Qu’est-ce qu’une chronobiographie ?
Jean Baptiste Ducret, né le 27 novembre 1887 à Suresnes, fut le seul joueur de classe internationale incontestable des Bleus avant 1914. Il fut d’ailleurs le recordman de la sélection (20 matchs entre 1910 et 1914), et, si ce total paraît mince, c’est que le nombre des matchs internationaux était alors réduit : 36, dont 12 pour l’USFSA (1904-1908) et 24 pour le CFI.
Sélectionné pour la première fois en 1910 (auparavant, il n’était pas affilié au CFI [1]), Ducret s’imposa immédiatement comme un titulaire inamovible au poste de demi-centre, puisque ses 20 sélections sont quasi consécutives. Il ne rata qu’un match, à la suite d’une blessure au genou, contractée contre la Suisse en 1911 dès la 10e minute de jeu ; son courage le poussa à revenir sur le terrain en seconde mi-temps, mais ce fut au détriment de son genou : saison terminée ! Mais il se remit et ne rata aucun match par la suite, épaulé au début par Jean Rigal et Henri Vascout, puis Maurice Bigué et Gaston Barreau : la stabilité de cette ligne intermédiaire compta pour beaucoup dans les progrès que l’équipe de France fit alors. Ajoutons deux matchs officieux, contre la Belgique, en 1916 (1-4) et 1918 (2-5).
Un jeu de tête stupéfiant
Qu’avait Jean Ducret de plus que les autres ? Pas le gabarit : 1,62 m, 56 kg, pas de quoi impressionner. Mais c’était un athlète, qui s’entraînait individuellement, à base d’exercices quotidiens de gymnastique (dite « suédoise ») et de footing, efforts que la grande majorité des autres footballeurs français ne faisaient pas, se contentant de jouer, un point c’est tout. Ducret possédait donc du souffle et de la détente. Sa spécialité était le jeu de tête, la presse parle de ses « headings stupéfiants », parent pauvre du football français. Malgré sa taille, et grâce à une double détente et à ce que les Anglais appellent le « timing », Ducret soufflait le ballon à plus grand et plus costaud que lui, sautant au bon moment, plus haut, et catapultant le ballon dans la direction choisie, et non au petit bonheur la chance.
Le poste de demi-centre était essentiel, dans la tactique dite du 2-3-5 (ou Pyramide) : défensivement, il aidait ses arrières jusque dans la surface de réparation, et offensivement, il relançait et dirigeait le jeu, c’était la plaque tournante. Le jeu de passes était l’autre point fort de Jean Ducret : des passes appuyées, sèches, précises, moins dans les pieds du partenaire que dans sa course. Enfin, son autorité était incontestée : il fut 12 fois capitaine, à une époque, rappelons-le, où le capitaine était élu par ses coéquipiers, et non imposé par le sélectionneur, comme aujourd’hui. Ducret était de l’espèce des leaders, si précieuse ! Il n’a marqué que 3 buts (dont un sur pénalty), et délivré que peu de passes décisives, mais ce n’était pas son rôle : son rôle était de distribuer le jeu et de diriger ses partenaires.
Un souvenir ému du désastre de Faroppa
S’il faut mettre en avant un match, laissons la parole à Ducret lui-même, dans Sporting en octobre 1918 : « Il n’est pas un match qui m’ait semblé plus émotionnant que celui entre la France et l’Italie à Turin en 1912 où la France triompha par 4 à 3 après avoir soutenu une lutte où chaque instant la physionomie du jeu se modifiait et la foule suivait ses variations en manifestant tour à tour la joie, l’abattement, l’espérance et la colère. ». Un match où Maës marqua trois buts et que les Italiens appellèrent « il disastro Faroppa » (du nom de leur gardien de but …) Et voici l’appréciation italienne, au sujet de Ducret, selon la Gazzetta dello Sport : « Sopratutto domina il gioco del centro Ducret, con abilissimo dribbling e forti, lunghi, ben diretti colpi di testa. » (Ducret domina le jeu au centre du terrain avec des dribbles habiles et de coups de tête forts, longs et bien dirigés).
On peut également considérer Ducret comme le premier véritable professionnel français. Il changea de club un nombre invraisemblable de fois, ainsi que de fédérations : USFSA [2] à ses débuts (AS de la Seine, vers 1900), puis FSAF [3] au sein de l’UA des Batignolles avec laquelle il gagna le championnat « professionnel » en 1905. Pas professionnel au sens actuel, c’est-à-dire régi par des contrats, mais au sens de l’USFSA, qui exigeait un amateurisme intégral. La FSAF (qui devint en 1906 la FSAPF, P pour professionnel) distribuait des primes aux vainqueurs de ses championnats, ce qui était interdit par la sourcilleuse USFSA.
Ducret passa ensuite à la Société Municipale de Puteaux, affiliée à la FCAF [4] (qui autorisait aussi les primes), puis à l’Etoile des deux-Lacs de la FGSPF [5] (en principe plus amateur, mais on peut se poser la question s’agissant de Ducret) ; il revint au sein de l’USFSA en signant à L’Olympique Lillois en 1913 (sûrement pas pour des prunes…). Au passage, il accumula les titres : avec la FSAF, avec la FCAF, avec la FGSPF et enfin avec l’USFSA… Partout où il passait, il bonifiait son équipe et gagnait. Puis on le vit revenir à Paris pendant la guerre (ASF en 1915, et Stade Français).
Le 25 janvier 1914 avant France-Belgique à Lille. Jean Ducret est le quatrième joueur debout en partant de la gauche. (Agence Rol, BNF Gallica)
Son nom à une marque de chaussures
Ayant raccroché les crampons, on le vit ensuite entraîner le SO Est, puis l’US Chantilly au début des années 1930, bref il ne s’éloigna jamais du football, préfigurant ainsi les joueurs modernes, alors que les autres joueurs de l’époque avaient tous des professions sans rapport avec le sport. Terminons en précisant que Ducret donna son nom à une chaussure de football, en 1921 (ce qui lui valut d’être classé professionnel par la FFFA) puis ouvrit un magasin d’articles de sport rue de Maubeuge à Paris, commerce dont il vécut.
De formation, Ducret était ajusteur, et cette spécificité lui valut d’être retiré du front en 1915, où il avait participé aux assauts meurtriers de 1914 (sans oublier le football pour autant : « J’ai moi-même joué au Bois-le-Prêtre — près de Pont-à-Mousson, où se déroulèrent de féroces combats — à quelques centaines de mètres des Boches », ces fameuse parties disputées au front entre Poilus entre deux offensives, dit-il en 1917). Il fut affecté jusqu’à l’Armistice aux usines Clerget-Blin de Levallois, où étaient construits des moteurs d’avion de combat. Mais le football lui permit ensuite de vivre du commerce des articles de sport et d’échapper à l’usine : il fut l’un des premiers.
Il est décédé le 19 novembre 1975 à Vaucresson.
Les 20 matchs de Jean Ducret avec l’équipe de France
Sel. | Genre | Date | Lieu | Adversaire | Score | Tps Jeu | Note |
---|---|---|---|---|---|---|---|
1 | Amical | 03/04/1910 | Gentilly | Belgique | 1-4 | 90 | |
2 | Amical | 16/04/1910 | Brighton | Angleterre | 1-10 | 90 | capitaine |
3 | Amical | 15/05/1910 | Milan | Italie | 2-6 | 90 | 1 but |
4 | Amical | 01/01/1911 | Charentonneau | Hongrie | 0-3 | 90 | capitaine |
5 | Amical | 23/03/1911 | Saint-Ouen | Angleterre | 0-3 | 90 | |
6 | Amical | 09/04/1911 | Saint-Ouen | Italie | 2-2 | 90 | |
7 | Amical | 23/04/1911 | Genève | Suisse | 2-5 | 55 | blessé au genou, sort à la 10e et revient à la 46e |
8 | Amical | 29/10/1911 | Luxembourg | Luxembourg | 4-1 | 90 | |
9 | Amical | 28/01/1912 | Saint-Ouen | Belgique | 1-1 | 90 | capitaine |
10 | Amical | 18/02/1912 | Saint-Ouen | Suisse | 4-1 | 90 | capitaine |
11 | Amical | 17/03/1912 | Turin | Italie | 4-3 | 90 | capitaine |
12 | Amical | 12/01/1913 | Saint-Ouen | Italie | 1-0 | 90 | capitaine |
13 | Amical | 16/02/1913 | Bruxelles | Belgique | 3-0 | 90 | capitaine |
14 | Amical | 27/02/1913 | Colombes | Angleterre | 1-4 | 90 | capitaine |
15 | Amical | 09/03/1913 | Genève | Suisse | 1-4 | 90 | capitaine, bat le record de sélection de Louis Mesnier |
16 | Amical | 20/04/1913 | Saint-Ouen | Luxembourg | 8-0 | 90 | 1 but, capitaine |
17 | Amical | 25/01/1914 | Lille | Belgique | 4-3 | 90 | |
18 | Amical | 08/02/1914 | Luxembourg | Luxembourg | 4-5 | 90 | 1 but sur pénalty |
19 | Amical | 08/03/1914 | Saint-Ouen | Suisse | 2-2 | 90 | capitaine |
20 | Amical | 29/03/1914 | Turin | Italie | 0-2 | 90 | capitaine, nouveau record de sélections |