Qu’est-ce qu’une chronobiographie ?
La participation de la France aux Jeux olympiques de Londres en 1908 avec deux équipes, baptisées A et B, et non une seule comme tous les autres concurrents, est un fait demeuré unique dans l’histoire des compétitions internationales de football, et elle a fait l’objet de plusieurs articles déjà sur Chroniques bleues ; elle a entraîné la sélection d’une série de néophytes qui, sans cela, n’auraient été appelés en Bleu, et Ulysse Wibaut en est l’exemple type.
Une sélection tombée du ciel
Il n’a jamais été sélectionné auparavant, même dans l’équipe du Nord, et ne le sera plus jamais par la suite, y compris dans la sélection que l’USFSA opposait après sa rupture d’avec la FIFA aux rares membres de l’organisation concurrente qu’elle avait essayé de lancer, l’UIAFA. Autant dire que Wibaut était fort loin du niveau international, et qu’il a donc bénéficié d’une sélection… tombée du ciel, qu’il a sans doute acceptée avec fierté, mais qui s’est soldée par une monumentale claque (1-17). Une claque pour l’équipe, mais aussi personnellement pour Wibaut, qui occupait le poste d’arrière central fixe, donc de dernier rempart, chargé de neutraliser l’avant-centre adverse. Or, ce dernier, le Danois Sophus Nielsen, a marqué dix buts, faisant tourner le malheureux Wibaut en bourrique.
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Ulysse Wibaut (contre le poteau) face au Danemark. La Vie au grand air du 31 octobre 1908 (BNF, Gallica)
Un document récemment déniché dans la revue Les Jeunes (bulletin de la FGSPF, fédération des patronages) du 19 septembre 1908, jette une lumière nouvelle sur cette fameuse sélection envoyée à Londres. Ceux qui ont lu les précédents articles consacrés à ce sujet sur ce site savent que le COF (Comité Olympique Français) avait pris parti pour une sélection mixte, composée d’éléments de l’USFSA certes (au premier trimestre de 1908, elle était toujours membre de la FIFA, qu’elle avait du reste fondée en 1904), mais aussi du CFI, une structure confédérale concurrente de la toute-puissante USFSA. Charles Simon, secrétaire du CFI et proche de Pierre de Coubertin, le rénovateur des Jeux olympiques, s’était démené dans ce sens. Mais le 4 octobre 1908, quand paraît dans les journaux une liste des sélectionnés pour Londres forte de 44 noms, force est de constater qu’aucun des joueurs du CFI n’y figure, sans explication.
La lettre de Pierre Roy à Charles Simon
Mais, fait surprenant, en compulsant le rapport officiel des Jeux rédigé par les Anglais, on ne peut manquer de noter que le listing des joueurs engagés par la France comporte 77 noms (!), dont celui de 15 joueurs de la FGSPF, aucun n’ayant joué, bien entendu. Ces noms, les Anglais ne les avaient pas inventés, il avait donc fallu que quelqu’un les leur fournisse, mais qui ? Il est possible aujourd’hui de répondre, grâce au document reproduit dans Les Jeunes par Charles Simon.
Il s’agit d’une lettre à lui adressée le 26 août 1908 par Pierre Roy, secrétaire de l’USFSA, demandant de « bien vouloir communiquer d’urgence la liste des membres de votre fédération susceptibles de prendre place dans une équipe nationale de football-association. »
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Les Jeunes du 9 septembre 1908 (BNF, Gallica)
Ce document prouve donc que l’USFSA, longtemps réticente à l’idée de devoir partager l’honneur de composer l’équipe de France alignée aux Jeux, a fini par céder. Jusqu’ici, tout portait à croire qu’elle avait fait la sourde oreille, en dépit des sollicitations de Coubertin et de Simon. Charles Simon répond en fournissant quatre noms seulement, ceux de Henri Bellocq, Félix Julien et Henri Mouton, qui seront tous trois internationaux quand le CFI aura remplacé l’USFSA à la FIFA (fin août 1908, la démission de l’USFSA est actée, mais le CFI n’a pas encore décidé de candidater pour la place ainsi libérée à la FIFA…) et Pierre Rose, qui lui ne le sera jamais. Il parle aussi du Patronage Olier, champion de la FGSPF. Puis Simon s’interroge sur leur insertion « si vous formiez un ou plusieurs teams français ».
Phrase ô combien intéressante car elle prouve que la décision d’envoyer deux équipes est dans l’air (dès le 14 août, en fait, dans Tous les Sports, on relève : la Commission décide d’accepter l’invitation qui lui est envoyée d’engager deux équipes – sachant que la Commission n’est pas le Bureau, qui qui seul détient le pouvoir de décision) ; le mot insertion semble prouver que Simon pense à mixer les joueurs, et non pas, comme il a été envisagé (notamment par moi) de composer deux équipes différentes, une par Fédération. Pour être complet, signalons que le 28 août, on peut lire dans le bulletin de l’USFSA Tous les Sports : « Après examen de la situation, le Bureau charge son administration (?) de prendre les mesures nécessaires ».
L’échec d’une sélection mixte qui permet l’émergence de la FFF
Formule sybilline, mais qui implique peut-être de fournir au British Olympic Committee la liste des engagés français… d’où les 15 noms de joueurs du CFI : 4 (Bellocq, Julien, Mouton et Rose), plus les 11 titulaires du Patronage Olier ? Dernier élément : le 12 septembre, Pierre Roy écrit pour dire que l’USFSA a inscrit deux équipes aux Jeux et parle d’un match auquel assisterait la Commission Centrale d’Association de l’USFSA (qui constitue son comité de sélection), et qui servirait sans doute de test, match auquel prendraient part des joueurs du CFI. Mais ce match n’eut jamais lieu, et on en ignore les raisons qui firent finalement capoter le projet pourtant bien avancé de sélection mixte.
Une chose est claire : s’il y avait eu une sélection mixte USFSA-CFI aux jeux de 1908, toute l’Histoire du football français en aurait été changée : le CFI n’aurait pas présenté de candidature à la FIFA, une réconciliation USFSA-FIFA aurait certainement eu lieu, l’USFSA n’aurait pas implosé et la FFF, créée en 1919, n’existerait pas !
Revenons à Wibaut, dont on comprend que la sélection a été improvisée à la dernière minute, quand le projet de sélections mixtes a été abandonné (dans la deuxième quinzaine de septembre 1908). Fernand Canelle, Henri Moigneu et Victor Sergent ayant fait connaître leur forfait, il a fallu puiser dans les réserves, d’où un trio défensif néophyte Ulysse Wibaut – Jean Dubly – Charles Renaux pour affronter des Danois, qui venaient de dynamiter l’équipe de France B 9-0 trois jours plus tôt… avec le succès qu’on sait.
Un U qui veut dire Ulysse
Attardons-nous un instant sur l’état-civil de Wibaut. On a longtemps quasiment tout ignoré de lui, sauf l’initiale de son prénom, U. U est devenu plus tard Ursule, ce qui est un peu surprenant. Néanmoins ce prénom n’est pas uniquement féminin, il a été porté par des hommes… autrefois ! Et puis en fait, non, U est Ulysse. Ulysse Joseph Wibaut est né le 18 juin 1887 à Howardries, une localité qui, malgré son nom, est située en Belgique. C’est un hameau frontalier ; son père était batelier sur l’Escaut.
Le jeune Ulysse est allé faire des études à Lille, études poussées puisqu’il a été diplômé ingénieur chimiste. Le football n’a été qu’un loisir pour lui, sa carrière était dans la chimie, comme la suite l’a prouvé. Il joue à l’Olympique Lillois dès 1906, sans se faire remarquer, puis passe au Club Lillois en 1912, suivant donc André Billy, l’homme qui claquait les portes, celle de son club après celles de la FIFA, l’homme qui a inventé l’UIAFA et a cru faire plier la FIFA, mais qui n’a fait qu’échouer à chaque fois. Pourquoi Wibaut l’a-t-il suivi ? Mystère.
Footballistiquement, Ulysse Wibaut est ce qu’on appelle une « chèvre » quand on parle sans ménagement ; Platini aurait dit qu’il avait « les pieds carrés », bref inutile d’en rajouter. Un des très rares commentaires que j’ai pu dénicher sur lui, en 1913, à propos du derby OL (Olympique Lillois) – Club Lillois, dit : « Wibaut eut beaucoup de loupés, qu’il rachète par un travail considérable et un courage léonin. » Traduction : Wibaut ne savait pas contrôler la balle, mais il se dépensait sur le terrain ; pas étonnant que Sophus Nielsen ait pu marquer dix fois face à lui !
Malgré cette médiocrité courageuse, et grâce aux circonstances évoquées plus haut, Ulysse Wibaut a gagné le droit d’être considéré comme un Bleu à part entière. Sur le plan du football, on trouve trace de lui encore en 1921, lorsqu’il sert d’entraîneur occasionnel à l’US Quevilly : « malgré tout le bien que dit de l’équipe de Quevilly son entraîneur Wibaut, ancien équipier premier de l’Olympique Lillois… », écrit le journal Nord-Sportif. Professionnellement, après un passage à Rouen, on sait qu’Ulysse Wibaut deviendra le directeur des usines chimiques Kuhlmann à Loos, ce qui représente une belle réussite pour le fils d’un batelier.
Il est paraît-il décédé le 17 juin 1968, mais cette date est donnée sans garantie, car il n’est possible de la vérifier en y accolant un lieu précis de décès, sur aucun site généalogique, sur aucun registre d’état-civil.