dommage. Commande son équipe et sait l’enlever au bon moment avec des : allons, les enfants ! Ou : eh bien quoi, Calais, on dort ? » On peut en rire, mais Julien Denis est le leader, celui qui donne l’exemple et qui galvanise, et c’est précieux.
Victor a appris le football, comme Julien, au collège Gombert de Fournes-en-Weppes (qui a formé les Gravelines, Hanot, Montagne, tous internationaux), car, dans les années pionnières, le football a été porté par l’école, comme en Angleterre dans les public schools, avant de gagner les clubs. Si Julien est resté attaché à Calais, Victor, pour sa part, a percé à l’US Tourcoing, sous le maillot de laquelle il a gagné le championnat de France 1910 en battant 7-2 le Stade helvétique de Marseille marquant le sixième but), puis il est parti à Paris, jouer au CASG (champion de Paris 1913), puis au Racing.
Un même poste, des styles différents
Les carrières des deux frères ont donc divergé. Leur style était opposé, bien qu’ils aient occupé le même poste sur le terrain, voici comment Victor Denis est qualifié dans Football 54 : « Demi-centre surtout porté à l’offensive, marquait autant de buts que ses avants. » Alors que son frère Julien était surtout défensif. Petit (1,62 mètre), il avait, selon son coéquipier Hanot, un jeu de tête « sensationnel » et une belle ardeur ; selon son autre coéquipier au CASG Edgar Lenglet, il « possédait le don précieux d’attirer à lui ses adversaires, pour n’effecteur sa passe que lorsque ses avants avaient le champ libre ».
Julien Denis n’a plus été resélectionné, non pas tant pour le mensonge de 1908, qu’il avait entretenu (ne lit-on pas, le 27 avril 1908, pour un match de l’équipe du Nord : « Denis, l’excellent demi-centre de l’UST remplace son frère Julien, qui n’est pas encore tout à fait rétabli », ce qui veut dire que Julien Denis a évité de rejouer trois jours après le match de Rotterdam, pour étayer le mythe de sa blessure et éviter les soupçons !) que parce que Calais, c’était très loin, alors se déplacer à Paris c’était très compliqué, pour un amateur.
Victor, lui, l’a été, mais attention ! Dans Football 54 (qui, je le rappelle, contient le premier véritable dictionnaire des Internationaux jamais publié, avec ses lacunes et ses erreurs, mais qui doit être salué) Victor est présenté comme ayant… 7 sélections ! Alors qu’il n’en a qu’une !
Encore un mensonge ? Victor Denis est à l’époque journaliste à L’Equipe, après l’avoir été au Miroir des Sports et presque tous les grands journaux de football, il s’y était imposé dans le sillage de Gabriel Hanot. Donc, il a dû être consulté pour sa fiche, dans Football 54, qui est un des Cahiers de l’Equipe (1953-1989), et il a dû dire : sept sélections, au lieu de une. Sacré Victor ! Toujours un peu ambitieux, voire présomptueux, en 1954 comme en 1908…
Expliquons : les 6 sélections que Victor Denis ajoute à celle de 1908, pour faire bon poids, il ne les invente pas, sauf qu’elles ne sont pas officielles. Ce sont des sélections sous le maillot de l’USFSA après la rupture d’avec la FIFA. Les lecteurs fidèles à cette série des Premiers Bleus le savent déjà : en rompant avec la FIFA, l’USFSA a perdu toute légitimité internationale (au profit du CFI), mais n’en a pas moins continué à vouloir faire comme si de rien n’était en disputant des matchs internationaux contre qui voulait bien, mais des matchs qui n’ont pas été validés a posteriori par la FFF, qui a pris la gouvernance en 1919, et la garde encore.
Julien Denis, premier international mort à la guerre
Victor Denis fait vraiment feu de tout bois, avec ses 6 sélections, car, s’il y figure trois matchs contre l’Angleterre (version Amateur FA), en 1910 (le célèbre 0-20, commenté ainsi par Denis lui-même : « Nous autres défenseurs avons été écrasés, pilonnés, par les Anglais, et nous avions beau appeler nos attaquants à la rescousse, ils restaient là à nous regarder sombrer, les mains sur les hanches ! ») 1911 (1-3) et 1912 (1-7), il ajoute des matchs folkloriques, joués contre la sélection des Zwaluwen (Hirondelles) hollandaises en 1913, contre une sélection de Suisse Romande, et aune autre de Catalogne, en 1914, qui ne sont nullement représentatives, sinon de factions.
Plus sérieusement, on se bornera donc à ne reconnaître à Victor Denis que la seconde mi-temps du match de 1908 contre la Hollande, qu’il a forcé son frère Julien à lui céder, un point c’est tout.
Julien Denis est mort le 15 août 1914, à Dinant, dès les premiers combats de la Guerre. C’est le premier international français victome du conflit mondial. Son corps n’a jamais été retrouvé. Le stade de Calais, route de Dunkerque (aujourd’hui avenue saint-Exupéry), porte son nom, en hommage. Quant à Victor, il est mort le 3 mars 1972 à Briare où il avait pris sa retraite, ayant abandonné le journalisme au début des années 1960.
Les deux matchs de Julien Denis avec l’équipe de France A
Sel. | Genre | Date | Lieu | Adversaire | Score | Tps Jeu | Notes |
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1 | Amical | 23/03/1908 | Londres | Angleterre | 0-12 | 90 | |
2 | Amical | 10/05/1908 | Rotterdam | Pays-Bas | 1-4 | 55 > | premier remplacé |
Le match de Victor Denis avec l’équipe de France A
Sel. | Genre | Date | Lieu | Adversaire | Score | Tps Jeu | Notes |
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1 | Amical | 10/05/1908 | Rotterdam | Pays-Bas | 1-4 | > 35 | premier remplaçant |