Les premiers Bleus : Emile Sartorius, athlète, tailleur et interprète

Publié le 22 septembre 2023 - Pierre Cazal

Il est l’unique buteur de la plus large défaite de l’histoire de l’équipe de France, en 1908 contre le Danemark (1-17). Mais la vie d’Emile Sartorius ne se réduit pas à cette anecdote, loin de là.

Cet article fait partie de la série Les premiers Bleus
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Qu’est-ce qu’une chronobiographie ?

Emile Sartorius ne présente qu’un pâle bilan en Bleu : 5 sélections, dont 4 défaites, un goal-average de 4 buts pour (dont 2 à son crédit personnel) et de 47 (oui, vous avez bien lu) buts contre. C’était un ailier, à une époque où l’on de défendait pas à onze, comme c’est (en principe) le cas aujourd’hui, l’ailier attendait passivement près de la ligne médiane que le ballon ressorte et lui soit servi, mais prendre part à une telle suite de fiascos peut difficilement vous faire passer pour un grand joueur… et pourtant Sartorius en était un !

L’ailier du 2-3-5 originel, système unique pratiqué en Angleterre depuis 1885, et répandu ensuite dans le monde entier par les initiateurs qu’ont été les émigrés britanniques était un joueur plus spectaculaire que les autres, par ses chevauchées le long des lignes de touche, il apportait du mouvement. Il en existait de deux sortes : ceux qui se bornaient à « descendre » et à centrer des ballons destinés à être repris de volée par la triplette centrale, formée des deux « intérieurs » rebaptisés inters en France (les ailiers étant les « extérieurs »), et ceux qui se rabattaient et tentaient leur chance au but tout seuls.

Sartorius appartenait à cette seconde catégorie, composée de joueurs plus individualistes. Avant d’être un footballeur, c’était un athlète, qui courait le 100 mètres mais aussi le 400 mètres (sprint long), sautait en longueur (6m29) et en hauteur (1m70, record du Nord en 1902) ; toutes performances modestes aujourd’hui, mais à replacer dans leur contexte.

Emile Sartorius à Roubaix le 16 avril 1905 (agence Rol, BNF, Gallica)

C’était donc un buteur redouté, ainsi qu’un compétiteur : avec l’équipe du Racing Club de Roubaix, il a joué 6 finales du championnat e France, de 1902 à 1908, en gagnant 3, marquant son but en 1902 (4-3, le but décisif à la 88ème minute face à l’autre Racing, le RCF parisien) et en 1906, face au CA Paris (4-1). Pour autant, il n’a été que tardivement sélectionné en équipe de France, et n’y a guère brillé, on va voir pourquoi.

Schneider, Sartorius, Tailleur

Mais revenons d’abord en arrière. Qui est Emile Adolphe Sartorius ? Il est le troisième d’une famille de 10 enfants originaire d’Allemagne, et né à Roubaix le 11 septembre 1883 (« à 30 minutes du matin », précise l’acte de naissance), et, au passage, pas en 1885 comme on peut le trouver dans certaines sources qui le confondent avec une de ses sœurs !). Son père, Peter-Ferdinand, était né en Westphalie, dans une famille de tailleurs qui avait latinisé son nom (Schneider, tailleur) en Sartorius, sartor, en latin, signifiant tailleur.

Pourquoi le latiniser ? Parce qu’au Moyen-Âge, la Westphalie appartenait au Saint Empire Romain-Germanique, dont la langue officielle était le latin (et le demeura plus longtemps qu’en France), lequel Empire ne fut démembré que par Napoléon 1er après plus de 700 ans ; c’était donc une mode que de latiniser son nom. Une famille tentaculaire qui essaima en Angleterre, en Belgique et donc dans le Nord de la France, où l’industrie textile se développait. Emile fut lui-même dessinateur sur tissus, puis, à la mort de son père, en 1901, s’associa avec son frère aîné pour fonder un négoce.

Huit enfants, cinq garçons : naturalisation !

Allemand, Peter-Ferdinand éprouva les pires difficultés pour se faire naturaliser français, on le fit lanterner deux ans en raison de la germanophobie suscitée par l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1871, avant d’accepter en 1895… parce qu’il avait 8 enfants, dont 5 garçons, l’Armée Française étant soucieuse de ses effectifs ! C’est dans ces conditions qu’Emile Sartorius devint français – tout en sachant que sa mère était belge !

Emile Sartorius a très tôt rejoint les rangs du club omnisports qu’était le Racing Club de Roubaix, on l’y trouve avant-centre de l’équipe de football (car il n’est pas un ailier exclusif) dès 1900. Puis il s’installe durablement à l’aile droite, car c’est un joueur de profondeur. Voici ce que dit le célèbre journaliste Robert Desmarets en 1909, alors que Sartorius figure à l’aile dans l’équipe du Nord, opposée à celle de Paris : « Il n’y a pas de dribbleurs dans l’équipe du Nord ; Sartorius ne dribble pas (…) nous allons avoir une belle exhibition de jeu personnel avec quelques alternatives de combinaisons. Je vois donc du côté de l’attaque nordiste de longs déplacements de jeu favorisant des échappées. » Et c’est en effet sur des échappées que Sartorius marquera ses deux buts en équipe de France, en 1908, contre la Suisse et le Danemark, car il fonce droit au but et possède un « shoot terrible ».

France-Belgique, 12 avril 1908. Emile Sartorius est assis, le premier à gauche (Agence Rol, BNF, Gallica)

Bien qu’il passe pour « incontestablement le meilleur extrême droit de France », Emile Sartorius a cependant tardé à intégrer l’équipe nationale. Dès 1904 pourtant, il avait été retenu pour jouer contre les pros de Southampton un match de préparation à l’avènement de la première équipe de France officielle, mais il n’est pas venu à Paris, pas plus que, sélectionné encore pour aller à Bruxelles jouer contre la Belgique le match inaugural de mai 1904 : il est possible qu’il ait été blessé, car il ne joue pas non plus en demi-finale, puis en finale du championnat de France avec Roubaix.

Cinq sélections, triste bilan

Il n’est pas sélectionné en 1905, car cette année-là, il délaisse l’aile droite pour retourner au poste d’avant-centre, où il joue en pointe, mais c’est le poste du vétéran Garnier en équipe de France. S’il a enfin sa chance en 1906, c’est contre l’Angleterre, qui confisque tellement le jeu (0-15) que Sartorius n’a aucune occasion de se mettre en évidence. Il lui faudra donc attendre 1908 pour s’installer comme titulaire indiscutable à l’aile droite, jouant 4 matchs et ne ratant que celui contre la Hollande, parce qu’il doit accomplir une période militaire en tant que réserviste.

Mais il revient pour jouer le tournoi olympique de Londres, en octobre. S’attendait-il à un tel fiasco face aux Danois (1-17) ? On en doute. Il a beau inscrire le seul but français, un but de rapine (il subtilise la balle à un arrière danois et s’en va seul au but, faisant passer le ballon entre les jambes du gardien), il n’y a pas de quoi en être satisfait, et la presse française le fit bien savoir : la défaite fut, pour la première fois, vécue comme une humiliation, ce qui n’était pas le cas pour des scores quasi-similaires subis face aux Anglais, perçus comme des maîtres, qui donnaient la leçon.

Le football danois, seul rival de l’Angleterre

Attardons-nous un instant sur ce match France-Danemark, ou plutôt ces matchs, car il y en eut deux, perdus 0-9 et 1-17 par deux équipes de France différentes face à une même équipe danoise (à deux éléments près). C’étaient les deux premiers matchs officiels du Danemark, qui pouvait difficilement faire mieux ! Le football danois était absolument inconnu en France, alors pourtant que le Danemark avait fait partie des sept fondateurs de la FIFA, et que le football y était pratiqué de plus longue date qu’en France, avec une forte connexion anglaise.

Quand on regarde le palmarès du Danemark de 1908 à 1914, on s’aperçoit que, sur 14 matchs à peine, il en a gagné 11, qu’il a joué les deux finales des tournois olympiques de 1908 et 1912, certes perdues face aux Anglais, mais que son équipe a été capable de battre cette même équipe anglaise intouchable par les Français, et ce par deux fois, en 1910 et en 1914 ! Il apparait donc que le football danois était de grande valeur, quoiqu’ignorée, et que la défaite française, par conséquent, n’avait rien d’étonnant, sinon par ses proportions. Il y avait en fait, en 1908, deux bonnes classes d’écart entre les footballs danois et français, presqu’autant qu’avec le football amateur anglais… mais on ne le savait pas !

  • L’Auto du 23 octobre 1908 (BNF, Gallica)

Après la rupture de l’USFSA d’avec la FIFA, on sait qu’elle s’efforça de mettre sur pied un organisme international concurrent, intitulé UIAFA, qui ne parvint jamais à gagner de l’extension et à concurrencer sérieusement la FIFA. Sartorius ne participa qu’à un seul des matchs organisés par l’UIAFA, celui de mars 1911 contre l’Angleterre (version AFA, c’est-à-dire une minorité de clubs d’ex-universitaires londoniens dissidents de la FA, qui est toujours aujourd’hui la fédération officielle anglais, créée en 1863), perdu 1-3, et même pas au ronflant Championnat amateur mis sur pied à Roubaix, chez lui, en mai de la même année (limité à la participation de trois équipes à peine). Clairement, Sartorius, qui se marie cette année 1911 (et aura 6 enfants) prend ses distances avec le football, tout en restant actif au sein de son club, dont il deviendra après-guerre le vice-président, en 1925.

Interprète pendant la Guerre, et blessé au pied

Bien que n’ayant pas fait d’études poussées, Emile Sartorius était polyglotte, parlant l’allemand, langue de sa famille, mais aussi l’anglais, de sorte que l’Armée, au lieu de l’envoyer se battre au front, en fit un interprète auprès de ses alliés anglais, puis américains. Ce qui ne l’empêcha pas d’être grièvement blessé en juillet 1918 à Vadenay, dans la Marne, par un éclat d’obus au pied droit dans les conditions suivantes : « Interprète auprès d’une unité américaine, quitte volontairement un endroit sûr pour conduire des soldats américains se mettre à l’abri, dans un village violemment bombardé d’obus de gros calibre, et fut sévèrement blessé ».

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Emile Sartorius (le deuxième en partant de la droite) interprète du 167e régiment d’infanterie le 10 mars 1918 à Hablainville (U.S. National Archives and Records Administration - Photo 111-SC-7731)

Il en résulte un raccourcissement de cinq centimètres du pied, et une invalidité de 40 %. En traitement à Pougues-les Eaux, Emile Sartorius, quoique mutilé, se remet : en janvier 1930, L’Auto le signale « en bonne santé, père de 6 enfants et toujours aussi dévoué au club ciel et noir ». Il a la joie de voir son fils Roger (1913-1996) s’imposer à l’aile, lui aussi, de son club de coeur, le RC Roubaix : le 12 novembre 1932, on lit, dans le compte-rendu de la victoire de Roubaix sur Tourcoing, 5-0 « A noter la belle tenue du tout jeune Roger Sartorius, fils de l’ancien international d’avant-guerre, une des gloires du football français ».

Pourtant, Emile Sartorius meurt brutalement à cinquante ans à Roubaix, le 23 novembre 1933 (et pas le 26 février 1937, comme on peut le lire sur plusieurs sites, et même sur des arbres généalogiques !), et il est déclaré « mort pour la France », quoique quinze années après la fin de la Guerre de 14-18. Il est emporté par une septicémie, la blessure au pied s’étant semble-t-il soudainement infectée pour une raison inconnue.

Roger Sartorius sur les traces de son père

Son fils Roger a porté lui aussi le maillot bleu, celui de l’équipe de France amateur, comme son père, en mai 1934 contre l’Autriche (3-2), marquant un but et donnant, de son aile gauche, une passe décisive. Précisons qu’en raison de l’instauration du professionnalisme, en France, l’équipe de France a d’abord mixé des pros et des amateurs, en 1933, avant que ceux-ci ne se raréfient, pour finir par disparaître. De sorte qu’une équipe de France spécifiquement amateur a été créée, à côté de l’équipe de France A, exactement comme ce qui s’était produit pour l’Angleterre en 1906.

Quand Emile Sartorius, le père, avait joué contre l’Angleterre, en 1906, c’était contre une sélection d’amateurs, presque complètement différente de l’équipe d’Angleterre officielle, majoritairement composée de pros, qui jouait les matchs du British Home Championship, contre l’Ecosse, Galles et l’Irlande. Il s’est donc produit la même chose en France près de trente ans plus tard. Comme son père, Roger Sartorius est resté amateur, il n’a pas voulu passer professionnel, même lorsque le RC Roubaix décida, de 1936 à 1939, de tenter l’aventure du professionnalisme, sans succès.

Les 5 matchs d’Emile Sartorius avec l’équipe de France

Sel.GenreDateLieuAdversaireScoreTps JeuNotes
1 Amical 01/11/1906 Paris Angleterre 0-15 90 plus large défaite à domicile
2 Amical 08/03/1908 Genève Suisse 2-1 90 but (60e, passe de Moigneu)
3 Amical 23/03/1908 Londres Angleterre 0-12 90
4 Amical 12/04/1908 Colombes Belgique 1-2 90
5 JO 22/10/1908 Londres Danemark 1-17 90 but (16e), le premier en compétition

pour finir...

Merci à Romain Vercruyce qui a repéré la photo de 1918 dans les archives américaines.

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