Le contexte
Les champions du monde des matchs amicaux contre le pays organisateur : c’est l’affiche du second match du premier tour entre l’équipe de France et l’Argentine. L’équipe de France impressionne le monde : elle reste sur dix matchs sans défaite, dont trois nuls en Argentine, au Brésil et en Italie et une victoire contre le Brésil à Paris. Elle a aussi fait tomber le champion du monde en titre, la RFA, en février 1977.
L’Argentine de Cesar Luis Menotti, qui n’a pas retenu Diego Maradona (17 ans et demi) dans sa liste des 22, est plus difficile à cerner. Hachée menue par les Pays-Bas en 1974 (0-4), elle n’a impressionné personne dans sa campagne amicale depuis 1977, avec trois défaites contre la RFA, le Paraguay et l’Uruguay.
Surtout, la Coupe du monde 1978 se déroule dans un contexte international particulièrement hostile : depuis la mise en place à Buenos Aires, deux ans plus tôt, d’une dictature militaire féroce (30 000 morts et disparus jusqu’en 1983), les appels au boycott se multiplient. Johan Cruyff renonce, craignant pour sa sécurité, alors que Michel Hidalgo subit une tentative d’enlèvement la veille du départ des Bleus.
Comme il faut jouer quand même au prétexte que boycotter la dictature argentine ne servirait en rien, la Mundial commence. Pour son entrée, l’Argentine bat la Hongrie (réduite à neuf) 2-1, alors que les Bleus un peu trop naïfs sont tombés de haut à Mar del Plata en s’inclinant contre une équipe d’Italie roublarde (1-2). Et comme les Italiens ont battu la Hongrie dans l’après-midi (3-1), les Bleus doivent au moins accrocher un nul pour en pas être éliminés.
Le match
Le match a lieu le 6 juin à 19h15 heure locale à l’Estadio Monumental Antonio Vespuci de Buenos Aires (0h15 en France) devant près de 72 000 spectateurs et sur une pelouse qui semble immense. L’arbitre est le Suisse Jean Dubach, 48 ans, et qui préfère suivre les actions de loin.
Michel Hidalgo a fait quatre modifications par rapport au premier match contre l’Italie : Christian Lopez remplace Patrice Rio en défense centrale, Gérard Janvion laisse sa place à Patrick Battiston dans le couloir droit, au milieu Dominique Bathenay déloge Jean-Marc Guillou et en attaque Dominique Rocheteau retrouve sa place aux dépens de Christian Dalger.
Les Bleus sont alignés en 4-3-3 avec Bertrand-Demanes dans les cages, Battiston, Lopez, Trésor, Bossis en défense, Bathenay, Michel et Platini au milieu et l’attaque classique Rocheteau-Lacombe Six. Baratelli, Bracci, Berdoll, Papi et Rouyer sont sur le banc de l’équipe de France.
Côté argentin, Menotti reconduit les mêmes titulaires que face à la Hongrie, avec Fillol dans les buts, protégé par Olguin, Galvan, Passarella et Tarantini, au milieu Ardiles, Gallego et Valencia et en attaque le trio Houseman-Luque-Kempes.
Même pas peur
Les Bleus débutent le match sans complexe et ne laissent pas sortir les Argentins, prenant le dessus au milieu et ressortant proprement le ballon à une touche. Une percée de Platini à droite aboutit à un premier corner, tête de Trésor au-dessus. Au milieu, Henri Michel oriente le jeu, alors que Rocheteau bouge beaucoup devant. Lopez tente une frappe de loin, pas cadrée (7e). Un centre de Michel trouve au point de pénalty Lacombe dont la tête plongeante oblige Fillol à se coucher (9e). A la 10e, Platini tire directement en force un coup franc à 30 mètres, au-dessus. Les rares incursions argentines sont hors-jeu.
Rocheteau et Luque se répondent à distance
A la 16e, débordement de Six côté gauche qui élimine Olguin, centre au point de pénalty, Fillol est trop court, Rocheteau coupe devant Passarella et son tir frôle le poteau. Fillol reste au sol une bonne minute, se plaignant de la hanche. Les Argentins se réveillent enfin et lancent une attaque tranchante comme une lame dans la défense française (18e) : un une-deux Kempes-Ardiles ouvre un passage à ce dernier alors que Bossis trébuche. Le centre en retrait d’Ardiles trouve Houseman et Kempes seuls au point de pénalty, mais ils se gênent et la frappe à suivre de Luque est repoussée près du poteau par Lopez.
Cette chaude alerte est suivie d’une autre quand Luque perce du côté de Bossis, son centre arrivant sur Bertrand-Demanes. Juste après, un but de Kempes est refusé pour une position de hors-jeu sur un coup franc joué très vite par Houseman (19e). A la 21e, Luque centre en piqué pour Kempes au premier poteau, qui se gêne encore avec Houseman. Bertrand-Demanes intervient. Le jeu argentin penche à gauche avec Luque qui livre un gros duel à Battiston, alors que Kempes tente des percées plein axe.
Gagner la bataille du milieu
Les Bleus sortent enfin la tête de l’eau et un centre de Six bien servi par Platini se perd au troisième poteau (22e). La bataille se déplace au milieu de terrain où le combat est féroce. Henri Michel touche beaucoup de ballons, Bathenay couvre une surface considérable et Platini, qui n’est pas chargé, essaie de faire des différences.
A la 27e, Six part dans une série de crochets à gauche de la surface, s’infiltre entre trois Argentins et semble accroché par derrière par Galvan. L’arbitre siffle. Pénalty ? Non, coup franc pour l’Argentine. Ardiles prend de plus en plus le jeu à son compte. A la 32e, alors que Bathenay perd un ballon à 30 mètres, Houseman le sert à l’entrée de la surface mais sa frappe s’envole.
Servi par Rocheteau côté droit de la surface argentine, Lopez, qui monte beaucoup, arme une frappe puissante qui survole l’arête des cages de Fillol (35e). Juste après, une percée de Luque est arrêtée illégalement par Trésor, à la limite de la surface. Le coup-franc joué rapidement se termine par un tir de Houseman au-dessus de la barre de Bertrand-Demanes (36e).
Une percée plein axe de Kempes, dont la couverture de balle est remarquable, élimine Trésor d’un crochet court, arrive sur Houseman, qui remet sur Kempes dont la frappe puissante du gauche aux 16 mètres s’écrase sur le poteau de Bertrand-Demanes (41e). Le KO est tout proche. Sur un corner obtenu par Rocheteau côté droit. Lacombe joue en retrait pour Michel dont la frappe de 25 mètres est arrêtée en deux temps par Fillol alors que Platini avait suivi (43e).
A la manière d’Abel Xavier
On se dirige vers un 0-0 finalement logique quand arrive la dernière minute. Sur une ultime attaque, Kempes se débarrasse de Bathenay, puis sert Luque dans la surface. A la lutte avec Trésor, celui-ci arme une frappe que le libéro français dévie en corner en se jetant. Le ballon a frappé sa main avant de rebondir au sol et de sortir. Les Argentins réclament un pénalty. M. Dubach va consulter son juge de touche et revient désigner le point de penalty. Fureur des Français. Le ralenti montre que l’arbitre est très loin de l’action, à une trentaine de mètres, et consulte sa montre.
Les Bleus (et la presse) crieront au hold-up. Pourtant, la main de Trésor est largement décollée du corps et dévie la trajectoire du ballon, le pénalty semble valable. Il l’est en tout cas autant que celui sifflé contre Abel Xavier à la fin de France-Portugal 2000 (pour une action copie conforme) et beaucoup plus que celui qui a sanctionné Schweinsteiger à Marseille juste avant la mi-temps de France-Allemagne 2016.
Platini replace le ballon sur le point de pénalty pour déconcentrer Passarella, mais celui-ci prend Bertrand-Demanes à contre-pied du gauche. La mi-temps est sifflé après la remise en jeu.
Une civière pour Bertrand-Demanes
Les Bleus reprennent comme la première mi-temps, en se portant sur les cages de Fillol. En face, Kempes écrase une frappe dans les mains de Bertrand-Demanes (50e). Les deux équipes se projettent vite vers l’avant, cherchant le KO. Une combinaison Battiston-Rocheteau est tout près d’aboutir dans la surface argentine (51e).
A la 56e, premier tournant du match : un tir en cloche des 25 mètres de Luque est claqué au-dessus par Bertrand-Demanes (1,92 m) qui heurte violemment son poteau en retombant et doit être évacué sur une civière. Sur la touche, Dominique Baratelli (1,78 m) se met en tenue. Il va jouer une demi-heure en Coupe du monde, la seule participation de sa carrière. On se dit que c’est un handicap certain pour les Bleus, mais ils vont réagir de la meilleure des façons.
Coup de billard égalisateur, tournant du match
A la 61e, Trésor récupère un ballon, sert Battiston qui attaque côté droit et trouve Lacombe dans la surface d’une louche parfaite. Lacombe profite du rebond pour lober Fillol, le ballon rebondit sur la barre et revient sur Lacombe qui contrôle et laisse frapper Platini qui arrive lancé sur la gauche. 1-1. Commencent alors les 10 minutes qui auraient pu transformer ce match en exploit retentissant. A la 64e, Rocheteau centre en retourné pour Six dont la tête est captée en deux temps par Fillol près de son poteau.
Sentant le danger, Menotti fait entrer son numéro 1 Norberto Alonso (les Albiceleste sont numérotés par ordre alphabétique) à la place de Valencia (64e). Passarella gâche un bon coup franc en canonnant les nuages (66e). Juste après, Trésor sert Lacombe dont la volée est captée par Fillol. Et puis vient l’occasion sublime créée de toutes pièces par Platini et gâchée par Didier Six (70e, lire ci-dessous). C’est l’équivalent du tir sur la barre d’Amoros contre la RFA en 1982, ou de la tête de Zidane claquée par Buffon contre l’Italie en 2006. Le genre d’action qui condamne l’équipe qui la manque.
A cet instant du match, le milieu argentin a disparu de la circulation, malgré l’entrée d’Oscar Ortiz à la place de Norberto Alonso, qui n’est resté qu’une poignée de minutes sur le terrain. Le trio Bathenay-Michel-Platini fait ce qu’il veut, et Patrick Battiston est impressionnant de facilité sur le côté droit que Luque a déserté. A la 73e, Lacombe obtient un bon coup-franc plein axe, à 25 mètres. Michel s’élance et Platini frappe, un mètre à côté du cadre.
Luque allume, Hidalgo attend
C’est alors que les Argentins réagissent enfin et frappent par Luque, servi par Ardiles à 20 mètres et pas attaqué. Il se lève le ballon et le catapulte du droit près du poteau de Baratelli, trop court, alors que Trésor n’est pas monté au contact. Tout est à refaire. On s’attend alors à ce que Hidalgo tente quelque chose en faisant rentrer Olivier Rouyer, par exemple.
Mais rien ne viendra, le sélectionneur se contentant d’observer depuis son banc sans intervenir et les dix joueurs de champ titulaires finiront le match malgré la débauche d’efforts et le rythme intense. Trésor décide de monter, il est servi par Bathenay, remet de la tête en retrait pour Six dont la volée du gauche aux 20 mètres est détournée par Fillol au pris d’une belle horizontale (75e). Le Monumental chante, une houle de drapeaux ciel et blanc ondule dans les tribunes.
Les Argentins défendent à dix
Les dix dernières minutes sont difficiles. Après deux tacles désespérés de Trésor, Kempes est séché à l’extérieur de la surface par Bossis (81e). Kempes cherche le tir sans angle et trouve le petit filet. Trésor monte dès qu’il le peut, le temps n’est plus au calcul. Alors que Luque, touché au coude, reste sur la touche, les Argentins défendent à dix et les Bleus se jettent à l’attaque. Platini tente une frappe côté gauche, mais Fillol capte le tir sans souci.
Les Argentins éteignent la fougue des Bleus en faisant tourner le ballon grâce à leur technique, sans oublier de commettre des fautes utiles dès qu’ils sont battus. Sur une faute de Passarella sur Six, Henri Michel bénéficie d’un bon coup franc, mais le gâche, Trésor étant hors jeu. Il restera une ultime cartouche, quand à la 92e, Henri Michel tentera un dernier centre au second poteau, mais Fillol sort bien et capte le ballon qu’attendaient Trésor et Platini. C’est fini. La France est éliminée après avoir livré un match magnifique.
La séquence souvenir
On approche de la 70e minute et le score est toujours de 1-1. Blessé, Alonzo est soigné sur la touche et les Argentins sont à dix. C’est le moment où Bossis récupère un ballon devant la surface française et, de la tête, lobe Houseman pour servir Platini. Celui-ci s’emmène le ballon sur une cinquantaine de mètres, Six sur sa droite, légèrement devant. Lacombe fait un appel sur la gauche. Au moment où il va être attaqué, Platini glisse le ballon entre deux Argentins et sert Six lancé plein axe.
Ce dernier évite le tacle de Tarantini, entre dans la surface, se présente devant Fillol et au lieu de le contourner par la gauche (ou de servir Lacombe tout seul à sa gauche), choisit de tirer sur sa droite, un peu comme le fera Petit contre le Brésil en 1998. Mais Six n’a jamais vraiment eu de chance avec les Bleus et son ballon roule, roule et passe à quelques centimètres du poteau, du mauvais côté. C’était la balle de 2-1, celle qui aurait changé l’histoire.
Le Bleu du match
Michel Platini. A bientôt 23 ans, le meneur de jeu est parfois comparé à Pelé ou à Cruyff. Mais il est un peu tendre en Argentine, et il n’a pas vu le jour contre l’Italie à Mar del Plata, Marco Tardelli ne lui ayant pas laissé le moindre espace de liberté. Contre le pays organisateur, il va avoir beaucoup plus d’espace, d’abord parce qu’il joue plus bas, et parce que les deux autres milieux, Dominique Bathenay et Henri Michel, vont surclasser le trio adverse Ardiles-Gallego-Valencia.
S’il est plutôt maladroit sur les deux coups francs qu’il a à négocier (assez nettement hors cadre, frappé en force ou brossé), il organise le jeu derrière ses trois attaquants, perd très peu de ballons et traîne au bon endroit sur le but égalisateur dont il prive Lacombe. Il délivre aussi un amour de passe pour Six, qui la gâche. Il n’a pas encore son rayonnement des années 80, mais il n’en est pas très loin.
L’adversaire à surveiller
Mario Kempes. L’avant-centre de l’Argentine n’a qu’un an de plus que Platini, mais son expérience internationale est incomparable. Il a débuté en sélection en 1973, à 19 ans, et a disputé six matchs avec l’Argentine à la Coupe du monde 1974. Avant d’affronter la France, il compte 25 sélections et 14 buts marqués. A Valence, on le surnomme El matador, comme Edinson Cavani aujourd’hui auquel il ressemble un peu, même s’il est plus fin physiquement.
La Junte au pouvoir en Argentine ne voulait pas de lui (il évoluait à l’étranger), mais Menotti l’a imposé. Et il a bien fait : au second tour, Kempes inscrit un doublé contre la Pologne (2-0) puis un autre face au Pérou (6-0) et un troisième en finale contre les Pays-Bas (3-1).
Contre la France, il ne trouve pas la faille, bien pris par le duo Lopez-Trésor, mais sa percée plein axe amène l’occasion de Luque et le pénalty de Passarella. En deuxième mi-temps, on le voit de moins en moins.
La petite phrase
« Il a fallu que l’équipe de France se retrouve à son meilleur niveau pour que je sois, moi-même, à ce niveau " déclare Michel Platini le lendemain à l’Equipe. On le connaîtra moins modeste par la suite.
La fin de l’histoire
Le lendemain, l’Equipe titre « Tombés, mais tête haute ». Quatre jours plus tard, les Bleus disputent un match anecdotique à Mar del Plata contre la Hongrie (3-1), un match que tout le monde aurait oublié sans la rocambolesque histoire des maillots, l’équipe de France jouant en vert et blanc (la tenue du club amateur local de Kimberley). Pendant ce temps, l’Argentine se fait des frayeurs en perdant contre l’Italie (0-1), ce qui l’envoie dans le groupe du Brésil, du Pérou et de la Pologne. Un 6-0 très suspect plus tard contre les Péruviens et les hommes de Menotti affrontent les Pays-Bas en finale, l’emportant à l’arraché (3-1 après prolongations).