Les premiers Bleus : Pierre Allemane, deuxième capitaine et agent de change

Publié le 16 février 2023 - Pierre Cazal

Convoqué pour le tout premier match de l’histoire de l’équipe de France, Pierre Allemane porta le brassard dès le suivant et le garda lors de ses sept sélections. Il était sans doute le meilleur joueur français du début du vingtième siècle.

Cet article fait partie de la série Les premiers Bleus
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Richard Pierre Louis Alègre est né le 10 janvier 1882 à Montpellier et n’a été reconnu par son père, Jean Pierre Alemane, ou Allemane (les deux orthographes se trouvent à l’état-civil) qu’en 1898, lorsque ce dernier se décida à convoler en justes noces avec sa mère à Paris : le jeune Pierre avait alors 16 ans et demi !

Cependant il usait déjà du nom de son père auparavant, puisqu’il est possible de trouver le nom d’Allemane dans l’équipe du club de Passy, l’Union Athlétique, dès le mois de novembre 1896. Puis il évolue dans les rangs de l’United Sports Club en 1898, et enfin au Club Français en 1900.

Les propositions ne manquent donc pas à ce jeune joueur, qui se remarque par son gabarit : il mesure 1,80 mètre, ce qui, à une époque où la taille du conscrit moyen ne dépasse pas 1,63 mètre, en fait un colosse, d’autant plus qu’il pèsera bientôt 90 kilos. D’où le choix de le placer à l’arrière : on trouve la formule suivante, dans L’Auto, en 1900 : « la muraille formée par Allemane et Bach », les deux arrières du Club Français. Puissant, mais vif, Allemane « défend son camp avec une énergie farouche », peut-on également lire.

C’est l’époque de la tactique unique du 2-3-5 où, grosso modo, les deux arrières ressemblent fort à nos défenseurs axiaux actuels : ils balayent la surface de réparation, tandis que les demi-ailes, eux, arpentent les couloirs comme nos « pistons », positionnés plus haut. La seule différence, c’est qu’on ne demande pas à l’arrière de 1900 de relancer proprement ; il suffit qu’il dégage à grands coups de botte.

  • La Vie au Grand Air du 26 avril 1902 (BNF Gallica)

Champion de France avec le Racing en 1903

Pierre Allemane est très vite remarqué, et sélectionné dans l’équipe de Paris qui se rend à Londres en mars 1902 défier le Marlow FC (demi-finaliste de l’Amateur FA Cup, réservée aux amateurs, contrairement à la FA Cup, qui est open) et être battue 4-0, ce qui, à l’époque, n’est pas vécu comme humiliant. Allemane a encore changé de club, il joue pour le Racing, qui parvient en finale du championnat de France 1902. Rappelons qu’alors, il s’agissait de « play-offs » joués en fin de saison entre les différents champions régionaux, le Racing étant donc champion de Paris. Il s’incline, après prolongations, 4 à 3 face à Roubaix, mais aura sa revanche dès l’année suivante, 1903, en battant cette fois-ci Roubaix, à l’issue de deux matchs, car il aura fallu rejouer en dépit d’une nouvelle prolongation, ne permettant toujours pas aux deux équipes de se départager (2-2). Le match est donc rejoué, à Lille, et le Racing l’emporte enfin 3-1.

Pierre Allemane a joué les deux premiers matchs à l’arrière, aux côtés de Fernand Matthey (frère de Raoul Matthey, qui est, lui, le buteur, de nationalité suisse), et le troisième en tant que demi-aile. Allemane sera encore champion de France en 1907 (toujours aux dépens de Roubaix, 3-2 !), à l’arrière aux côtés de Victor Sergent. En 1908, devinez quelle est la finale du championnat ? Roubaix prend sa revanche et bat le Racing 2-1, où Allemane joue cette fois-ci demi-centre. C’est dire que le palmarès de Pierre Allemane est fourni, et il passe alors pour être le meilleur joueur français.

Il est bien évidemment sélectionné, quand il s’agit de mettre sur pied une équipe nationale, en 1904. Rappelons qu’il n’y en avait pas auparavant, sinon de façon éphémère et circonstancielle en 1900, pour le Tournoi olympique (qui était aussi, voire surtout, celui de l’Exposition Universelle de Paris), et que Robert-Guérin, président de la CA (ou commission d’association) de l’USFSA, travaillait depuis 1902 à créer une fédération internationale, destinée à promouvoir et encadrer des matchs internationaux représentatifs, et même une compétition européenne. Il se heurtait au refus de la Fédération anglaise (la FA), créée en 1863, dont l’antériorité faisait un peu le « gendarme » du football, et qui ne se souciait guère des fédérations apparues après elle sur le Continent ; mais il finit par trouver un écho favorable auprès d’autres fédérations européennes, ce qui l’amena à fonder la FIFA en 1904, sans les Anglais.

Agence photographique Rol, 10 novembre 1906 (BNF Gallica)

Une vigueur excessive dans les contacts

A titre de préparation pour le match inaugural, Belgique-France, repoussé au mois de mai 1904 en raison de difficultés de financement, la sélection française avait été opposée à l’équipe professionnelle anglaise de Southampton en mars, et Pierre Allemane en était, bien sûr. Malgré la défaite (1-6), Allemane fut « acclamé, car jamais il ne fut si brillant », rapporte L’Auto ; « se donnant le mérite de faire reculer par sa seule force et sa seule adresse l’avant auquel il s’est attaqué. »

Il joue aussi en 1905, contre la London League (5-1 pour celle-ci), et on peut lire ce commentaire : « Allemane, qui va, vient, repart, souvent dérange les combinaisons anglaises ; il fut une nécessité dans notre équipe, les Anglais nous l’ont dit. » Comprendre qu’Allemane se livre, en pure improvisation (car le pressing n’est théorisé nulle part alors), à un pressing défensif pour gêner les combinaisons de passes anglaises. Il est souvent question, à son propos, de son « excessive vigueur », à une époque où le football évite les contacts : le jeu amateur anglais est un jeu d’évitement, et non de duels. Allemane, de par son gabarit hors norme, n’hésitait pas à user de son poids dans les charges, ce qui explique les expressions citées plus haut, faire reculer, ou déranger les combinaisons. Il aurait certainement été davantage à son aise dans le football professionnel anglais, apparu à la fin des années 1880, et dont le jeu était plus musclé.

Deuxième capitaine de l’équipe de France, en 1905

Malheureusement pour l’équipe de France, Allemane ne put se rendre à Bruxelles pour y jouer le match du premier mai 1904, parce qu’il accomplissait son service militaire à Châlons sur Marne et n’avait pas eu de permission. Il en alla de même en mars 1905, mais pas en février : il arriva à la dernière minute, la veille au soir du match contre la Suisse, mais put jouer, et signer pour sa première sélection la première victoire de l’équipe de France, qui n’était pas encore en bleu (1-0). Il en était déjà le capitaine [1], et cela signifiait tout autre chose qu’aujourd’hui : les sélectionneurs se bornaient à sélectionner ; c’était le capitaine qui décidait de la tactique, et commandait véritablement sur le terrain, jouissant d’une autorité quasi militaire.

En voici l’exemple-type, mentionné dans la presse après la victoire obtenue contre la Suisse à Genève, en mars 1908 (2-1) : « Allemane a réuni ses coéquipiers et leur a indiqué la façon de procéder pour vaincre ; ses conseils ont été suivis. Le jeu de passes est merveilleux chez les Français, les demis suivent bien les avants, et les sorties sont rares ». Il est porté en triomphe après le match, n’ayant cessé d’encourager et de pousser ses coéquipiers sur le terrain.

Adepte d’un jeu collectif et du bloc équipe

Pierre Allemane est donc l’entraîneur, au sens moderne : on devine les principes de sa tactique, basée sur des passes précises (les sorties sont rares, veut dire que le ballon sort rarement du terrain, et que les passes sont donc assurées), donc sur un jeu collectif et non basé sur des exploits individuels de tel ou tel attaquant doué ou inspiré, et sur le soutien offensif des demis, qui est capital. Allemane a compris qu’il ne doit pas y avoir un trop grand espace entre les lignes, ce que tout coach s’attache à obtenir aujourd’hui, un bloc compact.

Ceci précisé, Allemane a des détracteurs : « ce joueur, qu’on préfère avoir avec soi que contre soi, reçoit sans cesse des offres de plus en plus brillantes », dit l’Auto dès 1906, à tel point qu’on relève la phrase suivante : « Allemane commence à s’habituer aux cris de : quarante sous, vendu ! et autres aménités ». On le soupçonne de se vendre au plus offrant, et de n’être plus vraiment amateur. Il faut dire qu’Allemane, qui est employé de banque, et évoluera vers la fonction d’agent de change … change continuellement de club, et sans doute pas pour des prunes ; il finit d’ailleurs au CASG, qui est le club de la… Société Générale, la banque bien connue ! Il n’est pas professionnel, mais est-il encore amateur, au sens strict du mot ? On en doute.

La retraite à 26 ans !

Le tournant, pour Allemane, c’est 1908. Le 31 mars, on peut lire la déclaration suivante : « Je prends ma retraite. J’ai suffisamment joué et je laisse ma place à de plus jeunes joueurs et à des meilleurs que moi. » Quelle est donc la cause de ce coup d’éclat inattendu ?

Le 23 mars, l’équipe de France a été laminée, c’est le mot, par l’équipe d’Angleterre (amateur) 12- 0, à Londres. L’attaquant anglais William Jordan a scoré à six reprises et Vivian Woodward, le meilleur joueur de son temps, trois fois. Allemane sort de ce match dégoûté, et s’épanche dans les journaux. Amer, il déclare : « Je n’ai pas un mot d’indulgence pour mon équipe » Selon lui, ses coéquipiers ne savent pas jouer au football (il ne précise pas s’il s’inclut dans le lot), et ils ne sont pas les seuls : « Nous n’apprendrons jamais rien avec les Suisses et les Belges, qui ne savent pas plus que nous ce qu’est le football anglais. » On le sent démoralisé : « Quel profit retirerons-nous de cette lutte (contre l’Angleterre) ? Un écœurement complet, une désillusion aussi complète et l’espoir à mon avis irréalisable d’égaler ces maîtres ».

  • L’Auto du 26 mars 1908 (BNF Gallica)

Un espoir qui sera pourtant réalisé en 1921 ! Allemane était trop pessimiste, ce qui s’explique par le sentiment d’impuissance ressenti ce jour-là, où les Anglais faisaient ce qu’ils voulaient sur le terrain, face à une équipe française résignée, qu’Allemane ne parvenait pas à galvaniser. Mais c’est révélateur du complexe d’infériorité qui plombe les Français dans les années 1900. Les Anglais sont perçus comme des « maîtres », inégalables, on se demande pourquoi. Leur supériorité tient seulement à la précision de leur technique (mais ça se travaille), et à leur « pattern-weaving », leur jeu de passes, qualifié de dentelle, qui tient, lui aussi, au travail collectif et n’a strictement rien d’inégalable. Mais la faiblesse du football français des années 1900 tient à l’absence de formation et d’entraînement.

Il est vrai cependant qu’Allemane, dès 1907, n’est plus le même qu’en 1904 : on le dit sur le déclin, on relève même, après la défaite de 1908 face aux Belges (1-2), qu’« il faut songer à son remplacement » — ce sera sa dernière sélection, car Allemane, bien évidemment n’avait pas mis à exécution sa menace d’arrêter le football ; en décembre de la même année, on lit : « Beaucoup trouvent sa présence déplacée dans une équipe de sélection, le trouvant trop lourd ». Les critiques sont féroces, déjà ! Bien qu’ayant décidé de continuer à jouer au football, mais dans des clubs plus modestes, comme le CASG, qui évolue en deuxième série, Allemane est, effectivement, sur le déclin : « est-ce que le vieux Pierre rejouera cette année ? » s’interroge-t-on. Il n’a que 27 ans !

Sept fois capitaine

La crise personnelle d’Allemane se double de la crise plus générale que traverse le football français, à la suite de la démission de la FIFA, qui entraîne des conséquences insoupçonnées, et détruira, à terme, l’USFSA, la fédération fondatrice du football en France, qui ne l’a pas vu venir. Allemane s’arrête donc au bout d’à peine 7 sélections (sur un total de 12, pour l’USFSA, entre 1904 et 1908) : 3 victoires, quand même (Suisse 1905 et 1908, Belgique 1906), mais 4 défaites, dont surtout les 0-15 et 0-12 infligés par les Anglais, qui sont responsables de la crise morale vécue par Allemane. Toutes les sept au poste de demi-centre, qui n’est pas celui de ses débuts, théoriquement plus offensif, plus central surtout, car Allemane n’est pas un meneur de jeu, techniquement parlant ; les sept fois, Allemane est le capitaine, son ascendant, par contre, est évident.

En 1909 donc, le football français se déchire, et Allemane quitte le Racing. Est-ce un hasard ? Le club doyen se veut « chic » et fidèle à l’amateurisme, Allemane, qui est son pilier depuis déjà 8 ans, fait tache, puisqu’il monnaye clairement ses services, à gauche et à droite, et n’hésite pas à revêtir d’autres maillots ! Son ex-coéquipier du Club Français Charles Dizy raconte dans « Football » l’anecdote ahurissante qui suit : « Le jour du match arrive ; Allemane part avec nous, se déshabille avec nous, et commence à s’entraîner sur un but avec le maillot du Club Français. Nous étions rassurés (des bruits de départ pour le Racing circulaient), mais voilà que l’arbitre siffle le commencement de la partie, et que voyons-nous ? Notre camarade enlève sa chemise rose et noire (couleurs du Club Français) pour apparaître avec les couleurs du Racing, en disant tout simplement qu’il jouait contre nous ! Nous dûmes en passer par là ; et succombâmes à dix devant les ciel et blanc. Charmant, n’est-ce pas ? »

Le club des banquiers

Le Racing s’est rangé du côté de l’USFSA et de son rigorisme : Allemane n’avait plus rien à y faire, ce qui peut expliquer son passage au CASG, qui, sportivement, n’avait aucune ambition, mais était le club des « banquiers », où Allemane avait ses intérêts. Pour autant, pas question de « trahir » en rejoignant le CFI, mais il n’apparaîtra pas dans les équipes que l’USFSA alignera, hors FIFA, et sous la bannière de l’éphémère rivale de celle-ci, l’UIAFA, entre 1909 et 1912. Il n’a pas non plus joué le tournoi olympique de 1908, ce qui lui a évité une humiliation sans doute pire que celle si mal vécue face aux Anglais, puisqu’elle a exposé l’équipe de France à perdre 17 buts à 1 face aux Danois ! A-t-il refusé cette sélection ? On ne le saura jamais, mais en tous cas, il a évité le pire !

En 1914, Allemane « a plutôt tendance à former de jeunes joueurs et à devenir entraîneur et manager », dit La Vie au Grand Air, au sein de l’USA Clichy, ce qui implique qu’il a quitté le CASG. Le Miroir des Sports, en 1922, dit à son propos : « incarna pendant toute une génération le type du footballeur français. Il fut un capitaine idéal, possédant à fond la technique et la pratique du jeu, admirablement aidé par des moyens physiques formidables, sans toutefois manquer de souplesse. Il était vraiment le pilier de l’équipe ». Difficile de trouver mieux, comme compliment ! Pour autant, cela signifie-t-il que Pierre Allemane était un joueur de réelle classe internationale ?

Agent de change à la Bourse de Paris

Allemane fait la guerre de 14-18 dans l’artillerie, il reçoit la Croix de guerre et a la chance d’en sortir indemne. Il restera attaché à l’artillerie, sera nommé lieutenant en 1922, et encore affecté à un bataillon de réservistes en 1933, à 50 ans passés ! Agent de change à la Bourse de Paris, il jouit alors d’une position sociale avantageuse, et ne s’implique plus dans le football. Il se retirera, le moment de la retraite venu, dans un tout petit village de l’Aisne (600 habitants dans les années 50), Autreville, où il décèdera le 24 mai 1956.

[1le deuxième de l’histoire, le premier étant Fernand Canelle

Entre 1904 et 1919, 128 internationaux ont porté au moins une fois le maillot de l’équipe de France. Si leur carrière internationale est la plupart du temps anecdotique, leur vie est souvent romanesque.

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