Georges Crozier doit sa (relative) notoriété au seul fait qu’il a laissé ses coéquipiers finir le match du 7 mai 1905 à Bruxelles sans gardien de but, quittant le terrain en hâte afin de pouvoir prendre le train le ramenant à la caserne où il accomplissait alors son service militaire… Cette anecdote ravit tous ceux qui prennent l’Histoire des Bleus par le petit bout de la lorgnette, et elle se trouve partout !
Il faut dire qu’elle fait sourire le supporter d’aujourd’hui, surtout celui de moins de soixante ans, qui n’a pas connu les rigueurs du service militaire, les trains de permissionnaires bondés des dimanches, et la peur du cachot en cas de retard ! Donc, à l’usage des jeunes lecteurs, Crozier a redouté d’être porté déserteur s’il n’arrivait pas à Soissons à temps, et, plutôt que de s’exposer aux sanctions de l’Armée, pas spécialement réputée pour son indulgence, il a préféré laisser l’équipe de France se débrouiller sans lui pendant les 25 dernières minutes à jouer.
Surtout ne pas manquer le train de 18h
Le plus étonnant, c’est qu’on ne le lui en a pas voulu : il a été resélectionné pour le match suivant, toujours contre les Belges, mais à Saint-Cloud, cette fois-ci, en avril 1906, et il a tenu son poste pendant les 90 minutes. Alors, que s’était-il passé, en 1905 ? Permissionnaire, Crozier avait accepté de se déplacer à Bruxelles, mais à la condition de pouvoir prendre le train de retour de 18 heures, lui permettant, par le jeu des correspondances, de revenir à Soissons le lundi matin à l’heure fixée pour le retour à la caserne, ce que l’horaire prévu pour le match autorisait. Sauf que l’arbitre retenu, l’anglais Lewis, n’était pas là à l’heure prévue pour le coup d’envoi !
Les minutes passant, Clément Robert-Guérin (le fondateur de la FIFA et président de la Commission d’Association de l’USFSA, manager et accompagnateur des Bleus) tempêta sur le bord de la touche, parce qu’il avait donné à Crozier sa parole qu’il pourrait prendre le train de 18 heures. Finalement, Lewis arriva avec 45 minutes de retard, on s’était même résolu à commencer la partie sans lui, et il ne resta à l’équipe de France d’autre solution que de terminer le match à dix, avec l’arrière Fernand Canelle dans les buts. Trois buts belges furent marqués après le départ de Crozier, mais le match était déjà perdu (0-4 à ce moment) et le score final (0-7) importa peu. A tel point qu’on ne retient ce match qu’à cause de l’anecdote du départ de Crozier !
Mais que sait-on d’autre de lui ?
En fait, presque rien. A commencer par sa date de naissance : on lit partout 1882, mais je n’ai pas pu trouver d’acte d’état-civil le prouvant. Ce qui est prouvé, par contre, c’est que, le 1er janvier 1897, on peut lire sur le Journal de la Jeunesse : « jeudi aux Tuileries s’est joué un match entre l’Association Athlétique du Lycée Carnot et le collège Rollin », et Crozier est le capitaine et le gardien de but de Carnot. Dans cette équipe, figure le futur international Zeiger, dont on connaît l’état-civil : il était né en 1881. Il est donc vraisemblable que Crozier ait eu 15 ans, sa naissance se situant donc probablement dans une fourchette allant de 1880 à 1882 (on entrait au lycée à l’époque, et jusqu’en 1964, en classe de sixième). Dès le mois d’octobre 1897, il garde les buts de l’US Parisienne, en équipe seconde d’abord, puis en 1898 en équipe première. Puis plus rien.
On perd sa trace, et on la retrouve dans le Middlesex
Sa trace réapparaît en Angleterre, dans le Richmond Herald : de 1900 à 1902, il joue pour le Richmond Town AFC (Middlesex), il est appelé GP Crozier, selon l’usage britannique d’utiliser deux, voire trois initiales des différents prénoms (« Our french goalkeeper GP Crozier », notre gardien de but français). Puis il passe à West Norwood, club que nous connaissons déjà, puisqu’il a accueilli Canelle auparavant. Le 3 octobre 1903, on lit : « GP Crozier, who defended the Richmond goal last season, has been offered the captaincy management. » (GP Crozier, qui a défendu les buts de Richmond la saison dernière, s’est vu offrir le capitanat — sous-entendu à Norwood — et c’est un grand honneur, car on sait l’importance du capitaine à cette époque, alors, l’offrir à un étranger…)
Mais le 21 novembre 1903, on lit également : « GP Crozier, the visitor’s custodian left immediately after the match for Paris, where he will remain for some time to come. » (GP Crozier, le gardien de but des visiteurs, est parti immédiatement après le match pour Paris, où il demeurera pour quelques temps.) C’est la fin du séjour anglais de Crozier, qui aura duré quatre années, le temps de mener à bien des études supérieures ? Crozier s’y est fait apprécier : ne garde-t-il pas les cages de la sélection du sud de Londres, opposée à celle du nord, en février 1903 (un entrefilet paraît même dans l’Auto) ?
En revanche, pas question de Fulham, alors que tous les sites français (et ils abondent) qui parlent de Crozier titrent, avec une sorte d’orgueil : Crozier, le premier Français qui ait joué pour une équipe professionnelle anglaise, Fulham. Sauf que vous pouvez fouiller dans le « Player’s A-Z » de Fulham, ou dans la presse sportive anglaise de l’époque (Sporting Life, par exemple), vous ne trouverez rien. Crozier n’a pas joué pour Fulham (alors en Southern League pro) : il est seulement possible qu’il en ait été question, comme on verra plus loin.
Comment s’explique le retour en urgence de Crozier à Paris ? On ne le sait pas, et on perd encore sa trace pour toute l’année 1904. Hypothèse : il doit se présenter au conseil de révision, et est ensuite incorporé, en avril 1904 par exemple (les incorporations se passaient au printemps, pour ceux nés en fin d’année, et en automne, pour ceux nés en début d’année).
Georges Crozier est debout au troisième rang, le troisième en partant de la droite, avec une sélection parisienne le 7 janvier 1906 (BNF Gallica)
A l’armée, il perd sa place à l’US Parisienne
Une chose est certaine : Georges Crozier est sous les drapeaux en 1905, le service durait deux ans à l’époque. L’autre fait certain est que Crozier ne joue pas pour son ancien club parisien en 1904 : c’est Maurice Guichard, par ailleurs titulaire du poste en équipe de France, qui garde les cages de l’US Parisienne. Crozier est en caserne à Soissons, la liaison avec Paris lors des permissions n’est pas évidente, Guichard est bon, donc il est en retrait ; mais il n’a pas abandonné le football, comme la suite va le prouver.
Crozier réapparaît dans les cages de l’USP le 16 avril 1905, pour jouer la finale de la Coupe Dewar contre le Racing (2-0) avec ce commentaire : « Crozier remplaçant Guichard légèrement blessé il y a huit jours. » C’est son premier match depuis un an et demi, et Crozier va immédiatement être retenu en équipe de France ! Il est prévu lors d’un match d’entraînement le 1er mai, toujours en remplacement de Guichard, mais se dérobe à nouveau, il se dit non disponible et on désigne un 3ème larron, Marmion ; sauf que, on lit dans l’Auto le 2 mai ce dithyrambe : « Crozier est pour nous l’homme exceptionnel, celui qui, après quelques épreuves régulières, sera proclamé, sans emphases, gardien de but incomparable en France. Nous ne prétendons pas avoir découvert ses qualités, au contraire, mais nous écoutons les affirmations des dirigeants de Fulham, qui l’avaient engagé et l’auraient fait jouer régulièrement si le régiment ne l’avait obligé à revenir en France. »
Donc, Crozier est sélectionné pour jouer contre la Belgique uniquement sur sa réputation. On ne l’a vu jouer qu’un seul match (d’où la clause de style : « sera proclamé », au futur, « après quelques épreuves régulières », c’est-à-dire quand on l’aura vu jouer plus d’un match), mais cette réputation tient aux seuls compliments d’un dirigeant de Fulham (ou peut-être seulement d’un journaliste qui affirme que les dirigeants de Fulham, etc…). Sur ces « on dit », Crozier est retenu à la place de Guichard — pas très motivé pour aller à Bruxelles, semble-t-il — et on imagine que Robert-Guérin a dû insister, en plus, pour convaincre un Crozier réticent, s’inquiétant (à juste titre) pour son retour à la caserne (pas question d’aller au trou !), l’assurer que quoi qu’il se passe, il pourrait prendre le train de 18 heures…
Inouï !
Pour sa deuxième sélection, il arrête le premier pénalty concédé par la France
A partir d’octobre 1905, on voit davantage Crozier dans les cages de l’US Parisienne, il est même retenu pour jouer Paris-Londres à… Fulham fin octobre, mais il se défile encore une fois, revenir de Londres à Soissons est encore plus compliqué que de Bruxelles, il a été échaudé ! Par contre, il acceptera volontiers de jouer Paris-Nord en janvier 1906, où il est opposé à Baton, et présenté ainsi : « Le meilleur gardien de but français à l’heure actuelle ; habile, courageux, doué d’une bonne dose de sang-froid, défendra son but avec son brio coutumier. »
Il est retenu pour jouer contre la Belgique de nouveau, on l’a déjà dit ; la presse débat : « Devrait-on lui préférer Baton, de Lille ? Non, parce que si leur valeur respective peut être mise en balance, Crozier a une plus complète expérience. Il tenait cette place l’an dernier, il n’a pas déçu, il devrait la conserver. » On a bien lu : il n’a pas déçu, bien qu’il ait abandonné son poste ; il va quand même prendre encore cinq buts (0-5), mais il a l’honneur d’arrêter le tout premier pénalty sifflé contre la France, tiré par l’arrière belge Edgard Poelmans.
Dernière apparition pour l’USP en décembre 1906 ; en 1907, Guichard reprend sa place, et il n’est tout simplement plus question de Crozier, d’un seul coup d’un seul, il disparaît encore du paysage ! On ne le reverra plus sur un terrain de football. Sans explication.
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L’Auto du 16 novembre 1905 (BNF Gallica)
Quel était son style ? Crozier a laissé un long article dans L’Auto, traitant du jeu du gardien (16 novembre 1905) ; il y recommande de se servir surtout de ses mains (à l’époque, beaucoup de gardiens jouaient surtout au pied), y compris pour dégager, de sortir au-devant des attaquants, et de ne pas hésiter à plonger, ce qui était encore très rare : « Lorsqu’on a essayé quelques fois, on est surpris de voir combien il (le plongeon) est facile à exécuter. Du milieu du but, si l’on se lance franchement, la main arrive à quelques centimètres du poteau. » Un gardien moderne, donc « au jeu trop spécial pour être comparé », lit-on en octobre 1905 par ailleurs… (et au passage, l’article est signé… GP Crozier, ce qui confirme que le GP Crozier anglais et notre Georges Crozier ne font bien qu’une seule et même personne).
Dirigeant de Nice après un terrible accident au Japon
Crozier réapparaît en 1931 ! Dans le Sud, on lit : « Crozier, ex-international de football en 1905-06 préside la Commission de Football de l’OGC Nice ». Il en est question également dans l’Auto, en décembre 1934, où il explique que le club, qui a connu des vicissitudes dans le professionnalisme, ne disputera que des matchs amicaux ; mais dès la saison 1935-36, Nice reprend le championnat pro, et Crozier en est toujours un des dirigeants. Mieux, on trouve dans « Football » (de Rossini) un entrefilet, en 1931, qui nous apprend ceci : « M. Crozier, président de la Commission de football de l’OGC Nice, est un ancien international de football. Un terrible accident, survenu au cours d’une rencontre jouée au Japon, lui paralysa les deux jambes pendant longtemps. Il marche encore très difficilement, à l’aide d’une canne. »
Crozier a donc joué au Japon, vraisemblablement après la Grande Guerre, dans les années 1920, et a dû être rapatrié pour faire sa rééducation en France. Comment est-il devenu dirigeant du club de Nice, alors qu’il avait fait sa carrière française à Paris ? Mystère, mais on ne devient pas le dirigeant d’un club sur un claquement de doigts : cette fonction est réservée à des notables qui disposent de relations dans une ville, ou d’anciens joueurs. Pourtant, il n’y a pas trace de Crozier joueur à l’OGC Nice, donc il a intégré le club en tant que dirigeant dans les années 1920.
L’hypothèse diplomatique
C’est le moment d’évoquer une hypothèse, d’origine anglaise (eu-football.info) : GP Crozier aurait été le fils d’un diplomate, et l’on cite le nom de Philippe Crozier, chef du Protocole à l’Elysée de 1895 à 1902, ambassadeur au Danemark, puis en Autriche-Hongrie de 1907 à 1912. Il aurait été secrétaire d’ambassade auparavant à Londres, de 1881 à 1883… soit la fourchette envisagée pour la naissance de Georges Crozier ! L’avantage de cette hypothèse est qu’elle pourrait expliquer pas mal des mystères entourent notre Bleu : son absence des listes d’état-civil parisien, et même l’absence d’une fiche militaire à son nom.
En effet, on peut découvrir que le diplomate Philippe Crozier avait eu un autre fils, mais qu’il n’avait pas reconnu, de sorte qu’il avait été fiché sous le nom de sa mère… avant rectification sur présentation de l’acte de naissance (ce qui permet aujourd’hui de trouver cette fiche). Il est donc loisible d’envisager que GP (P pourrait être l’initiale de Philippe), né hors mariage également, n’avait pas été reconnu, du moins à sa naissance, et que la rectification sur sa fiche militaire n’a pas été faite (il fallait la réclamer, pièces à l’appui).
Car, comme on l’a dit, il est incontestable que GP Crozier a fait son service militaire en France, et on peut même expliquer pourquoi il craignait tant d’être porté déserteur en cas de retard au retour de permission : le fils d’un ambassadeur doit être exemplaire, pour éviter un scandale possible en cas de fuite de l’incident.
Le départ brutal de GP Crozier, début 1907, peut aussi s’expliquer : son père était nommé ambassadeur à Vienne, poste de prestige, et il aurait pu l’y rejoindre. Enfin, le séjour au Japon aussi pourrait s’expliquer : après avoir quitté le Quai d’Orsay, Philippe Crozier avait intégré les milieux financiers (les relations…), très précisément la Société Générale, puis la Banque franco-japonaise ! Le fait que GP Crozier ait pu intégrer la direction de l’OGC Nice, sans en avoir été joueur et sans avoir d’origines niçoises (la famille Crozier est lyonnaise) peut aussi s’expliquer facilement, en raison du prestige de son père et de ses relations dans le monde de la diplomatie et de la haute finance. L’hypothèse vaut ce qu’elle vaut, mais elle vaut d’être formulée, en tous cas !
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Football du 17 février 1944 (BNF Gallica)
Dernière coïncidence : le diplomate Philippe Crozier meurt le 9 février 1944 à Genève (mais il est enterré à Passy). GP Crozier meurt moins d’une semaine après lui : les archives d’état-civil de Nice ne sont pas consultables pour l’année 1944, qui est agitée (rappelons que Nice, après l’invasion de la zone dit Libre fin 1942, avait été occupée par les Nazis à la place des Italiens) ; cependant on trouve, sur « Football » du 17 février 1944, que l’enterrement de Georges Crozier a eu lieu le lundi 14. Ce qui ramène le décès au 11 ou au 12 selon toute vraisemblance.
Si d’aventure, un lecteur mieux informé peut, soit corroborer l’hypothèse dont je me fais l’écho, ou au contraire l’infirmer, la rédaction de Chroniques Bleues l’en remercie chaudement d’avance.
Les deux matchs de Georges Crozier avec l’équipe de France A
1 | Amical | 07/05/1905 | Bruxelles | Belgique | 0-7 | 65 | Premier joueur français sorti avant la fin |
2 | Amical | 22/04/1906 | Saint-Cloud | Belgique | 0-5 | 90 | Arrête le premier pénalty contre la France |