Géopolitique de l’Euro

Publié le 15 juin 2024 - Pierre Cazal - 1

Le football a beau se vouloir apolitique, et l’histoire de l’Europe moins agitée que dans les années 1930 et 1940, antérieures à sa création, l’Euro n’en a pas moins été impacté par les vicissitudes de la situation politique européenne, conflits et tensions.

14 minutes de lecture

L’Euro a été créé dans une Europe divisée par le « rideau de fer », qui séparait (par des barbelés !) les démocraties occidentales des républiques communistes depuis 1949. Toute compétition était bien plus que le choc entre des équipes, c’était l’affrontement de deux systèmes : le professionnalisme, qualifié de bourgeois et individualiste d’un côté, l’amateurisme (en réalité un fonctionnariat, mais avec des salaires dérisoires comparés à ceux des pros occidentaux) collectiviste de l’autre. Plus que tous les autres pays du bloc communiste (Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie et Yougoslavie), l’URSS considérait qu’un match engageait son prestige, que son équipe était une vitrine ; quant à l’Allemagne de l’Est, créée autoritairement par les Soviétiques en 1949, et dont la capitale, Berlin, allait être isolée de la zone occidentale par un mur érigé en août 1961, elle considérait le sport comme une justification de son existence.

C’est sans doute la raison pour laquelle la totalité des pays communistes s’est engagée à disputer la toute première édition de l’Euro, ouverte en 1958 (le premier match fut d’ailleurs symboliquement URSS-Hongrie, en septembre) et dont la phase finale s’est jouée en 1960, alors que beaucoup de nations du bloc occidental, en fait le bloc des professionnalismes, dont les équipes étaient peu désireuses de devoir fournir leurs joueurs aux sélections nationales pour une compétition supplémentaire, s’en désintéressèrent : Angleterre, Allemagne de l’Ouest, Italie, Belgique, Hollande, Suède… Sur les 32 pays membres de l’UEFA, seulement 17 s’engagèrent, le résultat étant que le carré final de l’édition 1960 opposa la France… à trois pays du bloc communiste.

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Un championnat d’Europe initialement tourné vers l’Est

Le tournoi olympique étant à l’époque dominé par les pays communistes (Hongrie, URSS, Yougoslavie), l’Euro complétait un tableau où ne manquait (et manquera toujours !) la Coupe du monde. Signalons au passage que, lors de l’édition 1960, un incident marqua les rencontres opposant un pays occidental à un pays communiste (il y en eut neuf), ce fut le forfait de l’équipe d’Espagne en quart de finale, plutôt que de rencontrer l’URSS. L’Espagne fasciste et franquiste n’entretenait pas de relation avec l’URSS, depuis la Guerre d’Espagne où les Soviétiques étaient venus à l’aide des républicains. L’URSS ne rencontra donc que trois pays de son propre bloc pour gagner : Hongrie, Tchécoslovaquie et Yougoslavie.

Par la suite, elle fut encore finaliste en 1964 (et cette fois-ci, l’Espagne accepta de jouer la finale, qu’elle gagna), puis en 1972 et en 1988 : prouvant ainsi sa compétitivité au plus haut niveau, qui la faisait craindre. Pour sa part, l’équipe de France ne s’y frotta qu’en qualifications pour 1988 (0-2, 1-1) et fut éliminée. Les soviétiques avaient alors une réputation d’épouvantail, avec un jeu collectif très poussé : le terme de « rouleau-compresseur » était souvent utilisé pour le qualifier. C’était une sélection redoutée, synthèse des différentes républiques composant l’URSS ; dans les faits, beaucoup d’Ukrainiens, aux côtés des Russes, mais également des Géorgiens (comme Metreveli, Tchivadze), Arméniens (Simonian, Mountian), ou Biélorusses (Malofeiev, Aleïnikov).

Outre l’URSS, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie étaient des épouvantails

De façon similaire, l’équipe tchécoslovaque, elle aussi redoutée (qui battit la France en 1960, 0-2), victorieuse en 1976, tirait sa force d’une symbiose entre éléments tchèques et slovaques (comme Popluhar ou Moravcik), et l’équipe yougoslave, quant à elle, tirait le meilleur d’éléments principalement serbes et croates, mais parfois aussi slovènes (Katanec), monténégrins (Mijatovic, Savicevic) ou bosniaques (Halihodzic, Bazdarevic), qui l’ont menée deux fois en finale (1960 et 1968).

On notera, en 1964, un second incident, à l’occasion du match Albanie-Grèce : cette dernière refusa de se rendre à Tirana, et fut disqualifiée ; l’Albanie chuta au tour suivant face au Danemark, qui perdit cependant à Tirana, 0-1, mais se qualifia, ayant gagné à l’aller 4-0. La raison du forfait était que des groupes communistes menaient des opérations militaires en Grèce depuis des bases installées en Albanie.

Après 1989, une UEFA inflationniste

Le grand évènement qui a marqué l’histoire européenne récente, c’est la disparition aussi brutale qu’inattendue des régimes communistes, entraînés dans leur chute comme par effet domino par celle du mur de Berlin, en 1989. La conséquence en fut l’implosion des pays multi-ethniques, comme la Tchécoslovaquie, qui a éclaté en deux morceaux, Tchéquie et Slovaquie, la Yougoslavie, en sept parties (Serbie, Croatie, Slovénie, Bosnie, Montenegro, Macédoine, Kosovo) et l’URSS, en pas moins de 15 ! Du coup, l’UEFA, qui comportait 32 membres, s’est vue portée à 47, puis 49 pays affiliés, et tous inscrits pour disputer l’Euro, à partie de 1992. Les nationalismes (réprimés) gommaient soudain le fédéralisme communiste, jeté aux orties.

Aujourd’hui, ils sont 55, avec l’adjonction de pays-confetti, comme Andorre, Saint-Marin, Lichtenstein, plus des territoires qui ne sont même pas indépendants, comme les îles Féroé (danoises, mais autonomes, affiliées à l’UEFA en 1990 et illico opposées au …Danemark pour l’Euro, 1-4 0-4, tandis que le Groenland, autre île danoise réclamant son indépendance, n’a pas – encore – été acceptée par la FIFA !) ou Gibraltar (anglais, mais revendiqué par l’Espagne), tant est devenue forte la tentation nationaliste ; sans oublier le cas particulier d’Israël, qui en aucun cas ne peut se rattacher géographiquement à l’Europe, mais dont aucune autre Confédération ne veut !

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Quelles furent les conséquences de cet émiettement politique, qui a créé une inflation à laquelle l’UEFA ne s’attendait pas ?

La Croatie et la Tchéquie en héritiers

Tout d’abord, la disparition de trois vainqueurs potentiels : Tchécoslovaquie (victorieuse en 1976), URSS (victorieuse en 1960), Yougoslavie (finaliste en 1960 et 1968). Certes, la Tchéquie est parvenue en finale en 1996 et la Russie en demi-finale en 2008, mais c’est bien peu, d’une part, et en aucun cas ces sélections n’apparaissaient vraiment capables de gagner l’Euro, d’autre part. Perdre l’appoint des joueurs slovaques a affaibli l’équipe tchèque, et davantage encore l’équipe slovaque, du reste, qui doit se borner à faire de la figuration.

Quant aux Russes, la perte des éléments ukrainiens, qui représentaient l’essentiel de leurs forces (75% de l’équipe nationale soviétique, dont le Dynamo Kiev était le vivier) les a fait reculer dans la hiérarchie internationale. Côté Yougoslavie, seule parmi ses composantes, la Croatie se maintient au plus haut niveau, contrairement à la Serbie. Quant aux cinq autres républiques, leur sélection fait de la figuration. Il y a donc les gagnants (Ukraine, Croatie, Tchéquie) et les perdants, dans ces partitions.

Disparition de deux bêtes noires

Les Bleus en ont profité : la Yougoslavie était une de leurs « bêtes noires », et on n’a pas oublié les cuisantes défaites de 1960 (4-5) et 1968 (1-5). Inversement, la France est devenue la bête noire des Croates, moins à l’Euro (2-2 en 2004) qu’en Coupe du monde (1998 et 2018). Elle a écarté, lors des qualifications, sans problème, la Slovénie (2004) la Bosnie (2012) et la Serbie (2016 [1]), qui n’apparaissent pas en mesure de la battre ; il faut dire que ces républiques sont peu peuplées, leur réservoir de joueurs, même talentueux, est limité, par rapport à celui de la France, et ce point n’est pas négligeable, même si l’élite ne dérive pas proportionnellement de la masse des pratiquants.

Plus rugueux, moins artiste, le football tchécoslovaque a, de tout temps, posé un problème aux Bleus, surtout avant 1940, mais il était encore trop fort en 1960 à l’Euro (0-2) et en 1980 (0-2 2-1, élimination au stade des qualifications), même si la balance commençait à s’inverser (2-1 deux fois lors des qualifications pour 1992, 0-0 pour une élimination aux tirs au but en 1996). Depuis, ni la Tchéquie ni la Slovaquie ne sont trouvées sur le chemin de l’équipe de France à l’Euro, mais cela pourrait éventuellement changer, puisque ces deux sélections disputent l’Euro 2024, quoique dans des groupes différents de celui de la France. Notons au passage que Croatie, Slovénie et Serbie sont également qualifiées pour cette phase finale, sait-on jamais, donc. Mais elles n’inspirent plus la crainte qu’elles inspiraient dans le passé.

Avant la Russie, la Yougoslavie avait été exclue de l’Euro

Attardons-nous sur le cas de la Russie et sur celui de l’Ukraine. L’invasion russe de février 2022 a eu pour effet de disqualifier la Russie de l’Euro, car l’UEFA ne peut pas ne pas se positionner dans le sens du droit international : elle a donc été « punie », exclue dès septembre 2022 des qualifications par l’UEFA. La Sbornaïa n’a plus joué depuis de match de compétition, et cela risque de durer aussi longtemps que le conflit, le football russe étant de ce fait une victime collatérale. Il existait un précédent : la Yougoslavie, qualifiée pour la phase finale de l’Euro 92, avait été disqualifiée en raison des massacres commis en Bosnie, et remplacée au pied levé par son second, le Danemark, qui… avait gagné l’Euro, avec ce résultat cocasse qu’une équipe pouvait donc être à la fois éliminée, mais remporter finalement le trophée ! Précisons que la Russie joue quand même des matchs amicaux, passés sous silence en Occident, contre des ex-républiques soviétiques (Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizistan) mais aussi des sélections africaines (Cameroun, Kenya) ou, récemment, en mars 2024, contre la Serbie (4-0), qui jouera l’Euro…

L’Ukraine a disputé les qualifications, mais en étant obligée de jouer ses matchs dits « à domicile » sur terrain neutre, en raison des risques potentiels de bombardement russe : à Trnava ou Prague, à Wroclaw ou Leverkusen. Le même sort a été réservé à l’équipe de Biélorussie, dont la disqualification avait été réclamée à cor et à cri par certains, mais refusée par l’UEFA au motif que la Biélorussie, quoiqu’alliée de Moscou, n’a pas fait acte de guerre à l’encontre de l’Ukraine : son équipe a dû jouer en Hongrie et en Serbie, les deux seuls pays volontaires pour l’accueillir. Son élimination a cependant ôté une épine du pied des organisateurs de l’Euro, car des manifestations auraient été à craindre : le football ne peut pas s’affranchi de la politique.

Quant à l’Ukraine, elle s’est qualifiée, et il est évident que son équipe constituera une sorte de vitrine pour le régime ukrainien : ses matchs n’auront pas qu’un caractère purement sportif, d’autant qu’ils l’opposeront, au premier tour, à la Roumanie et à la Slovaquie, deux états frontaliers, qui sont aussi des alliés. Le parcours de l’Ukraine sera très suivi, l’équipe bénéficiera d’une grosse cote de sympathie, et si d’aventure elle parvenait en finale… Malgré la guerre, un championnat a pu se dérouler en Ukraine, et l’équipe peut compter sur de nombreux expatriés de valeur, comme Zintchenko ou Moudrik, qui évoluent en Angleterre, Yaremtchuk, en Espagne, Dovyk et Tsygankov, en Italie : elle a le niveau.

La France a toujours eu des difficultés, face aux Ukrainiens, dont la culture football était dominante sous l’ère soviétique, sous la direction d’entraîneurs inventifs et dictatoriaux comme Viktor Maslov ou Valeri Lobanovski ; elle est cependant parvenue à éliminer trois fois l’Ukraine à l’Euro : péniblement (deux fois 0-0) en 1999, de justesse en 2007 (2-0 2-2) ainsi qu’en phase finale, en 2012 (2-0). Quoique redoutable, l’Ukraine ne vaut cependant pas l’URSS d’antan, qui était une équipe d’Ukraine renforcée, mais son moral sera gonflé à bloc.

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L’exception géorgienne en 2024

Quant aux autres pièces de l’ex-URSS et l’ex-Yougoslavie démantelées, elles y ont certes gagné leur indépendance politique, et le droit de s’affilier à l’UEFA et à la FIFA sous leur nouvelle appellation, mais il leur faut se contenter de faire de la simple figuration à l’Euro. Sur les 9 autres républiques (en décomptant Russie et Ukraine, ainsi que celles ayant rejoint la Confédération asiatique) ex-soviétiques, sur les 5 républiques (en décomptant Croatie et Serbie) ex-yougoslaves, bien peu parviennent à tirer leur épingle du jeu à l’Euro. Après la Lettonie en 2004, la Géorgie a réussi à se qualifier pour la phase finale de 2024, c’est même une première pour elle ; Azerbaïdjan, Arménie, Biélorussie, Estonie, Kazakhstan, Lituanie et Moldavie n’y sont pas parvenus, et leurs chances d’y parvenir à l’avenir sont réduites.

La France peut servir à étalonner leur valeur : l’Azerbaïdjan pour l’édition 1996 (0-2 et 0-10), la Géorgie (0-3 et 0-1), la Lituanie (0-1 0-2) en 2007, la Biélorussie (1-0 et -1-1), l’Arménie (0-3 0-4, puis 0-2 et 2-3) en 2015 et 2019, la Moldavie (1-4 et 1-2) en 2019 et le Kazakhstan (0-2 et 0-8) en 2021 ont échoué, cela fait 14 défaites, pour une seule victoire – et encore, c’était juste après Knysna, la sélection avait été passée au Kärcher et affaiblie – cela montre le fossé qui sépare ces équipes issues de la désintégration de l’URSS des grandes équipes européennes. Cela vaut aussi pour des équipes comme le Monténégro, le Kosovo ou la Macédoine.

Une phase qualificative devenue une formalité

Augmenter le nombre de participants n’est pas augmenter la valeur de la compétition, c’est même exactement le contraire. Autant la phase qualificative de l’Euro était féroce dans le passé, d’autant qu’un seul pays était qualifié par groupe (en 1979, la France avait été éliminée par la Tchécoslovaquie, bien qu’ayant fait jeu égal avec elle, 0-2 et 2-1), autant elle n’est plus qu’une formalité aujourd’hui, avec des matchs souvent pénibles, disputés face à des équipes-hérisson, arc-boutées en défense par leur complexe d’infériorité. La France, par exemple, avait dû rencontrer l’Albanie, Andorre, l’Islande et la Moldavie pour l’édition 2020, autant d’équipes sans autre ambition que de limiter les dégâts.

On peut estimer que, sur 55 inscrits, la moitié au moins appartient à cette catégorie. Que dire en effet de Gibraltar (32.000 habitants seulement, un territoire pas même indépendant, colonie anglaise), de Saint-Marin (33.000 habitants), du Liechtenstein (39.000), que la France n’a jamais rencontré non plus (par contre, Gibraltar : 0-14 !), d’Andorre (80.000), des Féroé (54.000), du Montenegro (700.000) ? La géopolitique a conduit à multiplier ces états-confetti, qui, tous veulent participer pour exister aux yeux du monde, c’est ce qu’on appelle le soft-power, au prix d’un affaiblissement considérable de l’Euro, avec des concurrents hauts de gamme et d’autres, bas de gamme…

Bien sûr, tout dépend du point de vue d’où on se place : la France, plutôt bas de gamme dans les années 1960 quand les participants ne dépassaient pas la trentaine, se retrouve dans le haut de gamme aujourd’hui, où ce chiffre a quasi doublé. L’UEFA est d’ailleurs très consciente de ce phénomène, qui l’a conduit à créer la Ligue des nations, avec ses divisions par niveau. Quoi qu’il en soit, la phase qualificative accomplit l’écrémage, à l’issue duquel bien peu de d’équipes haut de gamme, ou même de moyenne gamme, sont éliminées : la Suède cette année, les Pays-Bas en 2016, la Belgique en 2012 ; la phase finale, élargie (24 concurrents contre 4 à l’origine) est donc pleinement décisive et concentre les meilleurs. Elle seule fait la valeur de la compétition, contrairement au passé, où de grands chocs caractérisaient les qualifications, bien plus disputées qu’actuellement.

Des tirages au sort orientés pour éviter les conflits

En outre, l’UEFA n’a pas les coudées franches, lorsqu’il s’agit de tirer théoriquement au sort les groupes qualificatifs, théoriquement seulement, car elle doit prendre en compte certaines données géopolitiques et éviter à tout prix certaines confrontations, susceptibles de virer au vinaigre. Par exemple, pas question d’opposer, en qualifications, la Grèce à la Turquie : trop de rancoeurs entre les deux peuples ; ni Chypre à la Turquie, encore, à la suite de l’annexion de la partie nord de l’île de Chypre en 1974, et encore plus l’Arménie à la Turquie, toujours, en raison du génocide de 1915. Il faut aussi éviter d’opposer l’Espagne à Gibraltar, territoire revendiqué par l’Espagne ; d’opposer l’Azerbaïdjan à l’Arménie, à cause du Nagorny Karabakh ; la Serbie à la Bosnie et au Kosovo, à la suite du conflit suivant l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, et on en oublie sûrement.

Il existe aussi un vieux contentieux opposant les Hongrois aux Roumains, au sujet de la Transylvanie (1,5 millions de Magyars en Roumanie), qui a généré de graves incidents en 1990, notamment, à Tirgu Mures, et voile toujours les relations entre les deux pays ; cependant le déroulement de l’Euro n’en a jamais été impacté ; Roumanie et Hongrie se sont affrontés en qualifications de l’Euro 24 (0-0 et 1-1) et se sont qualifiés pour la phase finale, où ils figurent dans deux groupes différents.

L’UEFA parvient donc à gérer toutes ces tensions avec doigté, même après que le tirage au sort soit devenu dirigé par les coefficients UEFA, c’est-à-dire le classement des pays selon leurs résultats, depuis 2003. Par exemple, si la Biélorussie n’a pas été exclue de l’Euro 2024, contrairement à la Russie, il a bien évidemment fallu la placer en phase qualificative dans un groupe non seulement différent de celui de l’Ukraine, mais aussi de ses alliés occidentaux, ce qui a évité tout incident.

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Les pays communistes n’étaient pas protégés

Avant 1992, l’UEFA n’avait au contraire jamais cherché à éviter les confrontations entre pays communistes, dont l’URSS, et pays occidentaux, bien au contraire, et ce malgré le Rideau de fer et malgré la Guerre froide ; elle aurait pu regrouper les pays du bloc de l’Est pour qu’ils s’éliminent entre eux, mais elle ne l’a pas fait, elle a même fait l’inverse, les répartissant dans les différents groupes, à tel point qu’on a rarement vu deux pays de l’Est dans le même groupe : les tensions étaient donc alors moindres, même après le « coup de Prague » de 1968, par exemple, même si un match URSS-Tchécoslovaquie a été évité au championnat d’Europe 1972.

Pour ce qui est de la partition tchécoslovaque, survenue en 1993, elle s’est déroulée sans heurts. La Slovaquie, deux fois moins peuplée, de tout temps dans l’orbite hongroise (au temps de l’Empire austro-hongrois), complexée par rapport à la Tchéquie, plus industrialisée et dominante, s’est détachée pacifiquement. L’équipe tchèque, finaliste de l’Euro 1996, demi-finaliste en 2004, a largement éclipsée celle de Slovaquie ; il se trouve cependant que toutes deux participeront à la phase finale de l’Euro 2024, mais pas dans le même groupe. Elles ont une chance de se rencontrer, si elles passent le premier tour. Sans animosité marquée, Tchèques et Slovaques se sont rencontrés déjà 14 fois depuis leur séparation, avec un net avantage tchèque (9 victoires à 3) : des tensions seront inévitables si cela se produit, en raison de rancunes slovaques, mais resteront donc limitées.

Un cas particulier s’est posé avec la décision de l’UEFA d’accueillir l’équipe d’Israël, dont plus aucune autre Confédération ne voulait, à partir de l’Euro 1996. Ce fut une décision hautement politique ! Il a fallu en outre éviter de l’opposer à des pays ouvertement pro-palestiniens, avec succès, aucun incident n’ayant jamais été noté. Cependant, si Israël s’était qualifié pour la phase finale de l’Euro 2024, des problèmes auraient sans doute été à craindre, compte-tenu du contexte actuel à Gaza, mais ce ne sera pas le cas.

A côté des partitions, une seule unification, l’allemande

Reste donc à évoquer le cas opposé, celui de la fusion de deux pays membres de l’UEFA, qui ne s’est produit qu’une seule fois, à la suite de la chute du mur de Berlin, permettant la réunification de l’Allemagne. Car auparavant, on distinguait l’Allemagne de l’Ouest de celle de l’Est. Bien évidemment, pas question de les opposer alors à l’Euro : cela ne s’est d’ailleurs produit qu’une fois, lors de la Coupe du monde 1974, le tirage au sort n’ayant pas été « dirigé » par la FIFA – sans heurt. L’Allemagne de l’Est n’étant jamais parvenue à se qualifier pour une phase finale de l’Euro, le problème ne s’est donc pas posé ; la France, par contre a été une victime de l’Allemagne de l’Est (appelée RDA, contre RFA, D voulant dire démocratique, on rit), lors des qualifications pour les éditions 1976 (1-2 et 2-2) et 1988 (0-0 et 0-1).

La fusion a posé un problème, que les Allemands connaissaient bien, ayant déjà dû « absorber » les Autrichiens après l’Anschluss de 1938, et cela s’était révélé catastrophique. Le problème vient de la différence de style de jeu, l’école est-allemande étant influencée par le modèle soviétique, prônant un football athlétique et peu créatif, contrairement à l’école ouest-allemande. D’autre part, il était obligatoire d’inclure des footballeurs est-allemands dans l’équipe d’Allemagne unifiée, notamment pour l’Euro 1992, et donc d’exclure des joueurs qui, autrement auraient été titulaires.

Il existait une animosité entre les « Ossi » (de l’Est), qui nourrissaient un complexe d’infériorité, et les « Wessi » de l’Ouest, au caractère très différent, en particulier les Bavarois, qui ont toujours été considérés en Allemagne comme des « sudistes ». En 92, un seul Ossi a été titularisé pour la finale de l’Euro, jouée contre le Danemark : Matthias Sammer. Le score étant défavorable, deux remplaçants entrèrent en jeu par la suite : Thomas Doll et Andreas Thom, mais ce renfort ne permit pas à l’Allemagne de gagner ; en 1996, il n’y avait plus que le seul Sammer (qui, pour comble, avait appartenu à la Stasi, la police secrète de la RDA …) dans la finale victorieuse contre les Tchèques. On ne peut donc pas dire que la réunification allemande ait été un renfort pour la Mannschaft. Au contraire des joueurs issus de l’immigration turque, par exemple, qui crée des tensions (heureusement faibles)… dans les deux pays.

Pas de Royaume-Uni ou de Grande-Bretagne pour l’UEFA

A destination des lecteurs qui auraient remarqué qu’aux Jeux olympiques, les athlètes anglais, écossais, gallois et nord-irlandais portent le maillot du Royaume Uni de Grande-Bretagne, précisons que la FIFA – et l’UEFA – diffèrent en ce point du CIO, qu’ils reconnaissent chacune des quatre composantes du Royaume-Uni, avec pour conséquence que celui-ci est représenté par quatre équipes, une anomalie qui n’est pas près d’être corrigée, en raison de son ancienneté historique !

De plus, l’Irlande du Nord n’est qu’une province (Ulster, et encore, 6 comtés sur 9 seulement) parmi les quatre qui composent l’Irlande, les trois autres formant l’Eire, indépendante depuis 1949. Les relations entre Dublin, Belfast et Londres ont été longtemps conflictuelles (on se rappelle le « Bloody Sunday » de 1972, chanté par le groupe U2), mais le sport a toujours été épargné. En qualifications pour l’Euro 96, les deux équipes d’Eire et d’Irlande du Nord se sont affrontées (4-0, 1-1) sans heurts. Et on sait qu’en rugby, c’est une équipe unifiée d’Irlande qui joue le Tournoi des désormais 6 Nations, autre paradoxe britannique –mais pas en football !

En conclusion, l’Euro a été affecté par la géopolitique en Europe, dans le sens d’une inflation de ses participants, et d’un affaiblissement général de la valeur de la compétition, essentiellement dans sa phase qualificative ; l’UEFA a même cru bon de le concurrencer en créant un doublon, la Ligue des nations, mais, à l’usage, ce dernier ne lui a pas vraiment fait de l’ombre, parce que le Final Four n’intéresse que les supporters des quatre équipes en lice, alors que l’Euro, lui, en mobilise six fois plus. Mais il a pu échapper aux conflits, quitte à exclure certains pays, de façon exceptionnelle et non discutée. Peut-on donc aller jusqu’à dire que cette compétition a servi la cause de l’Europe politique, dans la mesure où, en accueillant tous les nouveaux sur un pied d’égalité, en gérant les conflits sans immixtion et de manière consensuelle, elle a plus rapproché les peuples, auxquels elle a donné une visibilité appréciée, qu’elle ne les a opposés ? Chacun répondra à sa guise…

[1Les matchs de la France, qualifiée d’office en tant que pays organisateur, étaient des amicaux.

Mots-clés

Entre 1904 et 1919, 128 internationaux ont porté au moins une fois le maillot de l’équipe de France. Si leur carrière internationale est la plupart du temps anecdotique, leur vie est souvent romanesque.

Vos commentaires

  • Le 17 juin à 11:48, par Bernard Diogène En réponse à : Géopolitique de l’Euro

    Bonjour.
    Simplement pour signaler, au sujet des anciens républiques de l’URSS (paragraphe « L’exception géorgienne en 2024 »), d’une part que la Lettonie a participé à l’Euro 2004, d’autre part que la France s’est également étalonnée au Kazakhstan.

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