Le contexte
En 1982, la guerre froide menace fortement de se réchauffer : aux Etats-Unis, Reagan est clairement belliciste, et l’agonie de Brejnev ouvre une zone d’incertitude en URSS. Dans l’Atlantique sud, l’Argentine vient de perdre la guerre des Malouines contre l’Angleterre, condamnant la junte à court terme. Quant à la France et l’Allemagne, le souvenir de l’occupation des premiers par les seconds est encore frais : 37 ans seulement séparent les deux périodes, soit un peu plus que de 1982 à aujourd’hui.
D’autre part, les Bleus restent sur un cinglant 1-4 concédé en novembre 1980 à Hanovre : ce jour-là, l’équipe de Platini n’a pas pesé lourd face aux champions d’Europe Kaltz, Hrubesch et Rummenigge, qui allait être désigné Ballon d’Or quelques semaines plus tard.
Le début de Mundial de la RFA a été marqué par une défaite humiliante face à une très belle sélection algérienne, et par une victoire honteuse (car arrangée) sur l’Autriche par le seul score qui qualifiait les deux protagonistes (1-0). Le second tour a été un peu mieux, avec un nul contre l’Angleterre (0-0) et une victoire logique sur une Espagne faisant peine à voir (2-1).
De leur côté, les Bleus aussi sont montés en puissance après un début complètement raté contre l’Angleterre (1-3) et un premier tour brouillon. La complémentarité du trio Tigana-Giresse-Genghini face à l’Autriche s’est affirmée avec le retour de Platini contre l’Irlande du Nord (4-1), ouvrant la voie au carré magique.
Le match
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L’équipe allemande s’articule autour d’un milieu assez hétéroclite composé de Dremmler, Briegel, de l’expérimenté Magath et du has been Breitner. En attaque, le jeune et rapide Littbarski est associé au vieux buteur (33 ans) Klaus Fischer. Derrière, c’est du solide avec une charnière Stielike-Karlheinz Förster avec sur les côtés Bernd Förster et le brillant Manfred Kaltz.
Les Bleus reconduisent le 4-4-2 aligné contre l’Irlande du Nord avec une défense centrale Janvion-Trésor, Bossis passant à droite et Amoros à gauche. Au milieu, c’est le carré magique Tigana-Genghini-Giresse et Platini et devant, Didier Six est associé à Rocheteau à la place de Soler.
Un jeu très fluide tourné vers l’attaque
Ce qui saute aux yeux, à une trentaine d’années de distance, c’est le jeu très fluide, avec du temps pour les contrôles favorisé par un pressing relâché au milieu de terrain. Les Français jouent en passes courtes redoublées, un peu comme Barcelone aujourd’hui, des passes toujours orientées vers l’avant (la marque des années Hidalgo) alors qu’à l’époque la passe en retrait au gardien était autorisée.
Max Bossis et Manuel Amoros participent beaucoup au jeu offensif, Didier Six redescend très bas pour défendre pendant le premier quart d’heure, Dominique Rocheteau presse haut. En défense centrale, Marius Trésor et Gérard Janvion supportent l’impact physique des Allemands après un premier quart d’heure délicat (tir sur la barre de Littbarki puis but du même après un tir de Fischer repoussé par Ettori). Au milieu, Tigana va littéralement faire exploser Briegel, pourtant ancien décathlonien, qui laissera ses poumons sur la pelouse de Sanchez-Pizjuan. Quant au jeu de Giresse et de Platini, il est très agréable à revoir : clair, précis, imprévisible, fait d’accélérations et de changements de direction.
Très vite, la tension est palpable, avec un grand nombre de fautes des deux côtés, notamment entre Genghini et Kaltz. Le gardien Harald Schumacher fait un bon début de match, puis devient très nerveux après le pénalty égalisateur de Platini (27e) : il commet trois intimidations coup sur coup sur Platini, Amoros et Six, sans que l’arbitre ne lui dise rien. Giresse est averti pour contestation après faute de main, et Genghini pour un tacle appuyé sur Kaltz, qui lui rend bien vingt kilos.
Les Allemands boivent la tasse
A la reprise, Platini fait signe au banc pour demander un changement. Celui-ci interviendra cinq minutes plus tard, Genghini laissant sa place à Battiston. La faute de Schumacher sur Battiston (lire l’article Trois blessés qui ont (peut-être) changé l’histoire), qui donnerait lieu aujourd’hui à un pénalty et une expulsion, est devenue si célèbre qu’elle a complètement cannibalisé cette deuxième période, la seule sans but de tout le match. Et pourtant, c’est à ce moment que l’équipe de France hisse son niveau de jeu à des sommets.
En ce début de période, les Allemands boivent la tasse : les Bleus interceptent tous les ballons au milieu et lancent des contres perforants, comme Tigana qui sert un Platini hors jeu de quelques centimètres, puis Rocheteau qui marque suite à une interception d’Amoros et une passe longue de Giresse, but refusé pour une faute très peu évidente sur Bernd Forster. Deux minutes plus tard, Platini traverse la défense mais son tir passe au-dessus.
Après la sortie de Battiston, Christian Lopez, libéro de métier, entre au milieu (il place une bonne tête à la 64e), Amoros glisse à droite et Bossis passe à gauche pendant quelques minutes. A la 66e, Trésor place un tacle monstrueux, les deux pieds en avant sur Kaltz qu’il aurait pu couper en deux. La domination française est totale, les Allemands n’arrivent plus à sortir, mais rien ne passe : la rentrée de Lopez a déséquilibré le milieu français, le Stéphanois ne sachant trop où se mettre sur le terrain.
Si Amoros...
Quant à Didier Six, son manque de complémentarité avec Rocheteau est flagrant, comme sur un long centre où les deux attaquants se gênent à la réception au second poteau Dommage qu’Hidalgo ait préféré l’attaquant de Stuttgart à Gérard Soler, excellent depuis le début du Mundial (et qui était remplaçant). A la 89e, une action de toute beauté part d’Amoros, puis passe par Janvion, Platini, Trésor, Tigana, Six, Tigana, Giresse, Platini de la gauche vers la droite et retour à Amoros à gauche dont la frappe des 25 mètres frappe la barre de Schumacher battu.
Et Ettori alors ? Très critiqué depuis le début du Mundial, le gardien monégasque se montre enfin à son avantage, notamment sur une frappe croisée de Dremmler puis sur un tir de Breitner repoussé sur Fischer suite à une perte de balle de Tigana dans l’axe. On se dit alors que ça va être son match, que lui aussi est en progrès. C’est prendre ses désirs pour des réalités.
L’accélération de l’histoire
La prolongation arrive et l’histoire s’emballe. Les vannes sont ouvertes, et alors que les deux équipes semblent épuisées, les Français obtiennent un coup-franc côté droit de la surface pour une obstruction très douteuse sur Platini. Giresse le tire, et Trésor démarqué au point de pénalty claque une reprise fulgurante sous la barre de Schumacher qui n’a pas bougé. A 2-1, les Bleus volent, et sur un contre de Platini côté droit, le ballon traverse la surface, arrive à Six qui sert Giresse dont la frappe sèche de l’extérieur du droit heurte l’intérieur du poteau : 3-1. Trop tôt.
Il reste alors vingt et une minutes à jouer et si les Bleus avaient pu tenir au moins jusqu’au changement de côté, peut-être le match ne leur aurait pas échappé. Mais Rummenigge est entré après le but de Trésor et le Ballon d’or place des accélérations meurtrières. Il encourage ses coéquipiers, les pousse, marque rapidement sur une action émaillée de fautes (voir ci-dessous) et renverse à lui tout seul le cours de la rencontre.
Les nerfs à vif
Ce but du 3-2 casse le moral des Français qui, épuisés nerveusement et physiquement n’y sont plus. Les Allemands, au contraire, reprennent l’ascendant comme dans le premier quart d’heure et gagnent tous les duels, comme si leur long passage à vide de la deuxième période les avait économisés. Et puis ils n’ont plus rien à perdre maintenant, et c’est un miracle si après l’égalisation de Fischer ils ne marquent pas un quatrième but définitif.
La séance de tirs au but est si amère qu’il n’est pas facile de la raconter. Les curieuses pirouettes d’Ettori, qui ne se jette qu’une fois sur le tir de Stielike et qu’il arrête, alors que Breitner a réussi une panenka. Le tir manqué de Six alors que le réalisateur cadre le visage de Stielike en larmes dans les bras de Littbarki, après que Schumacher l’ait littéralement jeté hors de la surface. Et pour finir, Bossis qui échoue à son tour.
La séquence souvenir
102ème : les Bleus mènent 3-1 depuis trois minutes et ils en oublient toute prudence. Déjà, une première alerte, centre de Forster repris de la tête par Fischer derrière Janvion, but refusé pour un hors-jeu douteux. Alors ils attaquent encore, avec un coup franc à 25 mètres plein axe tiré par Platini sur Schumacher. Bossis récupère à droite, donne à Rocheteau qui fait tourner en retrait sur Giresse, puis encore Bossis, Tigana, Giresse, Platini sur le côté droit, le centre est dégagé par Kaltz mais récupéré par Giresse à 20 mètres côté droit. Le Bordelais est taclé par derrière par Forster, Tigana récupère, remet à Bossis en retrait.
Pendant ce temps Giresse se tord de douleur, Rocheteau se penche au-dessus de lui et au lieu de mettre le ballon en touche, Platini récupère le long de la ligne, marche sur le ballon récupéré par Stielike qui lance le contre avec Breitner. Stielike encore arrache le ballon dans les pieds de Bossis dans le rond central d’un tacle les deux pieds en avant, Rummenigge s’appuie sur Littbarski côté gauche, passe à Stielike qui redonne à Littbaski dont le centre aux six mètres est repris en extension de l’extérieur du pied par Rummenigge coincé entre Janvion et Ettori. 3-2. Le match a basculé, les Bleus lâchent mentalement.
Le Bleu du match
Il faudrait les citer tous, sauf peut-être Genghini, Six et Ettori, un ton en dessous. Mais c’est Max Bossis que l’on retiendra, tant le Nantais a sorti, dans une position d’arrière droit inhabituelle pour lui, un match extraordinaire. Ne perdant quasiment aucun ballon derrière, se permettant des sorties au milieu de plusieurs adversaires, soignant toujours la relance, ratissant des ballons au milieu de terrain et participant dès que possible aux innombrables attaques françaises, on ne pouvait décemment lui demander plus.
Il faudra attendre seize ans et Lilian Thuram contre le Brésil pour revoir un pareil match d’un arrière latéral. D’ailleurs, comme le Guadeloupéen, Bossis finira sa carrière en défense centrale où il sera irréprochable. L’histoire a d’ailleurs rapidement oublié qu’il a manqué le dernier tir au but français, alors qu’elle a retenu le nom de Didier Six, comme elle retiendra ceux de David Ginola ou de Nicolas Anelka.
L’adversaire à surveiller
Karl-Heinz Rummenigge. Remplaçant au coup d’envoi à cause d’un claquage à la cuisse, le Ballon d’or 1980 et 1981 entre juste avant le troisième but français, à la 97ème minute. Avec Klaus Fischer, Pierre Littbarski et Horst Hrubesch, il est le quatrième attaquant allemand sur la pelouse, et pas le plus maladroit. C’est lui qui construit l’offensive de la 102ème minute et relance une sélection à la dérive avec son cinquième but dans la compétition. Le 4-2-4 allemand désorganise complètement la défense française pourtant renforcée par Christian Lopez. Lors de la séance des tirs au but, Rummenigge tire le dernier de la série de cinq. S’il le manque, la France est en finale. Autant croire au Père Noël. KHR loge le ballon dans le coin gauche des cages d’Ettori. Et c’est l’affreux Horst Hrubesch qui finira le travail après l’échec de Max Bossis. Rummenigge aura sa finale de coupe du monde. Pas Platini.
La petite phrase
Signée Horst Hrubesch : « Une heure avant le match, quand j’ai ouvert la porte de mon armoire dans le vestiaire, j’ai vu une photo de Jésus collée dessus. Je me suis alors arrêté en plein mouvement et j’ai dit tout bas à mes coéquipiers : Les gars, je crois qu’il ne peut rien nous arriver de fâcheux ce soir. »
La fin de l’histoire
Pyrrhus n’était pas un sélectionneur allemand de la fin du XXème siècle, mais un roi grec du IIIème siècle avant JC. Pourtant, la victoire de la RFA sur la France allait contribuer au déclin de la plus puissante sélection européenne de l’époque. Avant Séville, la RFA avait remporté l’Euro italien de 1980, s’était inclinée en finale de la coupe d’Europe des nations en 1976, et avait réussi un très beau doublé coupe d’Europe 72 - coupe du monde 74. Auparavant, elle avait frôlé la qualification pour la finale du Mundial 70 (dans des conditions semblables à celles de Séville, face à l’Italie) et ne s’était inclinée qu’en prolongations lors de l’édition 66. Enfin, elle avait remporté la coupe du monde 1954 face à la meilleure équipe du monde, la Hongrie de Puskas.
Après Séville, l’hégémonie dura encore une quinzaine d’années, mais avec beaucoup de déconvenues : finales mondiales perdues en 1982 et 1986 (les deux fois après avoir sorti les Bleus en demie), échecs successifs à l’Euro 84 (premier tour), 88 (demi-finale) et 92 (finale), en partie compensés par un nouveau titre mondial en 1990 et un Euro remporté en Angleterre en 1996. Jusqu’en 2014, c’est le calme plat côté palmarès, avec deux nouvelles finales perdues en 2002 et en 2008. Depuis 1982, l’Allemagne a perdu cinq finales sur huit, alors qu’elle en avait remporté quatre sur six auparavant. Mais la victoire à Rio en 2014, confirmée par un Euro 2016 de bonne facture et la Coupe des confédérations 2017 semble amorcer une nouvelle ère de domination.
On a souvent dit que Séville avait préparé le renversement victorieux de la France face au Portugal en prolongations lors de l’Euro 84 à Marseille. C’est très probable, surtout quand on repense à la façon dont les Bleus ont arraché le ballon des pieds portugais pour égaliser tout d’abord et prendre l’avantage, le tout dans les six dernières minutes.
Dans une moindre mesure, la victoire surprise contre un Brésil pourtant supérieur à Guadalajara en 1986 est aussi une fille de Séville. Bousculés, dominés, les Bleus ont su faire le dos rond et attirer la chance comme l’avaient fait les Allemands quatorze ans plus tôt. Et comme ils le referaient quatre jours plus tard...