Chaque génération d’amateurs de football a un numéro 10 (voire plusieurs) qui fait des arabesques dans ses souvenirs. Celle des Dé-managers, moyenne d’âge oblige, penche évidemment plus pour Inesta, Zidane, Riquelme, Messi ou Baggio. La mienne est éclairée par Platini, Zico ou Maradona. Peu importe. Les génies sont partageurs, et leur histoire est tellement riche qu’il fallait bien se mettre à quatre pour la raconter. Raphaël Cosmidis, Julien Momont et Christophe Kuchly, déjà réunis chez Solar pour Comment regarder un match de foot ? (2016) et Les entraîneurs révolutionnaires du football (2017) ont été rejoints par Philippe Gargov pour se lancer dans L’odyssée du 10, un projet qui leur a pris un an et demi.
Un art de l’espace et du temps
Découpé en quatre parties de longueurs inégales, le livre est parsemé d’incursions hors champ sous la forme de mini-interviewes originales : en vrac, un chef d’orchestre, un quarterback, un chef cuisiner, un demi d’ouverture, un chorégraphe, un militaire formateur en leadership, un magicien ou une numérologue. Anecdotique ? Pas tant que ça : quand le chef d’orchestre Maxime Pascal définit la musique comme un art de l’espace et du temps, comme le football, quand le quarterback Paul Durand évoque la position de shotgun ou quand le magicien Etienne Pradier parle de détournement de l’attention, on voit les choses différemment et les éclairages sont inattendus. Comme une traduction éditoriale de la créativité et de l’imprévisibilité des numéros 10.
Dans Les racines créatives du 10, il est question de surface de jeu, que ce soit le bitume des cités, le potreno (terrain vague argentin) ou le futsal actuel, de la définition que Schopenhauer faisait, il y a deux siècles, du génie (« qui accomplit ce que les autres ne peuvent imaginer ») ou encore de recherches poussées en neurosciences sur la capacité créative. Celle qui mènent les numéros 10 « aux plus géniales fulgurances. Aux plus efficaces aussi. Faut-il être dingue ou terre à terre pour passer une panenka sous la transversale finale de la Coupe du monde ? »
Un poste disparu, ou dilué ?
On y parle évidemment tactique, comme dans les deux volumes précédents, mais à un degré moindre : la section l’Odyssée tactique occupe le tiers du livre environ. On y remonte aux origines, celles du WM avec l’Uruguayen Pedro Cea (double champion olympique 1924 et 1928, champion du monde 1930) et le Brésilien de Flamengo José Peracio et bien sûr la magnifique Hongrie de Nandor Hidegkuti au début des années 50. On y découvre comment l’interdiction faite aux gardiens de prendre le ballon à la main sur une passe en retrait au pied, en 1992, a changé la nature du jeu, obligeant les gardiens et les défenseurs à élargir leur palette technique.
On y réfléchit à l’évolution du poste : le 10 a-t-il disparu il y a dix ans avec Juan Roman Riquelme, l’Ultimo Diez argentin, ou au contraire est-il désormais dilué dans tous les joueurs de champ, qui doivent être capables de prendre le jeu à leur compte ? Comment interpréter l’avènement, avec la raréfaction des espaces devant, de meneurs reculés comme Andrea Pirlo ?
On y trouve aussi un passage d’une vingtaine de pages sur l’explosion des datas, avec les passes décisives, les passes clés, les dribbles réussis, les expected assists (xA, passes décisives attendues) ou encore le packing qui mesure le nombre d’adversaires éliminés par un dribble ou une passe. On y découvre ce qu’est le tracking, le suivi des joueurs quand ils n’ont pas le ballon. Une mesure qui devrait se généraliser lors de la Coupe du monde 2022. Même si, et heureusement, « les datas ne pourront jamais entièrement capturer la nature du numéro 10, qui dépasse le sens pratique pour produire le beau. Et la spécificité du beau est bien son aspect inquantifiable. »
Le héros au mille et un visages
Mais une des choses les plus intéressantes du livre, c’est dans la première partie qu’on la trouve (L’odyssée romantique). Alors que l’historien Jonathan Wilson avait avancé que « peut-être que le meneur de jeu n’est pas du tout une position mais un état d’esprit », les auteurs tirent un parallèle brillant avec le livre du spécialiste de la mythologie Joseph Campbell, Le héros aux mille et un visages. Il n’est pas question de foot là-dedans (le titre date de 1949) mais de récits fondateurs et de mythes communs à toutes les cultures, celui du voyage du héros, qu’on retrouve aussi bien dans L’Odyssée (la vraie, celle de Homère) que dans Star Wars ou Harry Potter. Les numéros 10 au foot seraient cette sorte de héros, « qui transcendent les époques, les langues et les cultures, [qui ] mettent tout le monde d’accord malgré leurs failles, leurs paradoxes et leurs personnalités complexes. »
Et comme les héros eux-mêmes ont leurs propres héros, on découvre un joueur oublié, l’Argentin Ricardo Bochini. Ça vous dit quelque chose ? Moi, rien du tout. Pourtant, lors des cinq dernières minutes de la demi-finale Argentine-Belgique 1986, il a joué avec Diego Maradona, alors au sommet de son art après avoir enchaîné deux doublés contre l’Angleterre et la Belgique. Et c’est ce dernier qui est en extase : « quand j’ai vu entrer Bochini, j’ai eu l’impression de toucher le ciel avec les mains », a déclaré plus tard le champion du monde. On est loin, très loin, des expected assists.
Aux dizaines de matchs visionnés sur l’indispensable site Footballia.net par ce quatuor de trentenaires nés après la retraite internationale de Platini et le titre mondial de Maradona s’ajoutent une bonne soixantaine de témoignages d’anciens joueurs et de techniciens (Gourcuff, Giresse, Totti, Puel, Denoueix, Abily, Carrière, Bazdarevic, Vercruysse, Rouyer, Petit, Meghni…) qui nourrissent le propos de leur expérience et de leur réflexion. L’odyssée du 10 durera ce que durera le football, autant dire qu’elle n’est pas prête de s’achever.